Louise Debor

Féministes et « féminines »

La Fronde
08/02/1899

date de publication : 08/02/1899
mise en ligne : 03/09/2006
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Il y a quelque coquetterie de la part de Mme Anna Lampérière, à se déclarer antiféministe ; la brochure qu’elle vient de consacrer au Rôle social de la femme, et qui renferme tant de vues excellentes, constitue le meilleur démenti qui soit à la fâcheuse théorie de l’infériorité mentale de la femme.

Nous regrettons de ne pouvoir considérer Mme Anna Lampérière comme tout à fait des nôtres. Mais, malgré des divergences fondamentales, nous nous rencontrons avec elle sur trop de points pour ne pas tenter sur les autres une discussion consciencieuse.

Le féminisme n’est pas, comme ses adversaires feignent de le croire, une opinion passionnée, violenter, belliqueuse, illogique, incohérente et trouble, issue d’une méconnaissance des lois physiologiques qui régissent la nature féminine ; d’une révolte systématique de la femme contre sa destinée naturelle ; d’une revendication des droits à l’exclusion des devoirs ; d’un refus d’obéissance aux lois de solidarité sociale ; d’une infraction à la règle primordiale de tout groupement humain.

Le féminisme se ramène à ce principe absolu : le droit imprescriptible, pour tout être humain, sans distinction de sexe, de vivre et de s’appartenir.

Or, la femme ne vit que du consentement de l’homme, grâce aux ressources qu’il veut bien lui concéder en échange de sa personne ; elle se livre, conscience liée, pour un morceau de pain. Car la sujétion économique a pour conséquence inévitable la sujétion morale. D’une part, les restrictions arbitraires imposées à l’activité de la femme, son exclusion de la plupart des fonctions publiques et rémunératrices ; d’autre part, l’incapacité dont elle est frappée, dans le mariage, constituent une flagrante iniquité.

Le féminisme demande, pour toute femme isolée ou unie à un homme, l’indépendance économique, condition première de l’indépendance morale. Et, afin d’y parvenir, le droit au travail impliquant le libre choix de la fonction, en conformité des aptitudes que la femme se reconnaît à elle-même et pour lesquelles, elle est prête à donner les garanties d’usage ; puis, la libre disposition de son bien et de son salaire.

Tel est, sauf erreur, le principe du féminisme. Il est net et il est juste. En quoi mérite-il qu’on lui impute, comme le fait Mme Lampérière, une « tendance rétrograde », un « libéralisme superficiel », une « niaise vanité », un « emballement irréfléchi » ?

Notre adversaire commence par décréter que nos revendications ne sont pas fondées. Et elle en donne deux sortes de raisons :

- Premièrement, les lois biologiques assignent à la femme son rôle dans la société et lui interdisent de le choisir. Ses organes déterminent sa fonction. Ses facultés, différentes de celles de l’homme, nécessitent la différenciation des emplois, la division du travail social en deux groupes fondamentaux, distincts et complémentaires.

- Secondement, l’ordre social actuellement établi est assez équitable pour ne justifier aucune réforme radicale. La femme jouit, en fait, de toute l’indépendance compatible avec le bon fonctionnement des lois sociologiques. Sa liberté n’est limitée que par les conditions nécessaires du contrat privé - mariage -, et du contrat social. D’ailleurs la liberté de l’homme est soumise à des restrictions identiques ou sensiblement analogues et équivalentes.

La place dont nous disposons ici ne nous permet pas de discuter de la première catégorie d’affirmations ; nous remettons à huitaine l’examen de la seconde.

C’est au nom de la science que Mme Lampérière détermine la place que doit occuper la femme dans l’organisme social. Nous connaissons l’argument tiré de l’insuffisance musculaire et cérébrale, de l’excitabilité nerveuse, de la faiblesse périodique de la femme et enfin de la déchéance temporaire à laquelle la maternité l’expose.

Cet argument ne nous paraît pas décisif et n’autorise pas à invoquer la loi biologique.
On appelle loi le rapport constant, invariable, nécessaire entre deux phénomènes. Or, il n’est point constant que la femme soit trahie par ses muscles, ses nerfs et son cerveau. Depuis la foule des vaillantes anonymes, maçons, portefaix, mineurs - ces mots, ô ironie, n’ayant pas de féminin - jusqu’aux femmes illustres dans l’histoire, la science, ou l’art, de Jeanne d’Arc à Catherine II, de Sophie Germain à Sophie Kovaleswsy, de Madame de Staël à Clémence Royer, de George Sand à George Eliot, que de témoignages victorieux de la vigueur physique et mentale de la femme !

Dès lors, il n’est plus question de rapports nécessaires mais de faits contingents, on n’est pas autorisé à invoquer la loi biologique, ni à rendre un verdict sur les plus audacieux des a priori. Tout au plus peut-on alléguer les indications générales de la complexion féminine, les présomptions physiologiques et en tenir compte sans leur accorder valeur d’absolu.

