Aline Valette

Le travail des femmes. Ouvrières et syndicats

La Fronde
10/07/1898

date de publication : 10/07/1898
mise en ligne : 03/09/2006
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« D’où vient que les syndicats féminins ont tant de peine à s’organiser et à sa maintenir à Paris, alors qu’il en est en province de si florissants ?» Cette question, pour nous être nouvellement posée, ne l’est cependant pas pour la première fois.

C’est une constatation courante, en effet, que les travailleuses à Paris sont rebelles à toute tentative d’organisation relative au travail. Pourquoi ? Les raisons en sont multiples. Elles sont d’ordre général et de détail.

L’une des caractéristiques ressort du mode même de travail, le fait qu’elle détermine se renouvelant partout à ce point identique qu’on pourrait l’ériger en loi. Là, où le travail est collectif, la travailleuse tend à s’organiser collectivement ; là, où le travail est isolé, la travailleuse demeure isolée, hostile à toute idée de d’organisation.

Nous avons vu et nous voyons tous les jours à l’œuvre, pour le premier cas, nos allumettières, nos cigarières, nos casseuses de sucre, nos typographes, nos tisserandes, nos gantières, etc. Peinant collectivement, souffrant collectivement, elles sont naturellement, fatalement amenées à s’organiser collectivement ; le syndicat, de lui-même, s’impose comme organe collectif répondant à leurs besoins de justices collectives: diminution de la journée de travail, minimum de salaire, salaire égal à capacité égale pour les deux sexes, etc.

En revanche, les tireuses d’aiguilles, les employées qui constituent la majorité des travailleuses parisiennes, peinant isolément, souffrant isolément - car la plupart du temps, le travail dans l’atelier parisien est encore un travail isolé - n’ont, autour d’elles, rien qui les incite au groupement. Loin d’être par masses uniformément occupées, elles ont toutes leurs spécialités ; l’intérêt au lieu de les souder les unes aux autres, au contraire, les sépare ; la concurrence, non seulement au point de vue travail, mais également au point de vue femme, se met entre elles, faisant des rivales celles qui devraient être des alliées ; leur conscience enfin n’a pas pu et ne peut s’élever au-delà de la vie individualiste, le milieu où elles se meuvent ne leur offrant pas d’autre exemple.

Tandis que les premières se sentent, par les conditions qui les réunissent, une force et se trouvent par suite, portées à l’action, ces dernières, par les conditions qui les isolent, concluent à leur irrémédiable impuissance et reculent devant l’initiative à prendre.

La conscience chez ce dernier ordre de travailleuses est restée individualiste, disons-nous, et ce n’est pas une des moindres raisons pour lesquelles la nécessité du groupement professionnel leur échappe.

C’est ainsi que la plupart de celles qui se présentent au syndicat des couturières, pour s’y faire inscrire, ne le font que dans l’espoir d’un bénéfice immédiat, place, conseil ou aide quelconque.  Si, par malheur, le syndicat ne répond pas, sous ce rapport, à ce qu’elles en attendent, elles disparaissent pour ne jamais revenir.

Moins individualistes - et moins malheureuses aussi -, elles se diraient : « Si nos devancières avaient compris la solidarité qui nous unit tous et toutes, dans le temps comme dans l’espace, nous aurions aujourd’hui un syndicat fort par son nombre autant que par ses ressources et qui pourrait nous donner l’aide immédiate que l’instabilité du marché-travail rend si souvent nécessaire. Ce qu’elles n’ont pu faire, pourquoi ne le ferions-nous pas ? Épargner à nos sœurs de demain nos angoisses et nos souffrances présentes, n’est-ce pas un but suffisant ?

Mais comment demander à des femmes vouées à la vie de labeur qui ne permet même pas la réflexion, de s’élever à la conception idéale des intérêts de l’ensemble, des intérêts de demain, dominant les intérêts de l’individu, les intérêts du présent, quand si peu de femmes - et d’hommes - ayant bénéficié de toutes les ressources d’une éducation scientifique y atteignent ?

L’ouvrière, dans le travail isolé, attachée à une spécialité, est plus dépendante du patronat que l’ouvrière dans le travail collectif où le même procès de travail se retrouve aux mains de milliers d’ouvrières, non seulement dans plusieurs établissements, mais dans un grand nombre de fabriques ou d’usines.

Or, l’on sait que, particulièrement dans le travail de la couture, l’attachement reconnu à un syndicat devient aussitôt un motif de renvoi. L’ouvrière parisienne, si brave a tant de points de vue, a dans ce cas, contre elle, la peur du patron.

Qui pourrait lui en vouloir, cette peur n’étant au fond que celle du pain pouvant manquer demain ?   Reconnaissons cependant que si, à leurs risques et périls, un certain nombre se concertant avaient tout à coup la hardiesse de braver cette peur, elle cesserait aussitôt d’exister, un syndicat fort s’imposant au patronat, quoi qu’on fasse. Nous en avons tous les jours la preuve.

Une raison encore générale plus qu’on imagine qui éloigne l’ouvrière parisienne, ainsi que l’employée du syndicat, c’est une de celles que nous trouvons au fond des salaires réduits au strictement indispensable pour ne pas mourir que consent aux travailleuses le patronat exploiteur : la femme est toujours assurée de trouver dans son sexe des moyens complémentaires d’existence.

À Paris, plus qu’ailleurs, il faut l’avouer, ces facilités existent, tentantes pour l’ouvrière qui, du matin au soir, chiffonne soie, velours, satin ; qui, chez le grand couturier ou la couturière en vogue, voit l’exemple lui venir de haut ; que le souci de sa dignité ne saurait retenir, émoussée qu’elle a été dans toutes les ambiances, à tous les contacts.

Cet à-côté lui offrant, avec la satisfaction de ses goûts, ce que le travail jusqu’à épuisement ne saurait lui donner : la possibilité de vivre et de se sentir vivre.

Si elle hésite d’abord, l’ouvrière, peu à peu, - et les conseils de ses compagnes aidant - voit fuir ses scrupules jusqu’à donner aux beaux-fils de la bourgeoisie, le droit de l’exploiter comme chair à plaisir après l’avoir exploité comme chair à travail. Même pour celles qui, par un reste de dignité, continuent à tirer l’aiguille, il ne saurait plus jamais être question de groupement professionnel, l ’à-côté les isolant plus encore que ne le fait leur mode de travail.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à faire, au point de vue syndical féminin, sur ce terrain mouvant du travail isolé ? Non pas. L’ambiance pouvant être ici éducatrice, nous devons la remplacer, et, soit par des brochures, soit par des conférences, soit par la voie du journal, chercher à élever la conscience ouvrière féminine, de l’individualisme au socialisme. « La conscience se socialise comme l’intérêt ».


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