Monsieur le rédacteur en chef du Rappel,
Permettez-moi de recourir à la publicité de votre estimable journal pour donner quelques explications au sujet d’une note qui circule en ce moment dans la presse, afin qu’à l’avenir aucune confusion ne puisse se produire en ce qui concerne mes actes.
L’Agence Havas a annoncé, il y a quelques jours, qu’à la suite des résolutions votées par le Comité anticlérical, résolutions en faveur de l’égalité politique des femmes, un Comité s’était formé pour soutenir ma candidature aux prochaines élections législatives. Cette note a été reproduite par un assez grand nombre de journaux, notamment ceux de province, et, à ce propos, je reçois quantité de lettres.
En effet, un groupe d’électeurs libres penseurs ayant assisté au Congrès anti-clérical et ayant pris part aux délibérations ainsi qu’au vote, voulant être conséquents avec leurs principes, se sont constitués en comité et m’ont engagée avec insistance à poser ma candidature aux élections d’octobre, se chargeant de la soutenir avec zèle et dévouement et de ne rien négliger pour la faire réussir.
J’ai remercié ces messieurs de l’initiative généreuse qu’ils voulaient bien prendre et de l’honneur qu’ils me faisaient en me choisissant, mais je leur ai déclaré que je n’acceptais pas leur proposition ; je leur ai fait connaître les motifs de mon refus.
Et les voici :
Certes, depuis quinze ans, j’ai pris en main la cause des femmes, et j’ai fait revivre cette importante question ensevelie après la Révolution de 1848.
J’ai en toute circonstance, demandé l’intégrité des droits féminins, aussi bien politiques que civils.
Dès lors, le mouvement s’est généralisé, l’idée n’a cessé de marcher ; elle est même parvenue jusqu’aux Chambres. Mais, comme, malgré les progrès accomplis dans les esprits et dans les consciences, rien n’est encore changé dans la loi, que le terme français, employé dans les codes et les constitutions, n’implique toujours pas celui de française et qu’il l’exclue même en plus d’un cas ; qu’en conséquence, ma candidature ne peut être qu’une candidature de protestation, dont le résultat immanquable, même s’il y a succès est l’invalidation, je refuse.
Car cette vaine tentative n’amènerait que des retards.
Le temps est une matière trop précieuse et nous n’en disposons que dans une trop faible mesure pour que nous la prodiguions inconsidérément.
Une candidature dans de telles conditions a un caractère de réclame personnelle qui ne saurait me convenir. D’autre part, je suis trop républicaine, trop patriote, pour ajouter aux difficultés inattendues qui se présentent un embarras nouveau. Telle est jusqu’à nouvel ordre ma détermination.
Et je crois mieux servir la cause des femmes en refusant cette honorable proposition qu’en l’acceptant.
J’ai promis en province mon concours actif et désintéressé dans le grand travail préparatoire des élections, je tiendrai parole.
Recevez, Monsieur le Rédacteur en chef, l’assurance de ma sincère estime.
Dans sa note de présentation de ce texte, Odile Krakovitch écrit : « Cette lettre est reproduite dans la notice biographique sur Maria Deraismes rédigée par Jean-Bernard Passerieu en tête des Œuvres complètes, p. 39 ; L’original en est conservé à la Bibliothèque Marguerite Durand »