Marie-Victoire Louis

L'absence de discrimination suffit-elle à fonder l'égalité ?

La lettre de l'AVFT1
N°4 nouvelle série Automne 1994

date de rédaction : 01/07/1994
date de publication : 01/09/1994
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Il est courant d'affirmer que, le droit français ne comportant plus de discrimination formelle entre hommes et femmes, l'égalité ne serait plus un enjeu juridique. Elle serait du ressort de l"'idéologie" ou de l"'évolution des mentalités", domaines qui ne concerneraient plus le droit en tant que tel.

Cette problématique de dédouanement du droit est fausse et dangereuse. En effet, des atteintes normatives au principe de l'égalité subsistent. Ainsi, par exemple, en droit civil, les femmes mariées ne peuvent toujours pas transmettre leur nom patronymique à leurs enfants ; en droit du travail, les articles R. 234-9 et R.234-10 comportent toujours des interdictions d'emploi spécifiques aux femmes. Et cette liste n'est pas nécessairement close.
En outre, le droit ne se réduit pas à l'analyse de loi : les conventions collectives et la jurisprudence devraient aussi, à cet égard, être passées au crible d'une analyse sexuée du droit.

 Plus fondamentalement, ce n'est pas parce que le droit français n'inscrit plus de discrimination dans les textes, qu'il n y a plus de problème juridique d'égalité. Tout notre système juridique a été pensé, conceptualisé, mis en oeuvre dans et par une société patriarcale. Aucune branche du droit (civil, pénal, fiscal, du travail, etc.) ne peut être exclue de cette conceptualisation.
Certes, les luttes de femmes ont réussi - avec beaucoup de difficultés et une lenteur extrême - à évacuer les aspects les plus scandaleux... jugés scandaleux, bien moins en regard des atteintes aux droits de la personne que parce que ces discriminations inscrites dans le droit s'opposaient trop visiblement à l'universalisme affiché.

Enfin, le droit français est sans doute celui qui, par sa codification, a le mieux conceptualisé la rupture entre droit de l'homme et droit de la personne, en subsumant la personne de la femme dans celle de l'homme. Aussi, le prendre implicitement comme référent universel, c'est de fait contribuer à maintenir le silence sur l'exclusion et l'appropriation masculine de millions de femmes, qui, elles, sont toujours régies par des lois formellement discriminatoires et hétérogènes, qu'elles soient ex-coloniales, coutumières, religieuses.

 En France, alors que la loi est toujours votée à 95 % par des hommes (ainsi, en matière de législation concernant les violences masculines sur les femmes, ceux-ci sont, sans ambiguïté, à la fois juges et parties), alors que les fondements patriarcaux de notre droit n'ont jamais été structurellement remis en cause, comment peut-on imaginer que les logiques, les pratiques, les normes sexuées qui ont fait l'histoire du droit puissent ne pas être encore présentes ?

L'universalisme affiché du droit est, dans nombre de domaines, porteur de valeurs et de normes sans conteste masculines.
Les classements mis en oeuvre par le droit - notamment la distinction entre "contravention ", "délit" et "crime" - sont porteurs d'une hiérarchie des normes révélatrices de ce qu'une société considère comme "grave".

Les violences sexuelles, dont les auteurs sont dans la quasi-totalité des hommes et les victimes les femmes, n'ont jamais été définies du point de vue des femmes, tandis que le critère - masculin - de la pénétration est le référent pour juger de la gravité de l'agression.

Ainsi, que le viol soit un crime et le proxénétisme "simple" un délit est révélateur d'un système de valeurs qui considère plus grave qu'un homme viole une femme que le fait qu'il vive des revenus des violences sexuelles 2quotidiennement imposées à une ou plusieurs femmes.

Ainsi, le harcèlement sexuel n'a été intégré en tant que délit dans le code pénal qu'après des siècles de pratiques de violences et d'abus sexuels masculins, considérés alors comme un droit (dit "de cuissage") des hommes.

Ainsi, le délit "d'auto-avortement d'une femme sur elle-même" - seul "crime" qui ne concerne que les femmes (que les sénateurs voulaient punir d'une peine de 5 à 10 ans de prison) n'a été supprimé, en catimini, du nouveau Code pénal que le 27 janvier 1993.

Les fondements qui différencient le "droit public" du "droit privé" entérinent une hiérarchie qui pose la prééminence de critères de la défense de l'ordre public sur celle de la défense des droits de la personne. Même si la famille n'est plus nécessairement dans nombre de domaines le critère de référence, c'est au nom des catégories dont elle fut porteuse - notamment la notion de chef de famille ou l'analogie entre femmes et famille - que se perpétuent des catégories idéologiques que le droit reproduit en l'absence même de références explicites à ces notions. Ainsi, les violences au sein de cette structure sont encore très largement considérées comme du ressort du "privé" et donc maintenues hors du champ de l'intervention de la puissance publique, laissant dès lors les femmes sans possibilité d'être effectivement entendues et défendues dans leurs droits et donc d'avoir recours, à égalité avec les hommes, à la règle de droit. Le taux de plaintes pour ces violences classées par le Parquet, nettement supérieur à celui des autres infractions, et leur faible pénalisation ont pour effet de considérablement réduire le nombre et la gravité des plaintes spécifiquement déposées par les femmes.

À cet égard, le nombre de femmes dans la justice n'est qu'un élément parmi d'autres à prendre en compte. Le problème du sexe de la personne qui dit le droit est moins important que celui des catégories d'analyse sexuées - implicites ou non - du droit. La parité, aussi évidente et nécessaire soit-elle, ne saurait être la panacée universelle qui rendrait caduques les critiques des fondements inégalitaires de nos sociétés.

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Notes de bas de page
1 Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail
2 Ajout avril 2003. Le terme "violences sexuelles" a remplacé le terme inapproprié d'"abus" que j'avais alors employé.

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