Dr Madeleine Pelletier

La classe ouvrière et le féminisme

La Suffragiste
Juillet 1912

date de rédaction : 01/07/1912
date de publication : Juillet 1912
mise en ligne : 03/09/2006
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La classe ouvrière sera la dernière à venir au féminisme. C’est dans l’ordre naturel des choses ; l’ignorant ne respecte que la force brutale et on perd du temps à vouloir l’intéresser en lui présentant le spectacle de l’intelligence féminine écrasée par la loi de l’homme.

Si je suis socialiste, c’est parce que j’aime passionnément la justice. Je ne supporte pas que, dès la naissance, on fasse des distinctions entre les individus, élevant celui-là pour diriger et celui-là pour obéir. Je suis que, pour tout, lumières, pouvoir, bien être, soit accessible à tous et que le plus digne soit à la plus haute place.

Mais quant à aimer la classe ouvrière, telle qu’elle est, ah non ! Mille fois non !

Je fais cette profession de foi aux lectrices de « La Suffragiste » parce que je viens de lire un article de Pouget qui j’en suis sûre ne leur plaira pas plus qu’à moi. Le camarade Pouget, un des dirigeants de la CGT parle du syndicat des modistes qui vient de se fonder. Naturellement, il est heureux de ce succès syndicaliste, mais il appréhende l’avenir. Les syndicats féminins, constate-il, n’ont pas de durée, ce sont des « déjeuners de soleil », des «  feux de paille ». Ils se forment sur un événement corporatif quelconque : grève, injustices flagrantes qui a réussi à susciter un moment les indignations. Et puis tout de suite, ils tombent. D’abord, c’est le gros de l’armée qui cesse de venir et ensuite ce sont les militantes elles-mêmes, découragées par l’absence d’adhérents.

Pourquoi en est-il ainsi, M. Pouget le constate : la faute en est au ménage. La journée de travail finie, l’ouvrier est libre, l’ouvrière, elle, ne l’est pas ; il lui faut en sus accomplir sa besogne de ménagère, et alors il ne lui reste plus de temps pour venir au syndicat. Cependant, M. Pouget voudrait qu’elle vienne au syndicat. C’est par le syndicat que les ouvriers ont conquis des salaires qui, bien que faibles, permettent de vivre ; si les ouvrières ne gagnent pas de quoi se suffire, c’est parce qu’elles ne sont pas organisées. Comment donc faire alors ?

Moi, je vous assure que la solution, je l’aurais trouvée tout de suite. J’aurais dit aux ouvriers : Mes chers camarades, lorsque vous êtes seuls à travailler pour entretenir votre ménage, il est juste que votre femme qui ne fait rien prenne soin de l’intérieur. Mais lorsqu’elle travaille du matin au soir comme vous-mêmes, il est de votre devoir strict de l’aider. Elle n’est pas votre servante, mais votre égale, comme vous, il lui faut s’instruire, prendre connaissance des causes, de sa misère, apprendre à se grouper pour se défendre contre le patronat. Il lui faut donc lui en laisser le temps et pour cela prendre votre part de besogne ménagère.

Voilà comment j’aurais résolu le problème et je vous assure que je ne me glorifie pas de ma découverte : pour la faire, point n’est besoin de facultés transcendantes, le sentiment de la justice suffit.

Cependant, cette solution si simple, M. Pouget ne la donne pas. Pensez donc, dire aux ouvriers d’aider leur femme à faire le ménage ; mais ce serait un crime de lèse -masculinité ! Et pour que les femmes puissent aller au syndicat, il demande, devinez quoi…la semaine anglaise. Je ne m’oppose pas à la semaine anglaise, certes. Ce n’est pas trop d’un jour et demi par semaine de repos, l’après midi du samedi et la journée du dimanche pour des gens qui travaillent dix heures par jour, quand ce n’est pas douze heures. Mais en attendant que l’on accorde cette réforme équitable, M. Pouget aurait dû donner aux ouvriers le conseil que je leur donne indirectement.

D’ailleurs, la semaine anglaise serait insuffisante à amener le résultat que M. Pouget désire, à savoir la fréquentation du syndicat par les ouvrières. En une après-midi, on peut laver son parquet, récurer, faire le gros nettoyage, il reste les ravaudages, la cuisine qu’il faut faire tous les jours ; les ouvrières s’apercevront de la demi-journée accordée, mais elle ne les libérera pas assez pour leur permettre de militer.

Mon conseil, lui, s’il était suivi, le leur permettrait ; car outre l’allègement matériel de la besogne, les femmes comprendraient qu’elles aussi sont des êtres humains, des individus sociaux. En voyant leurs maris prendre sa part de travail ménager, elles se diraient qu’il n’est plus un maître, mais un égal ; elles en viendraient alors, comprenant bien qu’enfin on les y convie sincèrement, à faire œuvre de militantes de leur classe. Alors, les syndicats féminins seraient florissants et on verrait du sein de la masse des ouvrières, surgir des militantes énergiques capables de ces élans qui entraînent les camarades.

L’ouvrier qui dénonce l’injustice de la société veut dans la famille continuer d’exercer l’injustice. Esclave du patron, il veut être le maître de sa femme. Heureusement la justice des choses s’exerce ici et elle se charge de le punir. Les femmes, ignorantes, désertent le lendemain le syndicat auquel elles sont allées d’enthousiasme la veille. Et ouvrières ou ménagères, elles restent, bien que leur hostilité soit sourde, les pires adversaires du mouvement ouvrier. Ce sont elles, les vraies tombeuses de grève, elles font plus avec les paroles de découragement qu’elles adressent à leur mari gréviste que les ministres de réaction sociale avec les fusils de leurs régiments.

C’est bien fait, le prolétariat n’a que les femmes qu’il mérite.


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