Madame Avril de Sainte-Croix

Les femmes à Saint Lazare

La Fronde 15, 16 et 17 Décembre 1897

date de publication : 15/12/1897
mise en ligne : 03/09/2006
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À ceux qui ont le souci
de la douleur humaine


Depuis l’an VII du Consulat, époque à laquelle l’ancien couvent des Lazaristes fut transformé en maison pénitentiaire pour femmes, d’innombrables articles ont été écrits, des campagnes furent menées, réclamant la suppression ou plutôt la désaffection de cet édifice, sans amener d’autres résultats que des changements superficiels, d’autant plus prônés qu’ils étaient moins efficaces.

Construit au XI ème siècle sur les ruines de l’abbaye de Saint-Laurent, Saint-Lazare où les rois de France devaient en signe d’humilité passer quelques heures qui précédaient leur entrée à Paris et où leur dépouille mortelle était exposée avant d’être couchée pour toujours dans les caveaux de Saint-Denis, fut simultanément une léproserie, une maison de correction et un couvent ; couvent étrange où, au XVIII ème siècle, les dames de la cour venaient dans des salons de verdure et des cabarets tenue par les pères Lazaristes chercher le plaisir et l’imprévu des amours faciles. Un de ces cabarets surtout - Le Panier Fleuri - eut une réputation extraordinaire égale à celle de Ramponneau ou des Porcherons1.

En 1879, le veille de la prise de la Bastille, le couvent des Lazaristes fut envahi par la populace affamée. D’énormes quantités de victuailles y furent découvertes et les religieux en furent ignominieusement chassés.

Aujourd’hui, c’est à la fois une maison pénitentiaire de courtes peines pour les condamnés de droit commun et une prison administrative pour les filles publiques.

De par son aménagement et sa situation, Saint Lazare est, tant du point de vue du bien être moral que matériel, la plus défectueuse de toutes les prisons de France.

Sur la porte de ce sombre édifice, au lieu des mots plus ironiques là que partout ailleurs, c’est la devise terrible : Lasciate ogni sperenza 2que l’on aurait dû inscrire, car innocente ou coupable, celle qui en sort ne sera jamais affranchie du passé. La révélation de son séjour dans cet enfer restera comme une épée de Damoclès suspendue sur sa tête, rendant pour elle illusoire le mot libération.

Puisque des hommes s’érigent en juges ; puisque la société se reconnaît le droit, le devoir, nous dit-elle, d’intervenir et de peser les actes et la morale des individus, il lui faudrait comprendre en même temps la responsabilité qui lui incombe et, après avoir essayé de prévenir le crime ou le délit en tendant une main secourable aux vaincus de l’existence, ne pas condamner ceux envers lesquels elle a sévi à la honte et à la dégradation perpétuelle en les mettant, grâce à la punition infligée, dans l’impossibilité de se relever jamais.

Telle est pourtant son oeuvre dans les prisons en général et à Saint-Lazare en particulier. 3

Aussi, dut-on être accusé de redites, on ne saurait trop réclamer contre cet ordre de choses monstrueux et illégal qui eut été réformé depuis longtemps si les femmes, ces jolies poupées auxquelles, sous peine de paraître moins aimables, il a été interdit de penser, ne s’étaient désintéressées comme elles l’ont fait jusqu’à ce jour de celles que la misère, la maladie ou des contingences inconnues aux heureuses de la vie avaient mises à la merci de la justice et ou de la police.  

Lorsque, après avoir remonté la rue si vivante du faubourg Saint-Denis, on arrive devant cette lugubre bâtisse, lèpre honteuse au cœur de Paris, une émotion profonde étreint le visiteur et, dans le vestibule, le bruit du marteau annonçant au goêlier la présence d’un étranger retentit douloureusement dans le cœur des moins impressionnables.

