Daniel Lesueur  *

L’art d’être trompée

La Fronde
04/11/1898

date de publication : 04/11/1898
mise en ligne : 15/11/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Cette fameuse duplicité dont la franchise masculine nous fait un grief légendaire a son bon côté, et les hommes en profitent comme nous allons le voir.

Mais d’abord il ne faudrait pas prendre ce début pour un aveu. J’ai dit « duplicité » en restreignant le mot à son sens étymologique. La duplicité, c’est la qualité de ce qui est double. Or, être double, c’est se mentir à soi-même avant de mentir aux autres. Quand le mensonge lui-même tourne au bénéfice d’autrui et ne dupe que nous, de quel droit se plaindrait-on ?

Les hommes justement nous mentent trop  peu. Ils se donnent si peu de peine pour entretenir nos chères illusions sur leur compte que nous sommes bien obligées, pour leur garder un amour que nous craignons plus qu’eux-mêmes de perdre, de nous raconter à nous-mêmes un tas d’histoires auxquelles nous ne croyons qu’à moitié.

Un joli petit mensonge nous semblerait parfois tellement meilleur qu’une brutale franchise. Nous aurions si envie de l’entendre ! Nous allons quelques fois jusqu’à la suggérer. Et, pour peu qu’on nous le répète avec une intonation câline et juste, nous avons beau l’avoir dicté, nous nous y laissons encore prendre.

Dans sa superbe Médée, le maître Catulle Mendès a exprimé ce genre de duplicité féminine - je tiens au mot car il est juste - par un de ses vers expressifs qui concentrent dans leurs douze pieds tout un abîme psychologique. Ce vers merveilleux, il me hante depuis que je l’ai entendu jaillir des lèvres de la grande Sarah, impétueux et poignant, comme s’il partait du cœur de notre sexe tout entier. C’est au moment où Jason vient de débiter à la femme trahie les protestations et les serments qui doivent donner le change à la malheureuse et la persuader de quitter Corinthe. Il ne l’aime plus, il en adore une autre. Il l’a crié tout à l’heure à l’amante exaspérée. Mais cette exaspération prend une forme inquiétante. Il trouve bon de changer de tactique. Il déclare à Médée qu’elle est toujours la maîtresse de son cœur, que le mariage avec Créuse n’est qu’un acte de haute politique et, qu’une fois, jouée la comédie nécessaire, il lui reviendra plus épris que jamais. En attendant, il faut qu’elle soit plus raisonnable et qu’elle s’en aille bien gentiment.

Vous reconnaissez le procédé masculin. C’est la recette classique pour se débarrasser des crampons. Ce n’est pas, si vous voulez, d’une honnêteté bien rigoureuse. Ça ressemblerait plutôt à ce qu’ion qualifie, chez nous autres, de mensonge - ou pire. Mais ces messieurs ont établi qu’on ne doit pas la vérité aux femmes. Mentir à l’amante, à la maîtresse ou à l’épouse, ce n’est pas mentir.

Ouvrons une parenthèse : Pourquoi le manque de sincérité chez notre sexe devient-il une tare abominable qui stigmatise toutes les filles d’Eve, alors qu’il est une peccadille chez l’autre ? Pourquoi tel homme qui giflerait un ami si celui-ci osait douter de sa parole, se vante-il devant ce même ami des plus cyniques faussetés, du moment qu’il s’agit de tromper une femme ? l’ami l’approuve, l’aide au besoin.
Est-ce l’amour qui rend le mensonge excusable, presque nécessaire et souvent humain ? Alors pourquoi l’un des deux sexes serait-il plus coupable que l’autre d’y avoir recours ?
Avec un peu de logique, on serait bien obligés de convenir que si l’un y est plus autorisé, c’est celui qui, par suite des conventions sociales et morales et contraint à plus de secret dans ses aventures de cœur.

Mais laissons cela. Il y a vraiment trop peu de plaisir à dire des choses qui crèvent les yeux. Et il est bien plus pittoresque d’ériger des axiomes de cette force : 1° Un homme qui ment à une femme ne ment pas. - 2° Une femme qui ment à un homme démontre une fois de plus l’affreuse perfidie de son sexe.

