Louis de Gramont

Filles - mères

La Fronde
09/06/1898

date de publication : 09/06/1898
mise en ligne : 03/09/2006
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Nous tenons à reproduire en entier le très remarquable article de M. Louis de Gramont paru dans l’Eclair d’hier matin. Les abus tant de fois signalée par les féministes sont pris en considération par l’homme de grande valeur qu’est M. de Gramont.
Nous éprouvons une réelle et bien légitime satisfaction.

Certes, M. le président Magnaud1 et ses collègues du tribunal de Château-Thierry viennent de faire de la bonne et utile besogne. Par le jugement qu’ils ont prononcé en faveur d’une jeune femme coupable de légères violences à l’égard d’un amant qui l’avait abandonné après l’avoir rendue mère ; le minimum de la peine, un franc d’amende, avec le bénéfice de la loi du sursis ; et surtout par les considérants d’une haute portée philosophique et morale dont ils ont accompagné cette condamnation bénigne, qui équivaut à un acquittement ; par l’énergie avec laquelle ils ont flétri le séducteur et signalé les lacunes de nos lois, ils ont forcé l’opinion et toute la presse à s’occuper d’une des plus odieuses iniquités du Code, celle que consacre l’article 340. 2   

Seuls, quelques journaux - qui, grands admirateurs et défenseurs jurés de la société actuelle, semblent ignorer la pitié et, parfois, ne pas douter que le christianisme « a eu lieu » - se déclarent scandalisés du nouveau jugement de Château-Thierry et proclament que tout est pour le mieux dans la meilleure des civilisations possibles.

Rendons hommage au Temps. Déjà, lors des discussions soulevées par l’acquittement de Louise Ménard, il s’était prononcé nettement dans le sens de la générosité3. Cette fois encore, il approuve le nouveau jugement rendu par M. Paul Magnaud.

Notre confrère cependant n’est pas précisément un organe démagogique, outrancier ; il ne rêve pas de bouleversement social ; et les théories anarchistes ont rarement trouvé un accueil favorable dans ses colonnes. Aussi, est-ce en des termes extrêmement mesurés qu’il s’exprime : « L’opinion publique, dit-il, a certainement évolué ces dernières années. Sans cesser complètement d’inquiéter de très honnêtes gens, un peu timorés, le principe de recherche de paternité n’est plus l’épouvantail qu’il était autrefois. Des projets en ce sens ont été déposés au Parlement, non pas seulement par des esprits chimériques, mais par des hommes de sens rassis et appartenant aux partis modérés… Il est clair que le nœud du problème est de se garder, par horreur du mal, de tomber dans un pire. La loi ne doit pas ouvrir le champ aux scandales injustifiés, ni aux tentatives de chantage… Il s’agit de faire œuvre modeste mais pratique. Dans l’état actuel des choses, une fille-mère n’a aucun moyen de contraindre son séducteur à contribuer aux frais d’entretien de son enfant, qui, après tout, est le leur, à tous deux. Si ses ressources sont insuffisantes, la pauvre femme n’a le choix qu’entre l’infanticide et le recours à l’Assistance publique. Est-ce juste ? Est-ce humain ? La législation française est à peu près la seule qui l’admette encore dans le monde civilisé. ».

Il touche en passant à l’objection favorite des adversaires de toute réforme en cette matière. On croit - ou on feint de croire - que, si la responsabilité paternelle à l’égard des enfants était admise, la première fille venue, fût-ce une meunière du Moulin-Rouge ou une hamadryade du jardin de Paris, lorsqu’elle se verrait enceinte, pourrait désigner qui bon lui semblerait comme l’auteur de sa grossesse et, le traînant devant les tribunaux, lui réclamer la sérieuse indemnité. 
Devant de pareilles sornettes, il n’y a qu’à hausser les épaules. L’exemple de ce qui se passait autrefois dans notre pays (on sait que l’ancien droit français admettait les plaintes en gravidation4) et ce qui se passe chez les peuples étrangers - puis que notre législation actuelle est sur ce point comme sur tant d’autres, hélas, la plus retardataire, la plus réactionnaire de toutes - suffit à faire justice de ces craintes illusoires - ou mensongères.

Ce qui leur a permis de se manifester et de trouver des défenseurs, c’est la jésuitique habileté avec laquelle a été rédigé l’article 340 : « La recherche de paternité, dit-il, est interdite ». Il semble qu’il ait seulement voulu éviter « le scandale et le chantage », sauvegarder les mystères de la vie privée, empêcher qu’on ne se « livre à une véritable inquisition » sous prétexte d’établir des paternités plus que douteuses, impossibles à démontrer.  

Mais il n’en est pas ainsi. Grâce à cet article, les paternités certaines, avérées, proclamées, avouées sont également irresponsables.

