Madeleine PELLETIER

L’Etat éducateur

Extraits de « La Voix des femmes »

date de rédaction : 07/11/2015
date de publication : 07 novembre 2015
mise en ligne : 07/11/2015
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I. 1

Depuis des siècles, la Société, sous une forme quelconque, a déchargé la famille de l’instruction des enfants ; tout pays a civilisé ses écoles. En France, depuis cinquante ans, l’Etat a assumé les charges de l’enseignement, afin qu’il puisse être donné à tous les enfants. Chaque village a son école et comme, avec juste raison, on suspectait la bonne volonté des parents, on a rendu obligatoire la fréquentation scolaire.

C’est quelque chose. Grâce à l’obligation scolaire, le nombre des illettrés a beaucoup diminué jusqu’à la grande guerre. Il a augmenté ensuite car le gouvernement, se relâchant peu à peu, n’a pas tenu sérieusement la main à ce que les enfants aillent à l’école. À la campagne, l’autorité est peu opérante et nombre de paysans veulent, de très bonne heure, tirer profit de leurs enfants. Au lieu de les envoyer à l’école, ils leur font garder le bétail, accomplir des travaux en rapport avec leurs forces. Le gouvernement, dans un but électoral, pour ne pas déplaire aux villageois, ferme les yeux, et les enfants arrivent à l’âge adulte sans avoir appris à lire.

Dans les villes, la contrainte est plus facile, aussi l’école primaire réussit-elle à instruire la totalité ou presque des enfants des ouvriers.

On a raillé avec plus ou moins de raison l’enseignement scolaire. La chronologie astreint les enfants à apprendre par cœur les dates de la naissance et de la mort des rois qui se sont succédés sur le trône de France depuis Pharamond.

Cela, certes, est fastidieux et on pourrait mieux employer les courtes années, dont les enfants du peuple disposent pour leur instruction.

L’Histoire, à l’école primaire, insistent trop sur les guerres, les batailles et les traités. L’idée qui s’en dégage est que les nations n’ont rien de mieux à faire que de s’entretuer.  Il serait meilleur, pour la culture de l’esprit, de substituer l’histoire des peuples à celles des rois et des princes, d’apprendre comment on s’habillait, quelle influence avait la religion, dans quelles conditions vivaient les femmes, quelles étaient les mœurs et comment la vie a évolué à travers les temps. Ces choses simples sont à la portée des enfants, ils les comprennent et s’y intéressent, tandis que la politique des rois et des seigneurs est tout à fait au-dessus de leur portée.

Telle qu’elle est cependant, la culture primaire vaut mieux que l’analphabétisme. On a dit, non sans raison, que la fait de savoir lire rendait le peuple plus faciles à tromper. Tout de même un homme qui sait lire a l’esprit plus ouvert, toutes choses égales par ailleurs, que l’illettré complet. Une somme énorme de connaissance lui arrive par le papier imprimé et il a la possibilité de la culture la plus élevée.

Mais l’école ne tient les enfants que deux cent jours par an et chaque jour quelques heures seulement. En dehors de ce temps, l’enfant vit chez ses parents, c’es là qu’il fait son éducation.

On comprend tout ce que cette éducation a de hasardeux ; elle est ce que sont les parents, des parents que l’enfant n’a pas choisis.

La philosophie et la morale de l’école primaire ne sont pas transcendantes. L’état capitaliste, tout comme l’Eglise, cherche à former des gens qui lui sont acquis. Il les trompe, ne leur enseigne que l’apparence des choses, ce que le monde devrait être si chacun suivait honnêtement la règle du jeu social. L’école magnifie a patrie et enseigne que la justice est toujours du côté de la France. Mais il faut considérer les bases. Au fond, la morale, même primaire est bonne ; elle enseigne qu’il faut être altruiste, ne pas frapper, être secourable aux pauvres, pitoyable aux animaux, qu’il faut être sincère, ne pas mentir, etc…

Cette morale est la plupart du temps contredite dans la famille. A l’école, l’enfant a appris que l’ivrognerie est un vice honteux et que l’alcoolisme conduit aux pires catastrophes. Chez lui, il voit son père, parfois sa mère qui s’enivrent. Dans la fureur alcoolique, le pire ivrogne frappe sa femme, le frappe lui-même, brise les meubles et la vaisselle, déchirent les habits. Certes, l’enfant a peur, mais il se dit que sans doute là est la vie et que le seul mal est d’être faible. Il ne peut pas ne pas penser ainsi, en voyant ce qui se passe dans sa famille a lieu aussi chez les voisins. La conclusion de son esprit est qu’il n’a que de la patience à prendre, que l’âge viendra et que ce sera lui qui frappera au lieu d’être frappé.

Le cour de morale pratique dit qu’il faut être bon ; l’école, même dans un but louable, organise des semaines de bonté spéciale. Mais, à table, chaque jour, la conversation prend pour sujet la critique des voisins, des parents, des connaissances. On se réjouit du malheur, de la misère des autres et on affirme que « c’est bien fait ». Souvent des disputes éclatent ; on échange des reproches, des injures ; parfois des coups. A la campagne, on maltraite les animaux, on les prive de nourriture par avarice, on les tue au moindre prétexte. Qu’est ce que l’enfant après cela peut penser de la bonté, sinon que c’est une calembredaine scolaire ?

L’instituteur enseigne le respect des vieillards. Lorsqu’il en a chez lui, l’enfant les voit traiter sans bienveillance. Si la grand mère se plaint des maux multiples qui fondent sur sa vieillesse, on la raille ou on la rabroue. À tout propos on lui fait comprendre qu’elle est une charge et qu’à son âge, mieux vaudrait être mort. L’enfant fait chorus avec ses parents, lui aussi accable la vieille et lorsqu’il sera grand, il dira à son tour à ses pères et mères devenus vieux combien ils sont indésirables.