Revenons à Jason. Aussi bien la scène est d’une psychologie admirable et d’une passion souveraine. L’amant parjure reconquiert peu à peu l’amante par l’évocation des voluptés anciennes, par les regards, par les baisers auxquels il sait qu’elle ne résistera pas. Médée ne peut le croire. Mais l’illusion est trop enivrante ! Le doute de son doute glisse avec les caresses jusqu’au cœur de l’amoureuse à travers sa chair frémissante. Le vertige adorable des joies passées et de la douceur présente la fait tomber dans les bras tentateurs dont elle connaît trop bien l’étreinte.
Et c’est alors que gémit cette plainte où passent l’éternelle tendresse et l’éternelle douleur féminines :
«  Menteur, qui m’a reprise, et non persuadée ! … »

Je ne pense pas que dans aucun auditoire, sous n’importe lequel des climats divers où la sublime Sarah promènera les tortures, les douleurs et les terribles magies de Médée, aucune femme puisse entendre ce vers sans tressaillir. Émotion de souvenir ou de pressentiment, réminiscence de ce que nous aurions voulu croire, ou prévision de ce que nous aurons à pardonner - toutes, nous reconnaîtrons le cri de notre âme.

Et n’est-ce pas là le côté touchant de notre duplicité - c’est-à-dire de cette faculté, plus vivre chez la femme que chez l’homme, de transformer en des réalités mentales, les subterfuges de l’imagination ?

Au fond, nos mensonges sont moins pervers que ceux de nos compagnons d’existence. Car nous ne mentons jamais « à froid », avec la distincte vision du faux et du vrai. Une légère chaleur de création nous monte au cerveau quand nous ne sommes réduites - extrémité fâcheuse ! - à inventer quelque conte bleu. Ce que nous racontons nous apparaît aussitôt. Nous l’avons vu, nous y étions. Nous ne comprenons pas qu’on en doute, lorsque, au bout d’un instant, nous n’en doutons plus nous-mêmes.

Le pommier dont notre première mère a si imprudemment goûté le fruit devait avoir été transplanté des bords de la Garonne.
Mais n’a-t-on pas raison, tout en souriant de l’exubérance gasconne ou marseillaise, de n’avoir jamais attribué de perfidie, de noire traîtrise à nos Méridionaux ?

Ces aimables imaginatifs, qui disent si peu la vérité, ne sont pas une race menteuse. On peut se défier de leur parole, on ne la méprisera pas. La bassesse native de l’astuce n’a rien à voir avec la sensibilité excitable qui les rend dupes de leurs propres mots et de leurs propres songes.

Le vrai menteur n’est jamais trompé par ce qu’il dit. Encore moins par ce que disent les autres.

Or, la femme est tellement dominée par des nécessités de sentiment, qu’elle se prête de toute son âme à l’illusion, quand cette illusion est conforme à ses désirs. Elle combat sa propre finesse, pour ne pas voir ce qui lui serait souffrance.

Elle possède l’art de tromper -ce qui est humain - mais elle possède aussi ce que j’appellerai « l’art d’être trompée ». Et cela, c’est exclusivement féminin.
Elle prête la main à l’erreur quand cette erreur lui est douce. Elle aime le mot pour le mot, et la caresse pour la caresse, - alors même que ce mot la déçoit et que cette caresse lui coûtera des larmes. L’apparence du bonheur, avec certaines formes charmantes qui la ravissent, lui sera plus chère que le bonheur lui-même dépouillé de cette parure idéale.

Pourquoi les hommes se montrent -ils si sévères pour le mensonge chez une créature qui les aide si bien à lui mentir ?
Leur vanité se penche cependant avec une certaine satisfaction sur ce miroir d’illusion qu’est un cœur féminin. Lorsqu’ils s’y voient grandis, embellis, ornés des qualités physiques les plus séduisantes et des dons intellectuels et moraux les plus rares, ils se figurent volontiers, comme on dit vulgairement, que « c’est arrivé ».

C’est pourtant, là encore, un inconscient effet de cette duplicité féminine qui s’en fait accroire à elle-même plus qu’aux autres. L’homme aimé apparaît toujours comme un être supérieur. Et l’évidence de ses torts, de ses trahisons mêmes, s’anéantira, s’il dit à temps ce qu’il faut dire, et comme on souhaite qu’il le dise, en simple écho de la tendre voix complice qui ment pour lui sans scrupule dans l’âme crédule et captive.

Si coupable que soit Jason, il est sûr de sa victoire, car ses meilleurs arguments sont dans le cœur qu’il presse contre son cœur, sur les lèvres qu’il touche de ses lèvres.
« Menteur, qui m’a prise et non persuadée !… »
La redoutable Médée, magicienne et fille de déesse, pratique ici comme la plus humble de nous, cet art si nécessaire : l’art d’être trompée.

Persuadée…la femme qui aime ne l’est jamais. Il y a de l’anxiété jusque dans son bonheur.

Reprise… Elle le sera toujours. Il y a de l’illusion jusque dans on angoisse.   


Retour en haut de page