Voici le cas qui se présente fréquemment (c’est un peu le cas du Lovelace de Château-- Thierry) : Un jeune homme, une jeune fille se rencontre, se plaisent, s’unissent. Ils se mettent à vivre ensemble, maritalement. La femme devient enceinte, accouche. Le père ne reconnaît pas l’enfant, pour une raison ou une autre (en général, vous savez, c’est parce que les hommes sont lâches) ; mais il ne nie pas la paternité. Il l’atteste au contraire par ses paroles, par ses actes, par sa conduite. En parlant de sa compagne, il dit : « ma femme », en parlant au petit, il dit : « mon enfant ». Il subvient à leurs besoins…Puis, un beau jour, quelques fois après des années, circonvenu par sa famille, attiré par une autre femme, le plus souvent alléché par l’appât d’un mariage d’argent, il abandonne la mère et l’enfant. Et il le peut, la mère n’a rien à lui réclamer, l’homme ne lui doit rien, n’est engagé à rien ; il n’a aucun devoir à remplir envers cet enfant, dont il est évidemment le père et qu’il a reconnue mille fois en fait, mais n’a pas reconnu en droit.

Eh bien, nous disons qu’en pareil cas, l’application de l’article 340 est une monstruosité et une honte.
Il ne faut pas, c’est clair, par crainte d’un mal, tomber dans un pire.
Mais quel pire mal que l’iniquité ?  

***

D’ailleurs, le maintien dans notre code de cet article  - qu’on croit protéger l’ordre social, parce qu’il permet aux beaux-fils appartenant à des familles honorables de mettre à mal les pauvres filles qui leur plaisent et de les lâcher ensuite avec leurs moutards, pour se marier, citadins avec un sac d’écus, paysans avec un champ ou une ferme - en réalité, crée dans la société un péril qui va grandissant chaque jour.

Que peut devenir une malheureuse créature5, délaissée de la sorte, avec la charge d’un enfant, parfois de plusieurs ? Comme l’a très bien dit M. Magnaud, elle est placée « entre le crime et le désespoir » ; delà, tant d’infanticides et de suicides. N’y va-t-il pas de l’intérêt social de restreindre le nombre des suicides et des infanticides ?

Parmi les filles - mères qui ne tuent pas et qui ne se tuent pas, combien, abandonnées à elles-mêmes, n’ont que des ressources insuffisantes pour élever leur enfant, et faute du nécessaire, le voient dépérir et mourir ? La mortalité des enfants naturels est énorme. N’ y va-t-il pas pourtant, de l’intérêt social que le plus d’enfants possibles vivent et poussent, vigoureux ?

Enfin, l’absolue irresponsabilité de l’homme n’est pas étrangère, croyez-le, à la corruption des mœurs. On se lasse d’être éternellement dupe !
Dans les campagnes, dans les milieux simples, les filles continuent de se résigner ; mais dans les grands centres, les villes, beaucoup se révoltent.
Parmi les ouvrières et les petites employées, d’aucunes, ayant été imprudentes, recourent à des manœuvres abortives ; et, l’on en voit d’autres qui, sachant quel sort attend celles qui se laissent séduire, et ayant appris, par des conversations d’ateliers ou de suggestives lectures, qui, si l’homme est indispensable à la procréation, il ne l’est pas à la volupté, se condamnent à la stérilité et vivent, deux à deux, renonçant à l’amour du mâle, pour une suspecte amitié. Qu’elles vivent ainsi, c’est leur affaire. Mais ce n’est pas toute cela qui peut aider à la repopulation.

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Notes de bas de page
1 Note de l’éditrice. Cf, la présentation par Marc Nadaux du président Magnaud, le « bon juge » de Château-Thierry (Aisne),  1887-1906 : Né  le 20 mai 1848 à Bergerac (Dordogne), Paul Magnaud est nommé officiellement le 5 juillet 1887 président du tribunal civil de Château-Thierry. Il était un de ces magistrats de la Belle Époque qui admettait que la société avait une part de responsabilité dans les méfaits de certains individus. Comme il l'avait affirmé lui-même, « le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi ».  Dans les années qui suivent sa nomination, il se fait ainsi remarquer pour ses arrêts, qui sont autant de prise de position dans les débats de société qui agitent l'opinion.

Le juge Magnaud est ainsi à l'origine de l'affaire Louise Ménard. Cette dernière, une fille-mère âgée de vingt-trois ans, vient de voler un pain chez un boulanger de sa localité, Charly-sur-Marne, ce pourquoi elle est convoquée au tribunal de Château-Thierry, le 4 mars 1898. Allant à l'encontre du réquisitoire prononcé par le procureur, le président Magnaud acquitte la prévenue, faisant valoir son état d'absolue nécessité. Suivant son invitation, la jeune fille rejoint son juge après l'audience. Il lui donne alors une pièce de cinq francs, de quoi notamment rembourser le larcin. L'affaire fait grand bruit. La presse parisienne se place du côté du magistrat axonais et Georges Clemenceau lui attribue le surnom de « bon juge «  dans un article de son journal L'Aurore, qui paraît le 14 mars suivant.