L’hygiène enseignée à l’école est lettre morte à la maison. L’enfant est mal lavé, insuffisamment changé de linge, il grouille de vermine. Ce manque de soins est en grande partie l’effet de la pauvreté, mais il faut aussi accuser la négligence. Sous le prétexte qu’il faut d’abord remplir le ventre et que le vêtement n’a qu’une utilité secondaire, la famille ouvrière n’aura pas l’idée de supprimer par jour un litre de vin pour acheter à ses enfants du linge et des habits.

Lorsque la maladie de l’enfant n’est pas aigüe, les parents ne la soignent pas. La syphilis héréditaire et la tuberculose ganglionnaire passent inaperçues. Les ganglions sont imputés à la croissance, les ulcérations sont considérées comme un processus naturel d’élimination du « mauvais sang ». Les troubles de la vue et de l’ouïe ne sont pas remarqués lorsqu’ils ne sont pas très accentués.

Cette carence de la famille ouvrière a été aperçue et on a pensé y trouver remède : mais on n’a employé que des moyens timides et à peu près inopérants.

Dans quelques écoles, on a placé des infirmières scolaires chargées de surveiller l’hygiène des enfants. En cas de maladie, elles avertissent les parents, dirigent l’enfant sur une consultation d’hôpital. Lorsqu’il est simplement mal tenu, elles le nettoient et le débarrassent de sa vermine. C’est là, parait-il, une atteinte à l’autorité parentale d’une audace inouïe.

Une institution récente, celle des assistantes sociales, forme des jeunes filles qui vont dans les familles donner des conseils aux parents.

L’idée en elle même est louable ; mais le plus souvent, le but n’est pas atteint. En dépit d’un infime rang social, les gens ont une certaine conscience de leur dignité et de leur liberté. Cette femme qui vient d’autorité leur enseigner la propreté et le soin des enfants leur est détestable. Elle les humilie, s’ils lui accorde un sourire hypocrite, c’est parce qu’elle apporte un peu d’argent ou des dons en nature : ils peuvent aussi l’accueillir  par une vague peur de représailles, mais ses conseils ne portent pas.

II.

La bourgeoisie élève mieux ses enfants que le prolétariat, cela est naturel. Elle dispose de l’argent qui permet de leur donner tout ce dont ils ont besoin et de l’oisiveté qui laisse le temps de les aimer.

On croit volontiers que l’amour des parents pour leurs enfants est indépendant de la classe : c’est une erreur. Une femme qui travaille péniblement tout le jour, qui, est rudoyée et battue par un mari brutal, n’est guère portée à de caresses sa progéniture. La vie rude et misérable émousse les sentiments, l’amour maternel compris.

Là où est le bien être, les enfants sont mieux élevés, mais il s’en faut que l’éducation familiale de la bourgeoisie soit parfaite.

Si l’enfant ouvrier ou paysan apprend chez ses parents la brutalité, l’enfant riche apprend chez les siens un froid égoïsme. Dès qu’il commence à comprendre, il voit ses parents sacrifier tout à l’apparence. On cache sous une politesse conventionnelle le mépris que l’on a pour les visiteurs : on n’aime pas, mais on joue la comédie de l’amitié.

La famille bourgeoise contredit le collège comme la famille ouvrière contredit l’école. Le lycéen apprend dans ses livres d’histoire de grands dévouements ; son cours de morale lui enseigne le culte de l’idéal. Mais par l’observation de ce qui se passe chez lui, il comprend que le collège est uns institution formaliste qui est en contradiction avec la vie et que le seul culte rationnel est celui de l’argent.

L’argent et les situations qui le procurent devienne le but de son existence. La culture intellectuelle, loin de l’intéresser, le dégoûte. Il appelle avec ardeur le jour où, ses examens terminés, il pourra jeter au rancart des livres qui l’assomment.

III.

L’esprit romantique dans lequel ont été élevés les adultes d’aujourd’hui a mis sur des piédestaux  la famille et l’amour maternel.

Il a fallu la psychanalyse freudienne pour nous apprendre que la maison familiale n’est pas un paradis pour l’enfant et que ce dernier, dans ses pensées les plus secrètes, déteste ses parents au lieu de les aimer.

Certes, l’amour maternel est un instinct naturel, mais il ne faut pas surestimer la nature. Chez les animaux, l’instinct maternel est parfois inexistant et il est toujours de courte durée. Lorsque le jeune Cros Blanc, le chien-loup, héros de Jack London, retrouve sa mère, loin de l’accueillir, elle le chasse. Elle a d’autres petits et son ancien fils n’est plus pour elle qu’un mâle quelconque, c’est à dire un ennemi quand elle est mère. L’humanité est plus intelligente, surtout l’humanité civilisée et cultivée. L’instinct maternel, quand les enfants ont grandi, y fait place à l’affection, mais il ne faut, à l’endroit de cette affection, ni exagérer, ni universaliser.

Dans les classes riches, la mère se décharge le plus qu’elle le peut sur des salariés de ses fonctions maternelles. L’allaitement est confié à la nourrice, les soins corporels à la bonne d’enfants, l’instruction à l’institutrice. La femme riche aime ses enfants, mais elle veut vivre à sa façon et l’enfant est une entrave. Il la retiendrait à la maison alors qu’elle veut aller se promener, voir des amis, fréquenter les spectacles. Lorsqu’elle reçoit, on bannit du salon l’enfance qui ne saurait que s’y ennuyer et ennuyer les visiteurs.

Rousseau et, depuis, bien des auteurs, ont reproché aux mères des classes riches de négliger leurs devoirs ; mais il n’y a là que littérature. L’hypocrisie étant la règles, les femmes riches elles mêmes ne manquant pas d’approuver ces exhortations au devoir maternel, mais cela ne les empêche pas de n’en faire qu’à leur guise : Video meliora proboque deteriora seqor. 2

Dans les classes pauvres, l’élevage des enfants est une charge écrasante. Certes, on les garde ; peu de couples, surtout là où il y a mariage, abandonnent leur progéniture. Un puissant sentiment du devoir les en empêche, mais les parents gémissent sous le fardeau et se vengent sur l’enfant qu’ils rendent très malheureux. À table les meilleurs morceaux vont au p ère, parce que « c’est lui qui travaille ». À lui la viande et le vin dont la mère prend très peu. Si l’enfant ose réclamer, on l’insulte, on lui dit qu’il ne sait que coûter de  l’argent et qu’il doit être bien content d’avoir du pain et des légumes. Aux parents, le meilleur lit, pourvu de matelas et de couvertures ; l’enfant dort sur une paillasse, quand encore on ne le fait pas coucher par terre, sur des chiffons.