Dès l’entrée, à peine a-t-on franchi la première pièce qu’une atmosphère écœurante, où se retrouvent à la fois des senteurs d’eau de javel, d’hôpital, de vêtements crasseux et d’humidité, vous prend à la gorge, vous poursuit du greffe situé au rez-de-chaussée jusqu’aux cachots placés, tels les plombs de Venise, sous les toits. Crée, avec les murs gris, les mines indifférentes des gardiens, les visages impavides décolorés des sœurs, [ on ressent] une ambiance d’une tristesse morne et décourageante dont rien ne peut donner une idée.

Divisée en deux section, la première pour les détenues de droit commun, la deuxième pour les prostituées malades, les contrevenantes ou délinquantes des règlements de police, la prison de Saint-Lazare est autant par son administration défectueuse que par les décrets iniques qui la remplissent, un foyer de démoralisation et d’infection par excellence.

Voilà pourquoi, bien que lors du congrès féministe4 , on ait reproché aux femmes comme un travers de vouloir s’occuper de celles d’entre elles tombées sous les coups de la loi et d’avoir inscrit à leur programme un article réclamant l’abolition de la réglementation de la prostitution, je crois qu’il est de notre devoir d’exposer encore une fois les faits tels qu’ils sont et d’attirer l’attention de tous ceux que préoccupe un idéal supérieur de justice sur ce que la situation de certaines femmes a d’humiliant et d’offensant.
Prenons d’abord la première section.

Les femmes qui s’y trouvent, détenues de droit commun, sont soumises au décret du 11 novembre 1885 portant règlement du service et du régime des prisons de courtes peines. C’est-à-dire, condamnées, accusées ou prévenues, les prisonnières, après un court séjour au Dépôt, y sont astreintes, selon leur catégorie, à la vie en commun, travaillent à l’atelier, mangent au réfectoire, dorment soit dans des dortoirs où sont entassées jusqu’à quarante femmes et leurs enfants, soit dans des cellules contenant de cinq à dix lits. [Elles] sont obligées de prendre part aux travaux organisés dans la prison et, si leur condamnation dépasse un mois, sont tenues au port du costume pénal : la robe grise et le bonnet noir.

Les heures du coucher et du lever sont fixées : En décembre, janvier et février, à six heures et demie ; en mars, avril, octobre et novembre, à six heures ; en mai, juin, juillet, août, septembre à cinq heures pour le lever. Le coucher a lieu du premier mai au trente septembre à neuf heures du soir et à huit heures pendant le restant de l’année.
Le coucher des pensionnaires comprend : un lit de fer, une paillasse et un matelas, un traversin de paille, une paire de draps, une couverture en été et deux en hiver.

Les prévenues et les accusées ont, en payant une redevance de vingt-cinq centimes par jour, droit, au lieu de travailler à l’atelier et de coucher au dortoir, de rester en pistole.5 La pistole est une cellule moins étroite, mieux située, plus confortablement installée que les autres et chauffée en hiver, où le nombre de détenues enfermées ensemble ne peut jamais s’élever au-dessus de dix.

Au régime de la prison qui consiste en une boule de pain bis d’environ sept cent grammes, trente-huit centilitres de bouillon le matin, trente-huit centilitres de légumes l’après-midi et une ration de viande le dimanche, les détenues peuvent ajouter des vivres supplémentaires qui leur sont fournies par la cantine de l’administration et dont le prix est fixé par arrêté préfectoral. En outre, il est loisible aux détenues de renoncer aux vivres ordinaires ou supplémentaires de la prison et de se faire venir la nourriture du dehors.
Un régime spécial est accordé aux nourrices et aux malades.

Le produit du travail des condamnées est réparti en portions égales entre elles et l’Etat ou l’entrepreneur. La moitié des cinq dixièmes revenant aux condamnées est réservée pour l’époque de leur libération : c’est la masse6, l’autre moitié leur appartient, elles peuvent s’en servir à leur gré. Cet argent est presque toujours dépensé dans la maison. Les prévenues et les accusées profitent des sept dixièmes du produit de leur travail et peuvent en disposer intégralement.

