Clémence Royer

Nos sociologues

La Fronde
12 août 1901

date de rédaction : 12/08/1901
date de publication : 12 août 1901
mise en ligne : 03/06/2011
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Tout le monde fait de la sociologie à tort et à travers ; les femmes autant que les hommes, et d’autant plus que les unes et les autres savent moins ce dont ils parlent. Pourtant la sociologie, pas plus que toutes les autres sciences, ne s’invente ; il y faut du temps, de l’étude et du jugement. Cela ne vient pas tout seul en entendant la rossignol, comme certain personnage de Daudet avait appris à jouer du galoubet. Cela ne s’apprend ni en maniant la varlope, ni en faisant tourner du pied sa machine à coudre, tout en réfléchissant aux misères humaines dont tant de gens croient pouvoir indiquer des remèdes.

Chacun y va de son petit projet de loi et semble croire qu’à une voix de majorité leurs élus peuvent changer l’ordre des choses.

Malheureusement les lois sont impuissantes à réglementer les actes de la vie humaine, si elles ne s’appuient sur les mœurs, les habitudes d’esprit et de conscience, les instincts héréditaires. Si elles prétendent les violenter, elles restent inapplicables. Ce sont des lois mort-nées.

Une femme m’écrivait l’autre jour pour protester contre l’usage qui fait peser tous les soins du ménage sur les femmes, même lorsqu’elles participent au travail salarié qui fait vivre la famille. Elle prétendait que l’homme devait en prendre sa part. Rien de mieux, en effet, si cela pouvait se faire.  Il y a même des hommes qui acceptent cette collaboration, mais ils sont exceptionnels. La plupart croiraient déroger, perdre quelque chose de leur dignité de mâles en lavant la vaisselle, tournant les lits ou frottant les parquets.

Pourquoi ? Parce que l’usage séculaire te traditionnel l’a établi ainsi. Il n’y a pas d’autre raison, en effet, mais celle-là est suffisante pour que le préjugé persiste. Il peut changer à la longue, en vertu de la nécessité des choses ; mais ce ne sera jamais une loi qui le fera disparaître.

Les peuples barbares considéraient la guerre et la chasse comme les seules occupations dignes de l’homme. Même les Grecs et les Romains jugeaient œuvre servile tous les arts industriels et les laissaient aux esclaves. C’est à peine si notre vieille noblesse – aujourd’hui encore - ne juge pas indigne de ses représentants de s’occuper d’industrie, de commerce ; même d’entrer au barreau. C’est par exception qu’on voit des médecins mettre devant leur nom un titre ou un simple particule ? Pourquoi ? Tout simplement parce que ce n’est pas l’usage. La bêtise humaine qui est insondable  et peut être inguérissable a toujours réglé les usages aveuglément, par instinct irraisonné, et rien ne continue comme les choses bêtes qui n’ont pas de raison d’être, mais qui en ont toujours eu de commencer, sans qu’il soit facile de les découvrir, dans la succession des évènements.

Si, depuis cent ans beaucoup de lois nouvelles ont été faites, et si quelques unes ont réellement changé en quelque chose l’état social, c’est que celles-là avaient déjà un fondement solide dans els transformations des consciences. Mais combien d’autres lois sont restées sans effet et encombrent nos codes de textes sans sanctions !

Le code civil assure à la femme la protection de son mari en retour de son obéissance. En réalité, la femme n’obéit que dans la mesure où elle le veut bien, et au lieu de protéger leur femme, combien de mais sont en réalité protégés par elle, nourris par ses soins, vivent de sa dot ou même de son travail ! Le mari doit nourrir sa femme ; comment le fera t-il s’il est sans ressources et sans travail ou infirme ? Et s’il lui convient de l’abandonner avec ses enfants, que pourra la loi contre lui, s’il est insolvable ou s’il passe à l’étranger ? Seulement dans les cas où il possède une fortune ou des appoints insaisissables, les tribunaux peuvent intervenir et le condamner à lui payer une pension. Mais que de fois même, la condamnation reste inefficace ! La femme a le droit de suivre son mari, de réclamer le domicile conjugal, comme le mari celui de l’y faire ramener par les gendarmes. En réalité, personne n’use de pareils droits. La femme qui s’imposerait ainsi à un homme sait qu’il aurait toutes sortes de moyens de la faire partir volontairement.