L’enfant est bafoué, humilié chaque jour ; ses réflexions sont couvertes de ridicule, on lui impose brutalement le silence, même lorsqu’il parle ou du moins croit parler sérieusement. Pleurant dans son coin, la tête dans son bras, il a un désir immense de fuir la maison paternelle. Seule la conscience vague de sa faiblesse l’y retient, mais il appelle de tous ses vœux l’âge où il pourra enfin gagner sa vie et quitter ce foyer ou il y a moins de sourires que de larmes.

IV.

L’éducation des enfants par l’Etat est une vue de l’avenir. Mais pour le présent, l’idée en semble paradoxale, voire monstrueuse à la plupart des gens ; aussi y fait-on de nombreuses objections.

D’abord, dit-on, l’amour des parents, surtout de la mère pour ses enfants est un sentiment naturel et l’Etat commettrait un crime en arrachant à leur mère les enfants.

Certes, il est naturel que ce soit les mères qui élèvent les enfants, il n’en va pas autrement dans la série animale, sauf chez les insectes supérieurs comme les fourmis, les abeilles, les termites, etc…

Mais le fait de la civilisation est précisément de corriger la nature afin de l’adapter à une vie meilleure. Ce que la nature aveugle fait avec beaucoup de peine et très mal, l’intelligence, avec moins d’efforts, le fait beaucoup mieux.

Ce bébé qu’on ne saurait sans crime arracher à une mère pleine de tendresse, la mère se l’arrache elle-même pour le mettre en nourrice chez une paysanne ignorante et sale, où il est souvent très mal. L’existence des nourrices montre l’état de transition où nous sommes ; une famille déficiente et une société qui n’est pas encore en état de la remplacer.

Un autre argument se place au point de vue de l’enfant, qui, privé de caresses de sa mère, ne pourrait être que très malheureux.

Evidemment les caresses maternelles sont un des éléments du bonheur de l’enfant, mais elles sont tout de même, choses secondaires. Une bonne nourriture, une bonne hygiène, une bonne éducation sont, à mon avis, d’une toute autre importance que les caresses entremêlées de gifles d’une mère pauvre. Les premières construisent le bonheur de toute une vie, alors que les secondes ne sont qu’un plaisir passager.

Il n’est pas non plus indispensable que l’éducation de l’Etat soit sévère et maussade. On peut choisir, pour surveiller les enfants, des personnes qui les aiment. Ce n’est pas une utopie ; un stage de deux ou trois mois suffit à permettre d’éliminer l’employée qui déteste les enfants. On ne dissimule pas pendant un temps aussi long. En outre, il ne faut pas confier un trop grand nombre d’enfants à une même personne ; elle doit pouvoir s’intéresser à chacun.

D’ailleurs, l’enfant trouve facilement avec ses camarades des compensations à l’amour maternel. Tout l’amour d’une mère pour son fils unique n’empêche pas celui-ci de s’ennuyer. Souvent même les caresses maternelles, la surveillance inquiète dont la mère couve son rejeton sont pour lui une source de gêne bien plutôt que de plaisir.

En ces questions comme en bien d’autres, les gens jugent d’après leurs souvenirs personnels et comme il n’y a guère que la bourgeoisie qui réfléchisse, chacun compare la vie qu’il avait avec sa famille pendant les vacances à l’existence morne au collège.

Le collège, comme nombre d’institutions, a été édifié dans le passé et il en a gardé les conceptions. La religion qui dirigeait nos ancêtres enseignait que les enfants n’ont pas besoin d’être heureux. Des légumes secs pour nourriture, un dortoir glacé en hiver, une discipline tracassière était, croyait-on, d’excellentes choses pour des enfants que le baptême n’avait peut être pas lavés du péché originel aussi complètement qu’on pensait. D’ailleurs, puisque est sur terre pour faire pénitence, on ne saurait débuter de trop bonne heure dans cette voie recommandable du salut. Pour les religieux qui détenaient autrefois l’enseignement, le collège était envisagé comme l’antichambre du couvent ; les professeurs, même laïques, devaient, par leurs allures et leur genre de vie, rappeler les moines et il était bon qu’ils demeurassent célibataires.

Les lycées de la République ne sont pas guidés par des fins extra-terrestres, néanmoins, ils ont dans leurs grandes lignes, copié les collèges congréganistes auxquels ils succèdent. L’indifférence administrative d’un cuisinier fonctionnaire a remplacé la volonté d’abstinence des religieux antiques et les mêmes haricots garnissent l’estomac des écoliers.

V.

L’éducation des enfants par  l’Etat permettrait d’abord à l’enfant d’avoir sa vie.

Il a fallu arriver jusqu’à notre époque pour s’apercevoir que l’enfant, loin d’avoir dans la famille une vie idyllique y était au contraire très malheureux.

C’est que les temps passés ne se préoccupaient guère du bonheur des faibles. Tout était pour les forts ; le roi, le prince, l’homme, l’adulte ; les forts avaient des droits et les faibles des devoirs. On vivait sur des conventions et le bonheur du mariage et de la famille en était une. Chacun pour son propre compte, savait à quoi s’en tenir, mais sans doute, il pensait que son cas était exceptionnel.

Le bonheur de l’enfant est difficile à réaliser dans la famille parce que la personnalité de l’enfant ne concorde pas avec celle de l’adulte.

L’enfant a un besoin incessant de mouvement et les adultes, au contraire, aiment rester immobiles. L’esprit de l’enfant est neuf ; tout l’étonne et il fait d’incessantes questions. Les parents, blasés depuis longtemps sur les phénomènes de la vie quotidienne qu’ils ne voient même plus, sont agacés par ces incessants « pourquoi ? » et ils ne trouvent d’autre moyens d’y couper court que de faire acte d’autorité.