Au rez-de-chaussée de la première section, en dehors du greffe, de la pièce où les prévenues s’entretiennent avec leur avocat, du parloir, espèce de corridor divisé en trois compartiments où les prisonnières, sous l’œil vigilant du gardien qui se tient dans le compartiment du milieu, peuvent recevoir les personnes qui ont obtenu l’autorisation de les visiter, se trouvent les ateliers, le réfectoire, les cuisines, la bibliothèque, la chapelle.

Au premier il y a les pistoles, les cellules et l’infirmerie pour les prévenues, le cabanon des folles et la chapelle des sœurs. Au deuxième, se trouvent les dortoirs, les cellules et l’infirmerie pour les condamnées, la pièce réservée pour les femmes en couches et la ménagerie. Sous ce nom, on désigne des cellules grillées, réservées autrefois aux jeunes filles envoyées par leurs parents ou la police en correction. On y enferme généralement aujourd’hui les femmes arrêtées dans les émeutes, les révoltées qu’un délit d’insoumission amène à Saint Lazare. Leur aspect rappelle la barbarie du Moyen Age. Ces cellules de moitié plus basses que les autres sont entourées de trois côtés par des parois cloisonnées, le quatrième côté qui donne sur un étroit corridor où les gardiens et les sœurs font leur ronde est fermé comme les cases des fauves au Jardin des Plantes par une grille qui tient toute la façade.

En haut, sous les toits, se trouvent les cabanons. Ce sont d’étroites cellules, mansardées, mal éclairées, absolument nues, n’ayant pour tout meuble qu’une petite sellette de bois fixée à la muraille. La nuit, on y jette une simple paillasse, sans couverture. Véritables glacières en hiver, elles sont, en été, suffocantes de chaleur.

Partout les besoins les plus élémentaires de propreté et d’hygiène manquent. Les prisonnières n’ont pour se laver qu’une petite écuelle de terre brune et un pot contenant environ un litre d’eau. Depuis quelques années, elles ont droit réglementairement à un bain par mois.

Voilà donc d’une façon succincte, le règlement et la distribution de la première section à Saint-Lazare ; règlement qui peut paraître à d’aucuns, les amis de l’ordre quand même suffisamment équitable mais derrière lequel s’abritent tous les abus et toutes les injustices.

La surveillance de la prison de Saint-Lazare est confiée, en dehors du directeur, actuellement M. Meugé, un homme assez bon pour que vingt années de fonctionnarisme ne lui aient pas desséché le cœur et des gardiens chargés de maintenir l’ordre, aux sœurs de Marie-Joseph, ordre tout particulièrement dévouées au salut des prisonnières. Le service est fait par les condamnées de droit commun ; c’est une faveur très appréciée des détenues et qui leur évite, lorsqu’elles sont condamnées à des peines plus longues, le voyage de Clairvaux ou de Rennes ; faveur qui, malheureusement, échoit presque toujours aux intrigantes et aux rouées.

Ici, une question délicate se présente. Je ne voudrais pour rien au monde que l’on pût voir dans ce qui va suivre une attaque contre les admirables filles qui, très pures, se sont condamnées volontairement à vivre dans cette géhenne ; qui, en dehors des heures qu’elles donnent à la prière, consacrent tous leurs instants aux malheureuses confiées à leurs soins. Cependant, il est une chose que l’on est obligé de constater, c’est que, justement très naïves parce que très pures, ignorant tout du monde, ses tentations comme sa duplicité, il leur est impossible de discerner le vrai du faux, de ne pas être dupes du mensonge et de l’hypocrisie.

Ignorant systématiquement le crime ou le délit de leurs pensionnaires afin de rester plus impartiales, croient-elles, c’est sur leur degré de soumission, leurs simagrées de repentir ou de conversion qu’elles se basent pour juger les femmes qui leur sont confiées et les légers adoucissements dont elles disposent vont le plus souvent à celles qui en sont le moins dignes.