Les lois modernes admettent pour tout cela un remède, la divorce, qui a souvent pour résultat de laisser la femme sans ressources avec ses enfants. C’est pourquoi il y en a tant qui hésitent à recourir à ce moyen de délivrance.

A plus forte raison, quel serait dont l’effet d’une loi qui obligerait les maris à faire la moitié du travail du ménage, quand la femme fait la moitié du travail extérieur ?

La vérité qu’il faut dire en toute franchise, c’est que dans le mariage tel qu’il est pratiqué actuellement, la femme est fatalement dépendante du fait du mari qui pourvoit à ses besoins. Toute femme qui consent à vivre seule avec un homme devient sa servante, à moins qu’elle en soit sa maitresse. [Manque sans doute une phrase] Ce qui est toujours exceptionnel et temporaire, et ne se voit que chez les gens assez riches pour se faire servir par des domestiques.

Très sérieusement, car tous ces esprits en gestation de réformes sociales se prennent très au sérieux, la même correspondante m’a suggéré que la maternité étant un service public, devrait être rétribuée. L’état devrait, selon elle, faire une pension à toutes les mères de famille, quitte à payer moins d’employés, que son jugement, un peu absolu, déclare inutiles.

Outre la difficulté de trouver les fonds nécessaires pour servir des pensions aux neuf à dix millions de mères de famille que compte la France, il faudrait plus d’employés que ne s’en occupent tous les autres services de l’Etat.

En général, si nos sociologues amateurs ont cessé de croire à la toute puissante bonté d’une providence céleste, ils croient fermement à l’omnipotence de l’Etat. Hommes et femmes, mais surtout les femmes, semblent persuadés que l’Etat possède la pierre philosophale pour faire de l’or avec des pierres ou qu’il lui suffit de faire tirer un nombre illimité de billets de banque pour leur assurer un libre cours au pair. Aussi nulle difficultés ne les embarrasse. L’Etat doit tout parce qu’il peut tout. Il remplace dans la croyance populaire les bons génies et les bonnes fées d’autrefois.

Malheureusement, en sociologie sérieuse, il ne suffit pas de vouloir, il faut le pouvoir. Il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités. Il faut se garder de la chimère d’un monde idéal, où tout le monde serait heureux et n’aurait qu’à se laisser vivre, doucement porté par le courant réglé et paisible de la vie.

Le plus grand obstacle à la réalisation des réformes possibles, ce sont les instincts mêmes de l’homme, ses préjugés séculaires, l’infirmité de son jugement et son ignorance des faits sociaux dans son enchainement fatal.

Si la majorité des hommes de notre temps manquent de sens commun en politique, sur cent femmes, il en est bien quatre-vingt-dix-neuf qui en parlent comme les aveugles des couleurs. Elles ne cessent de subir l’influence du prêtre qui les console de leurs misères par des fables, que pour se faire les disciples, non moins aveugles, des apôtres de cette nouvelle religion appelée le socialisme, qui se préparent à en devenir un jour les évêques. Sans examen, elles acceptent tout le nouveau catéchisme qu’on leur apprend et en répètent les formules avec une conviction que rien ne peut ébranler. Aucun argument n’a de prise sur leur raison infirme. On leur fait en vain un sermon en trois points pour leur prouver le néant de leurs croyances. Elles vous répondent en répétant leur ritournelle de perroquet savant. Les jugements préconçus enregistrés dans leur esprit y font l’office de bouchons dans le goulot d’une bouteille. Rien ne peut y rentrer, rien ne peut en sortir.

Il leur manque l’éducation du raisonnement, le jugement critique éclairé par la connaissance des faits. Comme elles ont jusqu’ici vécu dans le rêve religieux, elles continuent à vivre dans une sorte de rêve social. Comme au premier siècle de notre ère, elles attendent prochainement la palingénésie sociale qui doit faire de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Elles espèrent la venue de Jésus sur les nuées pour juger les vivants et les morts que leur promettaient les apôtres.

Ce qui viendra, c’est la décadence de nos nations européennes égarées par ces contes bleus, comme furent égarées par les rêves chrétiens les populations hétérogènes qui formaient l’empire romain et qui, minées par les exactions fiscales de leurs conquérants, et ne croyant plus à leurs dieux vaincus, rêvaient d’un autre dieu qui les venge.


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