Inversement, ce qui fait plaisir aux parents ennuie les enfants. La conversation, qui amuse tant les adultes, semble aux enfants souverainement ennuyeuse. Ils se demandent comment les grandes personnes peuvent trouver de l’intérêt à se parler pendant des heures.

L’enfant n’est bien qu’avec les enfants ; c’est pourquoi l’enfant unique s’ennuie tant dans sa famille. Incompris des grandes personnes, l’enfant trouve l’unisson auprès de ses camarades. Ce qui les intéresse l’intéresse aussi ; ils partagent sa curiosité pour les choses, sa sympathie pout les bêtes, etc.

Dans les établissements éducatifs, on doit faire une place à la liberté. Certes, la discipline est nécessaire, autrement les enfants resteraient de petits animaux. Se refusant à tout travail, ils ne pourraient profiter de l’héritage intellectuel des générations passées. Néanmoins il doit y avoir plusieurs heures par jour pendant lesquelles l’enfant puisse faire ce qu’il veut.

L’Education de l’Etat supprime le conflit entre la famille et l’école ; l’enseignement moral peut y être opérant, puisqu’il n’est plus contredit.

Certains diront que l’Etat formera des gens artificiels qui ne pourront être que des incapables dans la vie. Il faut leur répondre que c’est la vie qui a tort.

Si l’école contredit la vie, c’est parce qu’elle est plus droite, plus honnête. Elle est idéaliste, altruiste, alors que la vie est matérielle et égoïste. Lorsque quelques jeunes gens isolés sont lancés dans la société avec une mentalité trop élevée, ils en sont les victimes. Mais si les services d’éducation versent dans la vie des milliers d’écoliers, c’est la vie qui es sera améliorée.

L’Etat éducateur accélère la marche vers les progrès social. L’élève qui, depuis la petite enfance, a vécu dans un établissement scolaire a peu de traditions familiales. Cela est si vrai que le boursier n’est plus en harmonie avec ses parents pauvres, la culture l’arrache à son milieu.

Les éducateurs, il est vrai, ne sont pas exempts de traditions et de préjugées et ils les inculquent à leurs élèves. Mais l’influence d’un maître qui a vingt enfants sous sa direction ne saurait avoir la force de celle des parents ; elle s’exerce de temps à autre, alors que celle des parents est de tous les instants.

L’internat augmente la culture. Dans les lycées, les internes travaillent mieux que les externes ; ils on tout leur temps, alors que dans la famille mille prétextes détournent l’enfant du travail.

C’est surtout dans le peuple que l’éducation des enfants par l’Etat serait opérante. On peut dire qu’en un petit nombre de générations, l’humanité serait complètement transformée ; le peuple aurait disparu.

On ne manquera pas de m’objecter que le peuple ne peut pas disparaître tant que le socialisme n’aura pas réalisé la suppression des classes. Ils auront en un sens raison. Mais on ne saurait faire entrer toute la révolution sociale dans une étude sur l’éducation.

Ce que l’Etat éducateur pourrait supprimer, ce serait la psychologie populaire, ce qui est déjà énorme.

Certes, Karl Marx n’a pas tort lorsqu’il dit que les conditions matérielles de l’existence gouvernent les psychologies. C’est la misère, le travail excessif, l’esclavage qui font l’ouvrier ce qu’il est. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que les choses sont laissées à elles-mêmes, il en serait autrement si on y introduisait une volonté déterminée.

Etre menuisier pendant huit heures par jour n’oblige pas de se saouler, d’injurier ses camarades, de battre sa femme et ses enfants, d’avoir un corps et des vêtements sales, de se complaire dans un taudis. Lorsque le dénuement n’est pas très grand - il en est toujours ainsi quand il a du travail - l’ouvrier peut parfaitement vivre dans un bien-être relatif. Les taudis, en réalité, n’existent pas ou presque. Il est peu de logements , même dans les vieilles maisons, qui ne puissent, avec de la peinture et du nettoyage, être rendus propres et sains. Partout où il y a une fenêtre s’ouvrant sur une rue ou une cour pas trop étroite, on peut respirer un air suffisant. Au contraire, la mentalité populaire transforme en taudis le logement le plus moderne de l’habitation ouvrière. Elle fait de la salle de bains un cabinet de débarras et de la baignoire une caisse à charbon, quand ce n’est pas une boîte à ordures. Elle a vite transformé en un lieu repoussant un logis propre et agréable.

L’éducation de l’Etat ferait de l’ouvrier l’égal du bourgeois quant à la culture intellectuelle et à la tenue. La matérialité du travail n’est pas nécessairement liée à la déchéance intellectuelle et morale. Nombre de chimistes employés dans l’industrie ne font au laboratoire, du matin au soir, qu’un travail matériel. Combien cependant ils sont différents des ouvriers, tout en ne gagnant pas beaucoup plus qu’eux, quelques fois moins.

L’influence scolaire rendue unique ferait disparaître de la mentalité ouvrière nombre de préjugés.

Au moment où j’écris, il est question d’enseigner à l’école le pacifisme.

À vrai dire, il y a là une profonde hypocrisie. On veut insinuer que les guerres sont l’expression de la haine des peuples, alors qu’elles n’ont d’autres causes que l’intérêt des dirigeants. Néanmoins, s’il était possible de susciter une fois pour toutes, au cœur des peuples, une horreur invincible pour le carnage guerrier, il est évident que les gouvernements devraient renoncer à la guerre et résoudre leurs conflits par d’autres moyens. La propagande pacifiste à l’école est donc bonne en soi, mais la famille la contredit. Après avoir écouté une leçon de l’instituteur sur les Etats-Unis d’Europe, l’enfant, rentré chez lui, entend son père traiter les voisins de sales Boches, de sales Anglais et s’indigner de ce que le gouvernement ne jette pas tous les étrangers hors des frontières.