Mais, bien que nous ayons cru utile de la signaler, ce n’est là qu’un détail minime dont l’importance s’efface comparé aux autres inconvénients de la prison de Saint-Lazare ; l’abominable promiscuité, l’entraînement au mal des prisonnières les unes par les autres, l’insuffisance de nourriture, l’exploitation des détenues par l’administration.

Au point de vue de la démoralisation et des suites déplorables que peut avoir sur l’avenir des prévenues comme des condamnées leur passage dans une maison pénitentiaire, la prison du Faubourg Saint-Denis détient le record du pire.

Car si la raison proteste en songeant que les condamnées y sont astreintes à vivre en commun, à coucher dans des dortoirs où l’on met jusqu’à cinquante femmes, à travailler à l’atelier, à manger au réfectoire, mesures d’autant plus néfastes qu’elles sont appliquées dans une prison de courtes peines, dont les pensionnaires, après quelques semaines ou quelques mois de détention, vont à nouveau se trouver aux prises avec les difficultés de l’existence, quelle ne doit pas être l’indignation quand on songe que la même faute se commet envers les prévenues, présumées innocentes selon la loi, qui attendent quelques fois jusqu’à une année que leur procès soit jugé.

Il y a là tout ensemble, jetées pêle-mêle, faute de place, malgré les décrets qui prescrivent d’isoler par groupe distincts les prévenues et accusées sans antécédents judiciaires, les passagères, les prévenues et les accusées récidivistes, etc., de malheureuses créatures, victimes de la misère ; de pauvres filles, telles les infanticides, appelées à répondre seules devant la loi d’un crime dont deux sont également responsables ; des gamines de seize ans, des enfants presque, tentées dans leur coquetterie féminine par les étalages provocants et hypnotiseurs des grands magasins ; des voleuses de profession, des criminelles et, quelquefois des innocentes.

Demandez à Mme Bogelot, la directrice de l’œuvre admirable des Libérées de Saint-Lazare, dont la fondatrice, Melle de Grandpré mérite d’avoir son nom écrit en lettres d’or dans l’histoire du martyrologe du pauvre, et elle vous dira quels sont les résultats de cette organisation désastreuse qui paralyse et annihile tous les efforts fait pour le relèvement des condamnées.

La loi de sursis, cette loi si humaine pourtant et qui semblait un pas fait vers plus d’équité ne devient, appliquée aux malheureuses qui sortent de la prison de Saint-Lazare, qu’une mesure de clémence cruellement ironique.

Sans vouloir parler de la monstrueuse injustice commise envers des femmes innocentes, qu’après des mois de prison passés au milieu de criminelles de toute espèce, on renvoie simplement, sans le moindre dédommagement, sur une ordonnance de non-lieu, combien de fois, n’est-il pas arrivé qu’une prisonnière, après quatre mois de prévention, se soit vue condamnée à deux mois de prison avec application de la loi Béranger7. Comme toujours, d’après la loi, les mois de prévention comptent, la femme se trouvait avoir fait deux fois plus de prison que ne comportait sa peine et le bénéfice de la loi du sursis se trouvait nul au point de vue de la captivité. Restait seulement le bénéfice moral, c’est-à-dire : la virginité du casier judiciaire qui doit permettre à la femme comme à l’homme de ne pas porter à travers toute l’existence le fardeau de la première faute.

Que devient ce bénéfice à Saint-Lazare ?
Il est nul, répondront tous ceux qui se sont sérieusement occupés de la question. Car plus qu’un casier judiciaire qu’on n’est pas tous les jours obligé d’exciper, pèseront sur la vie des malheureuses qui sortent de là des relations qu’on les y aura contraintes de nouer.