Dès lors la célébrité ne va plus quitter le « bon juge de Château-Thierry », d'autant plus que celui-ci continue à officier avec une clémence inusitée. Il acquitte ainsi un jeune mendiant, puis se fait de nouveau remarquer pour ses prises de position féministes. Eulalie Michaud, séduite par un fils de bonne famille, est condamnée à un Franc d'amende pour avoir jeté une pierre dans la rue sur celui qui l'avait abandonnée. Le 24 août 1900, une autre jeune fille est elle aussi mise à l'amende pour le décès de son enfant, à la suite d'un accouchement clandestin. C'est d'ailleurs à Château-Thierry et devant le président Magnaud que plaide pour la première fois Jeanne Chauvin, la première avocate de France.

Fort de cette notoriété, celui-ci est nommé président d'honneur du Congrès de l'Humanité réuni à Paris lors de l'Exposition universelle de 1900. Le « bon juge » préside également le sixième Congrès international d'anthropologie criminelle, qui se réunit à Turin en 1906. Au cours des années écoulées, nombre de reportages lui ont été consacrés, dans La Vie au grand air ou même dans L'Illustration. Dans L'Assiette au Beurre ou dans Le Rire, les caricaturistes ont brocardé le « bon juge ». Celui-ci voit néanmoins se multiplier les cartes postales à son effigie. Il est en effet devenu une des figures populaires de la Belle Époque
http://www.19e.org/personnages/france/M/magnaud.htm

2 Ibid. Dans les attendus du jugement on pouvait lire notamment « qu'à l'audience, l'attitude d'Eulalie Michaud a été excellente et qu'elle a exprimé tous ses regrets de n'avoir pu résister à un mouvement d'emportement déterminé par le spectacle, si pénible pour son coeur de femme et de mère, auquel elle venait d'assister ;  qu'il n'en a pas été de même du plaignant "don Juan de village", qui, au lieu de racheter son odieuse conduite en se montrant très indulgent pour celle à qui il avait promis de donner son nom, a poussé l'infamie jusqu'à tenter de la faire passer pour une fille de mauvaises moeurs, alors que le maire de la commune atteste, au contraire, qu'elle mène une vie des plus régulières ».
3 Ibid. C’est notamment en fonctions de positions féministes, et non pas « généreuses » que le président Magnaud fondait ce jugement. Voici comment, le 21 février 1901, recevant la première femme avocat de France en son prétoire, où elle venait plaider pour un ouvrier gréviste, il l'accueillit : « Une loi très récente confère à la femme le droit de plaider.  Aucun texte d'ailleurs ne s'y opposait auparavant et pour élever une barrière contre un droit qu'un très grand nombre de bons esprits considéraient comme indiscutable, il a fallu recourir à ces subtilités juridiques qui ont le don d'obscurcir les choses les plus claires.  Cette loi ne paraît pas avoir soulevé un complet enthousiasme parmi certains de vos confrères masculins de Paris ou d'ailleurs.  Je tiens à vous dire qu'il n'en a pas été de même du Tribunal de Château-Thierry qui a vivement applaudi comme il applaudira toujours énergiquement à tout acte, toute mesure, tendant à émanciper la femme, et à l'arracher de la sorte aux griffes de l'obscurantisme ainsi que ses enfants, et parfois même leur père par voie de conséquence".  C'est pourquoi, avec l'espoir que les femmes arriveront bientôt aux fonctions judiciaires puisque déjà la Chambre leur accorde l'éligibilité aux Conseils des prud'hommes, le Tribunal de Château-Thierry est heureux de souhaiter la bienvenue à la première femme avocat qui se présente à sa barre surtout lorsque, comme vous, Madame, elle réunit l'intelligence, le savoir et le talent. » Extrait de l’excellente présentation du « bon juge » par M. René Constant, juge de paix à Liège (Belgique)  http://members.chello.be/cr25313/MAGNAUD.htm

4 Ibid. Le terme de « gravidation » n’est pas dans Le Littré. On y trouve le mot « gravide » : « Terme de médecine usité seulement en cette locution : matrice gravide, utérus gravide, utérus qui contient un embryon ou un fœtus par opposition à utérus vide ou hors d’état de grossesse » et de « gravidité » : « Terme de physiologie. État de l’utérus contenant le produit de la fécondation ».
5 Ibid. On peut lire dans La Fronde du 27 mars 1898, cet entrefilet : « L’acquittée de Château-Thierry .Nous sommes heureuses d’annoncer à nos lecteurs que Louise Ménard, acquittée par le tribunal de Château-Thierry, en vertu du jugement si beau et si humainement motivé de M. le président Magnaud, est désormais à l’abri du besoin. Louise Ménard entre à la Fronde, où elle remplira les fonctions d’employée de bureau ».  

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