VI.

On a reproché à l’Etat éducateur de vouloir former en série les générations futures. Les hommes, dit-on, élevés par l’Etat dans des principes uniformes perdront leur originalité et se ressembleront tous ; la vie en sera uniformisée et le progrès entravé.

Malgré l’individualisme de l’éducation actuelle, l’originalité est très rare, car il suffit que les gens vivent près les uns des autres pour qu’ils aient des points communs. Le bonnet uniforme des villageoises coiffe des têtes identiques ou à peu près. Toutes ces femmes ont la même vie, les mêmes habitudes, les mêmes préjugés et elles les transmettent à leur filles, ce qui fait que le progrès ne marche pas vite ; sans les villes, il ne marcherait même pas du tout.

Partout l’originalité est exceptionnelle, si bien que la qualité d’original est  péjorative. Lorsqu’on dit de quelqu’un que c’est un original, on veut entendre qu’il est un fou, et , le plus souvent on ne se trompe pas. Pour être original, il faut être un fou ou un homme supérieur ; seuls le déséquilibré par insuffisance, l’homme supérieur par audace, se permettent de ne pas ressembler au troupeau.

L’homme moyen est grégaire. La monde uniformise le costume et in n’ose guère la transgresser ; les idées sont, sinon identiques, du moins très semblables. Jetée dans un auditoire, l’idée nouvelle est incomprise, elle ne récolte que l’étonnement, à moins qu’elle en déchaîne l’indignation.  Elle ne fait son chemin qu’à la longue et le plus souvent par des voies étrangères à la raison. : autorité, argent, situation social, prestige moral, etc.  Semé par un inconnu, le grain ne germe pas, si bon soit-il ; il ne germera que si une personne qualifiée le découvre par hasard et le ramasse pour le semer à nouveau. On sait que les inventeurs meurent souvent dans l’oubli et la misère, alors que leurs idées dédaignées feront plus tard le fortune des vulgarisateurs.

L’éducation de l’Etat ajouterait peu au grégarisme. L’Etat n’est qu’une abstraction qui, en l’espèce, se concrétise en des professeurs, qui, tout comme les parents, ont chacun leur personnalité. On peut, au reste, élaborer intelligemment les programmes et faire que l’enseignement soit le moins possible dogmatique.

La mémoire ne peut être éliminée de l’éducation ; les faits doivent être sue et retenus ; mais il faut amener le maître à faire réfléchir l’élève, à admettre même que l’élève puisse avoir une opinion personnelle et différente de la sienne.

D’ailleurs on en doit pas oublier que l’inégalité naturelle des intelligences créera toujours des différences entre les élèves, en dépit de l’unité de l’enseignement.

Mais alors même que l’argument de l’uniformisation garderait toute sa valeur, l’école devrait être préférée à la famille, parce qu’elle lui est supérieure.

Les programmes sont l’œuvre de personnes intelligentes ; les œuvres littéraires et philosophiques, les lois scientifiques sont les fruits du travail de l’élite de l’humanité. Dans sa famille, au contraire, l’enfant, à part des exceptions en nombre très restreints, ne trouve que des directions inférieures.

VII.

La famille est un groupement périmé. La protection de l’individu qu’elle assurait tant bien que mal dans les temps passés, devient de plus en plus illusoire. La vie commune entre parents n’existe plus depuis longtemps ; elle est bornée au couple et aux jeunes enfants, quand le divorce ne vient pas diviser le couple. Entre parents, le lien est très ténu et seul l’argent l’empêche de se rompre tout à fait.  On fait à la vieille tante à héritage des visites hypocrites ; mais là où il n’y a pas d’argent, les relations n’existent plus.

La famille, qui a crée les castes, les maintient en dépit des meilleures institutions démographiques. Aussi sont-ce toujours l’aristocratie nobiliaire et la grande bourgeoisie réactionnaires que se font les plus ardents soutiens de la famille, qu’ils allient avec raison à la propriété et à la religion. La famille patricienne sert avant tout à maintenir ses membres dans les situations dirigeantes et privilégiées ; là où l’individu échoue, le clan triomphe. Le père vieilli au gouvernement ou dans un situation élevée quelconque en réserve jalousement les avenues aux siens. Non que nécessairement, il les aime, mais l’orgueil familial le pousse. En dépit du suffrage universel et des concours de toute espèce, le mérite et la valeur perdus dans la plèbe sont éconduits.

Il y a certes un progrès depuis la monarchie ; on ne voit plus de colonels et cardinaux de  douze ans ; mais on voit des généalogies de députés qui ont dans leur circonscriptions, avec le costume moderne, le prestige des seigneurs d’autrefois.  Tout comme le paysans leur obéissait, tout comme il travaillait gratis, tout comme il les suivait à la guerre, il vote pour elles.

L’Etat éducateur supprime les clans, l’individu mieux à même de donner sa mesure peut s’élever jusqu’où le rend possible son intelligence et son travail. Il ne faut pas se faire illusion et croire que la suppression de l’éducation familiale amènera ipso facto la justice dans la société.  Des coteries se formeront qui barreront la route aux étrangers, si méritants soient-ils. Mais ces coteries, de formation récente, seront nécessairement précaires ; elles ne sauraient avoir la force des dynasties familiales.

VIII.

La Russie des Soviets a tenté la réalisation de l‘Etat éducateur.

Dans le programment bolchévique figurait l’éducation des enfants par l’Etat. Le mariage, devenu inutile, était à peu près supprimé, les relations sexuelles étaient libres, et la femme, déchargée du lourd fardeau de l’élevage des enfants, pouvait enfin espérer une existence à peu près aussi indépendante que celle de l’homme.

En cela, comme en presque tous ses idéaux, elle a échoué.

Pour le réaliser, il fallait le socialisme. La production centralisée aux mains du gouvernement aurait amené dans ses caisses des milliards avec lesquels il pouvait construire les bâtiments, payer  le nombreux personnel nécessaire pour l’institution nouvelle.

