Émile Pouget

Patron assassin

Le Père Peinard
04/06/1893

date de publication : 04/06/1893
mise en ligne : 03/09/2006
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Qu’un patron tue des prolos, c’est chose bougrement commune, nom de dieu ! Seulement la main du criminel est souvent si cachée sous tous les flaflas et les préjugés de la garce de la société actuelle, que les bons bougres ne voient pas d’où est parti le coup.

Dans le crime dont je vas jaspiner, y a foutre pas d’erreur possible : la griffe du singe s’y voit clairement, et – mille dieux- le bandit ne s’est pas contenté d’une victime, -il s’est payé la paire !

Voici l’histoire : L’autre jour, on a pêché dans le canal de la Haute –Seine, à côté de la chapelle Saint-Luc, à deux kilomètres de Troyes, les cadavres de deux gosselines de 17 ans.
Avant de se foutre à l’eau, les pauvrettes s’étaient liées l’une à l’autre avec leurs tabliers ; puis, peut-être pour ne pas se voir mourir l’une l’autre, elles s’étaient bandées les yeux.
Ça fait, oup ! elles ont piqué un plongeon dans le canal.
S’escoffier à 17 ans, quand on est gentillettes et que l’avenir vous fait des mamours, c’est bougrement terrible !
L’une des deux gosselines se nommait Octavie Dupont ; elle perchait chez sa tante à Troyes. Le médecin légiste qui l’a examinée l’a trouvée enceinte de deux mois (on ne lui connaissait pourtant aucun amoureux)
Sa copine s’appelait Marie Renaud et habitait chez sa mère, rue d’Auxerre.

Turellement, c’est leur singe qui les a poussées au suicide. C’est pas lui qui les a bâillonnées et foutues à l’eau, mais c’est tout comme…
Il est aussi coupable que s’il les avait noyées de ses mains. 

Ce jean-foutre est un nommé Oscar Hirlet, fabricant de bonneterie rue de l’Ouest, à Sainte Savine. De même que la plupart des exploiteurs, cette crapule pratique le droit de cuissage en grande largeur.
Octavie Dupont y avait passé… Et quand, un beau jour, elle déclara à ce porc qu’elle était enceinte de son fit, il se foutit à rigoler et l’envoya paître.
La pauvrette raconta la chose tout au long à Marie Renaux, lui conseillant de se méfier, car un de ces quatre matins, c’est à elle que le patron s’en prendrait. Fallait pas qu’elle se croye plus à l’abri que les autres.
Ça arriva, nom de dieu !

Le cochon Hirlet attira Marie dans un coin des magasins, lui sauta dessus, cherchant à la culbuter et à la trousser. La petite bougresse montra ses griffes, et comme elle commençait à brailler, le salaud lâcha prise sans être arrivé à ses fins, crainte d’attirer du monde.

Le bandit rogne durement d’avoir raté son coup, c’est rien de le dire ! Pour se venger il était tout le temps sur le poil de Marie, lui cherchant pouille pour des bricoles et, à plusieurs reprises, il lui fit recommencer son travail. Voyant qu’elle ne s’amadouait pas, il la foutit à la porte.

Ce jour-là, la gosse rentra comme à l’habitude déjeuner chez sa mère, ne dit rien de ses ennuis, et avant de décaniller, elle se fit un bouquet.

Quand Octavie sut que sa copine était saquée, elle voulu fiche en plan l’atelier ; ses campagnes la sermonnèrent et elle finit la journée.

Le soir, à la sortie, les deux pauvrettes se trouvèrent et, bras dessus, bras dessous, s’en allèrent à la campagne. Une partie de la nuit, elles lambinèrent au bord du canal.

Puis, à se voir les victimes de ce singe ; à se dire que ce que l’une avait subi, ce que l’autre avait évité, il leur faudrait l’endurer demain et après…, ça leur tourna la boule.

L’horreur de vivre esclaves, de servir de matelas à leur exploiteur leur vint – horreur si forte qu’elles préférèrent en finir illico que de vivre cette garce de vie. 

L’idée ne leur vint pas de se rebiffer contre leur triste sort. Pourtant, puisqu’elles avaient soupé de l’existence, ça leur aurait guère coûté de se rendre un brin utile à leurs copines d’atelier.

Si elles avaient été relancer le singe, que kif-kif des tigresses, elles lui eussent sauté au gaviot, l’eussent griffé, écorché, mordu, - quel riche exemple !

Mille marmites, m’est avis que le sale porc eut ensuite hésité à violer ses ouvrières.

Après s’être chiquement revanchées, les deux copines auraient pu aller boire leur dernier bouillon, - du moins elles seraient mortes le cœur gai.

Mais ouai, ce que je dégoise là est contradictoire ! On fait l’un ou l’autre, mais pas les deux.

Quand on est résigné, quand on n’a pas le nerf de ruer dans les brancards, on sen va à la mort tout doucettement, - comme y sont allées Marie et Octavie.

Au contraire, quand on a envie de bouffer une fesse à son ennemi et bourreau, on y va dare-dare, et on ne songe pas à se détruire.

Cette triste fin des deux pauvrettes a bougrement émotionné le populo de Troyes.


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