Pour notre part, et malgré nos expresses réserves, nous attachons à ces « indications générales » l’importance qu’il convient. Mais, puisque rien ne nous y oblige, nous n’admettons pas qu’on dénie à la femme le droit de choisir sa fonction et de conformer sa destinée à ses facultés, aptitudes, tendances, prédilections personnelles.

- La femme est née, dites-vous, pour être épouse et mère. - Autant, et non plus, que l’homme est né pour être époux et père. Elle peut sentir en elle une vocation différente et rendre, en d’autres domaines, d’importants services à la communauté.

- La femme n’est point apte à créer les ressources sociales mais à le[s] dispenser ; elle n’a pas le don créateur, point de « génie ». - Proposition contestable et nous croyons l’avoir démontré. Au surplus, il ne s’agit pas d’avoir du génie, mais de vivre, par le juste emploi de facultés normales. Tous nos « fonctionnaires » masculins ont-ils du génie ?

- La femme doit être l’auxiliaire de l’homme, non sa concurrente. Il serait nuisible au bien commun qu’elle exerçât son activité au détriment de l’activité masculine. - En quoi la concurrence en jupes serait-elle plus incommode que le concurrent en culottes ? D’ailleurs toute fonction vitale s’accomplit au détriment de quelque chose ou de quelqu’un. Direz-vous qu’à cause du pain que je mange, de l’eau que je bois, de l’air que je respire, je spolie la communauté ?

Supprimer les concurrents, c’est supprimer la concurrence. La solution est en effet radicale. Mais cette législation des cavernes ne requiert point de tablettes de marbre.

En d’autres termes, nul, fût-ce une femme, n’a le droit de dire à une femme : « Tu seras éternellement ce que nous voulons que tu sois, sans recours possible. » La nature permet les expériences à l’infini et la loi des lois n’est qu’un processus évolutif, c’est-à-dire une perpétuelle révision en marche. Ne soyons pas plus rigides que la Nature ; laissons la femme tenter des expériences, à ses risques et périls. Les faits accomplis décideront à mesure de sa changeante destinée et la liberté corrigera les erreurs de la liberté.

Nous voilà bien loin de Mme Lampérière qui ne reconnaît qu’une seule fonction rationnelle propre à assurer son bien particulier et le bien général : « Faire de la femme, dans le grand sens du mot, la ‘ménagère’, ménagère individuelle et ménagère sociale, collaboratrice et non pas concurrente de l’homme ; la mettre à même, sans sortir de ce rôle, de pourvoir à ses propres besoins si elle est isolée, à ceux de ses enfants si le p ère lui manque ; telle est, disions-nous, la position naturelle de la question féminine ».

Pour le moment, accordons-nous sur ceci qu’il est bon que le rôle de « ménagère », de dispensatrice de ressources, soit dévolu à la femme dans le mariage - ce qui n’exclut point, d’ailleurs, un emploi plus large de son activité. 

Mais si vous refusez à la femme isolée - célibataire ou veuve - les fonctions lucratives organisées au profit des hommes, quels moyens d’existence lui accorderez-vous ? Mme Lampérière nous dit qu’on instituera des « ménagères sociales » et des «mères suppléantes » sans nous arrêter sur l’étrangeté de cette maternité forcée, considérons que cela est bien vague, - car nous ne voyons pas distinctement en quoi ces emplois consisteront ; que cela est bien lointain et aléatoire, - car tout reste à faire et on connaît la célérité de nos législateurs ; que cela est bien restreint et donne à craindre l’écrasement terrible de la concurrence.
Sont-ce vraiment les féministes qui poursuivent une fallacieuse chimère ?

Nous avons trop insisté sur ce qui nous sépare de Mme Lampérière pour ne pas indiquer maintenant ce qui nous réunit.
Oui, la fonction de « ménagère » - si nous refusons à y voir l’unique fonction qui convienne aux femmes est du moins celle qui, jusqu’ici, convient le mieux à l’immense majorité d’entre elles. Et il est désirable, ajoutons-nous, qu’aucune femme n’y demeure étrangère, quel que soit le mode d’existence par elle adopté, et à quelque profession qu’elle s’adonne.

Pour tous les bons esprits, il est entendu que cette fonction n’est à aucun degré vulgaire, médiocre, dégradante. Elle requiert l’emploi des plus heureuses facultés intellectuelles et s’accommode de la plus haute conception du devoir social. Elle n’atteint point la femme [en ?] son « éminente dignité ».

Donc, nous disons avec Mme Lampérière qu’il y a lieu de favoriser le développement de la femme dans le sens de ses plus claires obligations ; d’agir sur sa « mentalité » en élargissant son horizon ; en combattant sa propension au « sentiment », en fortifiant son jugement et sa raison, en lui donnant de bonnes habitudes intellectuelles qui modifieront certains états d’esprit rectifieront certaines erreurs regrettables.

Il reste à fonder un système d’éducation féminine à la fois libéral et pratique qui permette à la femme des incursions dans tous les domaines, mais l’attire au foyer. Doter les générations nouvelles « d’artistes en vies humaines », telle est bien l’œuvre commune à laquelle doivent concourir « féminines » et « féministes ».
On s’entendra ensuite sur l’étiquette.


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