Mais, malgré sa dictature politique, la Russie n’a pas pu réussir à amener au communisme la masse paysanne. Le paysans s’est agrippé à son lopin de terre, arrondi de ce qu’il avait pu prendre ai seigneur ; il refusait même de payer l’impôt.

Ses caisses étant vides, l’Etat ne put assumer la charge de l’éducation. Il institua quelques maisons d’enfants autour desquelles il fit beaucoup de réclame. Mais des centaines de milliers d’enfants, qu’il ne s’agissait pas d’arracher à une mère terrorisée, mais simplement de ramasser sur les routes ou dans les ruisseaux, où ils vivaient de rapinent, mourraient de faim et de froid. Ces petits malheureux furent laissés à eux-mêmes ; véritables armées du crime, ils parcouraient le pays, apportant aux opprimés du monde entier, l’appréhension horrifiée d’un bouleversement social.

La question de choisir entre les réformes et la révolution est difficile à résoudre. La révolution, comme la guerre, participe de l’état barbare. Elle tue des milliers de gens, les plus souvent innocents et nullement redoutables. La force y est souveraine et aussi le hasard. Vainqueurs, les fomenteurs de la révolution oublient l’idéal au nom duquel ils l’ont préparée. Privilégiées à leur tour, ils recherchent l’alliance des anciens privilégiés pour opprimer à nouveau les masses. Le résultat est avant out un changement d’hommes.  Des améliorations sont cependant faites au nom du peuple. Parmi les milliers d’idées proclamées au son du canon, dans le bruit du couperet de la guillotine, quelques une finissent par passer dans la réalité. Peut être n’y seraient –elles pas passées toutes seules, mais que de sang perdu pour un très mince résultat ! La révolutions est comme ces grands arbres qui jettent au vent des milliards de graines pour reproduire quelques unités de leur espèce ; elle est le règne du hasard, c’est à dire tout l’opposé de la raison.

L’évolution vaudrait mieux, mais elle est aléatoire. Bien des gens croient que l’évolution est une force lente, mais sûre, c’est une erreur. Pour que le progrès soit certain, il faudrait qu’un être supérieur le voulût. Quand on ne croit pas en Dieu, il ne saurait y avoir de réalité en dehors des volontés humaines.  L’histoire nous montre que la progrès n’est pas continu ; des civilisations, après avoir atteint leur apogée ont décrues et sont mortes.

L’évolution sociale, pour se faire, doit triompher de ceux qui ne la veulent pas. On aura beau dire au multimillionnaire que le socialisme est la justice, lui démontrer qu’il est aussi la raison et que la production se fera à moindre frais et à moindre peine sous une administration intelligente qu’avec une poussière de petits patrons en lutte les uns contre les autres, l’homme répudiera ce socialisme qui transformerait sa grandeur en médiocrité.

Les déshérités sont le nombre, mais ils sont aussi l’ignorance. L’esclavage était plus cruel que le salariat et il a duré des milliers d’années ; il sévit encore sur les races de couleur où les hommes, en dépit de leur nombre, supportent d’être accablés de travail et traités comme des animaux.

Il ne faut pas oublier en outre qu’il y a des déshérités de tout degré. L’homme des classes moyennes, préférant sa médiocrité à l’aventure, se fait le défenseur de l’injustice actuelle.

Victorieuse aujourd’hui, la réforme est vaincue, ce qui rend indispensable une lutte continuelle, non pour la faire avancer, mais simplement pour la maintenir.
La préparation de la révolution est impossible lorsqu’il s’agit d’une révolution prolétarienne.

La Turquie, la Portugal ont réussi des ont réussi des révolutions préparées ; la grande révolution française était aussi préparée ; mais toutes étaient des révolutions bourgeoises. Elles ont été voulues par une élite intelligente et instruite qui avaient besoin de brise les cadres sociaux pour se faire une place ; le peuple, plus ou moins dupé, n’a fait que servir d’instrument.

Le prolétariat est incapable de préparer sa révolution. Il ne peut rien faire sans des chefs qu’il lui faut prendre dans la classe bourgeoise. A la faveur des régimes démocratiques, ces chefs trouvent le moyen de faire avant tout leur propre affaires ; le prolétariat leur sert simplement de marchepied.

Plus que l’évolution, la révolution ne vient pas toute seule, comme une sorte de justice immanente à triomphe fatal. Rien n’arrive en dehors des hommes, lorsqu’elle arrive, la révolution prolétarienne est déclenchée par des choses qui ne sont pas elle et qui, en dernière analyse, sont les fautes des classe dirigeantes.

Toute l’agitation des partis socialistes en Russie n’aurait servi à rien sans la guerre. La guerre arrache le peuple à sa vie habituelle. Embrigadé dans les armées , il demeure docile, mais lâché dans les rues, sans travail et sans pain, il est capable de tout.

Les gouvernements des nations civilisées d’aujourd’hui comprennent cela ; c’est pourquoi ils donnent des allocations de guerre et des secours de chômage. Louis XVI ne l’a pas compris, on ne la pas compris en 48, ni en 71 ; de là des révolutions.  

Il faut instruire le peuple pour qu’il puisse faire des révolutions préparées/

Illusion !

La bourgeoisie ne fait l’effort de s’instruire que pour maintenir  son rang social.

La prolétariat dans sa masse se refuse à l’effort intellectuel. Tout ce qui a été tenté dans cet ordre d’idées a échoué. Seules de rares personnalités d’élite profitent des universités populaires, des cours gratuits, des conférences et des livres, leur nombre infime les rend impuissants à amener un changement sociale.

Après la guerre, la crise des Changes a forcé les fils de l’ancienne bourgeoisie à travailler comme ouvriers. Ils n’en continuaient pas moins à faires des études à l’Université, en dépit de la misère et des fatigues d’un travail matériel. Ce qui les soutenaient, c’était l’orgueil de classe. Pour ne pas perdre leur rang social, ils luttaient énergiquement contre des conditions mauvaises. Ce n’est donc pas le travail qui empêche l’ouvrier de se cultiver intellectuellement, c’es l’absence d’ambiance. Il faut être une personnalité supérieure pour aller contre son milieu ; en général, tel individu est élevé, tel il reste.

IX.

Faut-il donc désespérer du progrès social ?

Non, le progrès est une réalité, mais comme il n’est que la résultante de forces contraires, il se fait très lentement.

On ne peut donc sans absurdité concevoir un gouvernement démocratique à tendance socialiste qui entreprendrait la réalisation de l’Etat éducateur.

Comment s’acheminer vers  cette réalisation ? Est-ce, comme on l’a reproché faussement d’ailleurs aux bolchéviques, en contraignant les parents à confier leurs enfants à l’Etat ?

En aucune façon.

Outre que l’Etat serait incapable de trouver les sommes énormes exigées pour l’instruction et l’entretien des ces millions d’enfants qui tomberaient d’un coup à sa charge, il aurait  à lutter contre des préjugés et des habitudes tellement tendances qu’il n’en viendrait pas à bout.

Il faudrait que l’Etat procède graduellement, en commençant par les enfants qu’on lui donne.

L’institution des Enfants Assistés est archaïque.

La mère qui donne son enfant à l’Assistance passe pour commettre un crime. A l’hôpital où elle accouche, on l’en dissuade par tous les moyens. On la force d’allaiter le bébé qu’elle ne veut pas garder, afin de susciter en elle l’instinct maternel. Ce sont là des agissements tout à fait contraires à une morale rationnelle. On ferme les yeux hypocritement sur la situation de la mère qui a de la peine à vivre elle-même. On ne veut pas voir qu’avec elle, l’enfant sera dans les pures conditions et qu’il a bien de chances de [sans doute une ligne oubliée] mort. L’état égoïste et avare n’en visage qu’un but ; ne pas s’embarrasser de l’enfant.

Si la mère, résistant à toutes les pressions, met son bébé à l’hospice, on la punit en la privant pour jamais de le voir. Par de sèches notes administratives, elle apprendra à des rares intervalles s’il est vivant ou mort.

Etre placé à l’Assistance est pour l’enfant une tare et une vie vouée au malheur. Pourquoi ?

De quoi peut être coupable un bébé qui vient de naître ?

Il a des tares héréditaires. Ce n’est pas certains. Et d’ailleurs s’il souffre du fait de ses progéniteurs, la raison ne dit-elle pas qu’il faut le soigner et non le maltraiter.

L’idée de naissance ignominieuse montre bien que la grande révolution française n’a pas détruit la préjugé de naissance, ainsi qu’elle en avait la noble intention. Aujourd’hui, comme sous les rois, on naît bien ou on naît mal et celui qui nait mal a les plus grandes chances de mal vivre.

L’Assistance publique croit faire beaucoup en empêchant de mourir l’enfant de la mère ne veux pas. Dès quelle tient sur ses jambes, elle le donne à des paysans qui l’exploitent, l’accablent de travail, le nourrissent mal et le battent à tout propos, en lui reprochant sa bâtardise.

Il y a des exceptions.

Certaines familles paysannes traitent convenablement l’enfant de l’Assistance. Il est de ces enfants, qui devenus grands, se marient avec un enfant du nourricier. Mais en général, l’enfant assisté est voué au malheur ; la grande majorité ne s’élève pas au-dessus de la condition de domestique. Lui-même d’ailleurs, accepte avec résignation son sort. Il pense qu’il a tiré un mauvais numéro à la loterie de la vie et que, contre cela, il n’y a rien à faire.

Un Etat rationnel, loin de faire aux enfants qu’on lui donne une aumône, doit au contraire, en profiter de ce qu’il les a entre les mains pour les élever d’une manière convenable.

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise naissance, tout au moins au point de vue social. La classe, la fortune, le mariage ne sont que des conventions, la réalité, c’est l’acte sexuel fécondant et il est pareil chez tous les hommes.

Toutes les naissances ne sont pas bonnes, mais leur inégalité est physiologique et non pas sociale. Les tares héréditaires sont plus nombreuses en bas de l’échelle sociale qu’en haut ; mais c’est par hypocrisie que l’on veut en faire une question d’inégalité essentielle ; alors qu’elles ne sont, cela saute aux yeux, que les effets du travail excessif et de la misère continués pendant plusieurs générations. De même d’ailleurs que la garde qui veille aux barrières du Louvre ne défend pas les rois de la mort, une haute naissance en défend ni de la syphilis, ni de la tuberculose, ni même de l’alcoolisme ; on les trouve jusque sur les marches des trônes.

D’ailleurs, ce serait faire preuve de mentalité primitive que d’abandonner les enfants au malheur sous le prétexte qu’ils ont hérité des maladies de leurs ascendants ; la raison élémentaire dit qu’il faut soigner l’enfant malade et non empirer son état par un mauvais élevage. Cette raison élémentaire est pratiquée dans la classe riche ; on ne rejette pas l’enfant dont les parents sont tuberculeux ou syphilitique , on le soigne mieux pour combattre sa mauvaise hérédité.

Ce qui n’est qu’accessible qu’aux riches doit être à tout le monde ; du moins pour ce qui est des choses nécessaires à la vie saine et heureuse.

L’institution des Enfants assistés ne doit pas être un établissement de mendicité, mais un service modèle d’élevage des jeunes générations.

D’un bâtiment de puériculture organisé selon les données scientifiques, l’enfant doit passe au lycée comme interne. Au lycée, la sélections intellectuelle, se fera peu à peu. Les intelligences supérieures seront dirigées sur l’Université , les médiocres et les inférieures sur des écoles professionnelles, d’où ils sortiront employé set ouvriers.

De ces enfants considérés comme des déchets, l’organisation que nous préconisons ferait une élite. La partie la moins intelligente formerait des ouvriers de mentalité supérieure à celle de la même classe élevée dans les conditions actuelles.

L’Etat, outre l’enfance abandonnée, prendrait à sa charge l’enfance délinquante.

Elle est aujourd’hui abominablement traitée. Tel Jean Valjean, poursuivi pendant toute sa vie pour un menu vol qui, était, en réalité, une bonne action, l’enfant délinquant, pour une peccadille le plus souvent, est incorporé dans l’armée du crime.

Tout se passe comme si la société avait besoin de criminels et que leur fabrication doive être un service social. Pour un vol minime à l’étalage, parfois pour moins encore, par exemple, la circulation à bicyclette, la nuit, sans lanterne, on enferme l’enfant dans un pénitencier à règlement barbare ; un personnel de mentalité très basse, honnête selon la loi, mais au niveau des malfaiteurs pour la morale, préside à son éducation.

Tout ce qu’on a fait pour améliorer cet état de choses est illusoire. Les œuvres de relèvement, comme toutes les œuvres de bienfaisance, sont fallacieuses ; ce sont en réalité des institutions commerciales dont le but réel est de satisfaire la vanité  de quelques riches et d’entretenir les fonctionnaires qui en vivent. On fait semblant de relever l’enfant délinquant ; en réalité, on l’exploite, on le fait travailler beaucoup et on le nourrit mal.  

Des gens bien intentionnés ont eu l’idée d’éviter la prison et de rendre à ses parents l’enfant qui na commis qu’un petit délit. La liberté est meilleure que la prison, évidemment, et il est possible que la peur cause par une première arrestation soit un frein suffisant pour empêcher le jeune coupable de recommencer. Le cas se produit mais il est exceptionnel. Lorsque les parents sont honnêtes et de condition aisée, l’arrestation de l’enfant est une catastrophe et ils mettent tout en œuvre pour replacer l’enfant dans la bonne voie. Mais d’ordinaire, la famille du jeune délinquant est de moralité très basse. Souvent d’ailleurs, ces enfants sont des demis orphelins. Le père dont ils sont à charge ne leur fournit que l’abri, il ne s’occupe pas d’eux. Lorsqu’ils n’ont que leur mère, c’est souvent une prostituée qui amène au logis des amants de passage. Toujours, on peut dire que la famille du jeune délinquant est mauvaise ; c’est parce qu’elle est mauvais qu’il a commis un délit.

Il faudrait donc enlever d’autorité à ses parents l’enfant délinquant, non pour l’enfermer dans un pénitencier, mais pour l’élever dans un internat scolaire.

Il y aurait bien entendu un tri à faire. Certains enfants sont en quelque sorte des criminels nés. Dépourvus de sensibilité, ils se complaisent dans le mal. Ils ont plaisir  à torturer et à tuer des animaux, il en est même qui assassinent leurs parents. Bien entendu, ces enfants peuvent être mis autre part, mais ils contamineraient  les enfants sains.

Dans un établissement spécial, on soignerait ceux qui peuvent être améliorés, quant aux autres, il faudrait se résigner leur vie entière, comme on garde les aliénés.

Le pénitencier actuel est édifié d’après les idées du moyen-âge, où l’on pensait qu’il fallait corriger les malfaiteurs par la souffrance. Ces cellules, où l’on tient isolés pendant des années les malheureux enfants, dont la plupart ne sont que des dévoyés, sont des restes de barbarie. Loin de se corriger, l’enfant se révolte, il appelle de tous ses vœux le jour où il pourra sortir pour se venger ; et cela n’est pas du tout anormal, mais au contraire, tout naturel.

En se chargeant du redressement de l’enfant coupable, l’Etat éducateur verrait grandement diminuer la criminalité.

Certes, les conditions économiques sont la cause la plus importante de la criminalité. Le fils du grand bourgeois, même dégénéré, ne devient pas voleur et assassin. Tant que la vie de l’individu ne sera pas assurée par le travail ou par une assistance sérieuse, il y aura des gens qui, plutôt que de mourir de faim et de se suicider, se feront voleurs, et ils auront raison car : «  Ma vie vaut la vôtre. » mais, dans la pratique, on peut dire que les délinquants pour la plupart ne deviennent pas tels par une cause occasionnelle ; ils forment un milieu spécial pour lequel le vol, le maquereautage, le crimes ont une profession.

En prenant à sa charge l’élevage de l’enfance des « bas-fonds », l’Etat éducateur en ferait des travailleurs honnêtes et réguliers.

Enfin, l’Etat éducateur pourrait ouvrir largement la porte de ses services aux enfants qui viendraient librement lui confier leurs parents.

A l’heure actuelle , les « Enfants Trouvés » inspirent une telle horreur que nombre de mères préfèreraient voir mourir leur bébé plutôt que d’être contraintes de le confier à cette institution. Elles pensent , non sans quelque raison, que pour leur nouveau-né, le trépas est préférable à la vie de malheur qui attend les pupilles de l’Assistance.

Lorsque l’Etat élèvera les enfants dans des conditions convenables , nombre de familles ouvrières lui confieront volontairement les leurs.

L’hypocrisie sociale voile la vérité. L’amour maternel est un luxe et les parents, qui ont bien de la peine à vivre eux mêmes, ne sont guère portés à la tendresse pour des enfants qu’ils n’ont pas désirés et qui sont pour eux une charge écrasante. Ils les gardent parce qu’ils y sont obligés ; mais dès qu’ils pourront s’en débarrasser sans leur nuire, ils s’empresseront de le faire.

Bien des gens voient d’un mauvais œil la main-mise de l’Etat sur l’individu. L’Administration, disent-ils est aveugle ; tout ce quelle fait, elle le fait sans soins, parce que, personnalité collective, elle n’est ni responsable, ni intéressée.

Cela n’est pas faux ; mais en matière sociale, il fait moins considérer le bien absolu que le moindre mal. Quand tout enfant sera assuré d’un entretien et d’une éducation convenables , il y aura déjà un grand progrès.

Doctoresse PELLETIER

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Notes de bas de page

1  Ce texte m’a été proposé aux fins de publication par Vanina Mozziconacci dans le cadre de sa thèse sur les théories féministes et l’éducation. Qu’elle soit ici remerciée. M-V L

2  Traduction : Je vois le bien, je l'aime et je fais le mal.


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