Une femme qui, pour se débarrasser à jamais des dénonciations et du chantage indirect dont elle était victime de la part de ses anciennes co-détenues, avait essayé vainement de chercher dans la mort un refuge contre tant de bassesses et de cruauté, nous racontait son martyre depuis sa première entrevue avec une de ces femmes.
- « Ce fut au faubourg du temple, où j’étais descendue pour faire mon marché - nous dit-elle - que je rencontrai pour la première fois une de mes anciennes compagnes. En la voyant, je cherchai à la fuir, car je la savais paresseuse et mauvaise langue, capable de tout pour se procurer de l’argent.
Mais, elle, furieuse, ma rattrapa et, comme je m’arrêtais près d’une charrette pour acheter quelque chose, m’aborda, m’insula, me reprocha de la façon la plus grossière de faire la fière avec les anciennes amies de Saint-Lazare.
Affolée, je me sauvais, poursuivie par les rires de la foule. Le lendemain, je changeais de quartier. Après celle-là, ce furent d’autres. Effrayée, chaque fois que l’une d’elles connaissait mon adresse, je déménageais. J’ai perdu comme cela tout mon travail et, ma foi, l’existence n’étant plus possible dans ces conditions, j’ai voulu m’en aller ».    
Ce récit n’est ni une œuvre d’imagination, ni un cas isolé. Celle qui en fut l’héroïne vit toujours. Bien loin, au-delà des mers, elle a trouvé la vie calme et l’oubli qui lui étaient interdits en France.

Pour éviter la promiscuité, il y a la pistole - dira-t-on. Cela est vrai. Seulement, la pistole se paie et, puis qu’à Saint-Lazare comme partout, l’argent garde ses privilèges, ce ne sont généralement pas les plus intéressantes parmi les malheureuses amenées à Saint-Lazare qui possèdent les vingt-cinq centimes nécessaires par jour pour se payer le luxe de la solitude. Je sais bien qu’il reste, même aux plus pauvres, le produit de leur travail ; mais ces quelques sous, lorsqu’elles ne s’en dépouillent pas au profit de vieux parents que leur arrestation laisse dans la misère, elles sont obligées de les dépenser à la cantine si elles ne veulent pas mourir de faim.

Car, malgré tout ce qui a été dit et écrit, la nourriture des prisonnières de droit commun à Saint-Lazare est absolument insuffisante. Pour des femmes bien portantes, jeunes encore pour la plupart, une louche de soupe grasse le matin et quelle soupe !, une louche de légumes, l’après-midi et une boule de pain plus indigeste que nourrissant, ne constitue pas une nourriture assez substantielle, même avec la viande qu’on leur sert une fois par semaine et qui est immangeable. Il y a du reste là, comme dans toutes les prisons de la Seine, une anomalie extraordinaire, incompréhensible à constater.

À Paris, où si l’on tenait compte de l’état de délabrement physique des pensionnaires, il faudrait augmenter l’alimentation, l’ordinaire des détenus a été diminué de cent cinquante grammes de pain et d’un repas par jour, ainsi que d’une portion de viande par semaine.

L’insuffisance de la nourriture accordée aux prisonnières à Saint-Lazare est tellement évidente que, dans la deuxième section, sur la demande du Conseil municipal de la Ville de Paris, l’ordinaire des pensionnaires a été augmenté d’un repas et qu’elles ont de la viande chaque jour.

Dans cette deuxième section, où sont enfermées les prostituées de toutes catégories mais non de tout étiage social puisque pour les misérables seulement trop pauvres pour se payer le luxe d’un hôtel ou d’un appartement somptueux sont réservées les douceurs de Saint-Lazare.
Les prisonnières sont divisées en deux classes : les filles insoumises et les insoumises.

Les soumises, c’est-à-dire les femmes en carte, pierreuses ou filles de maison, y font, à moins de maladie, rarement un long séjour. Elles ne sont là qu’en tant que contrevenantes.

La police des mœurs les ayant, en due forme, autorisées à faire commerce de leur corps, c’est seulement pour tapage nocturne, apparition sur le voie publique avant l’heure réglementaire - les prostituées n’ayant pas le droit d’exercer leur métier le jour - pour racolage trop évident, passage sans autorisation d’un quartier dans l’autre, etc. , qu’elles sont arrêtées.

Inutile de dire que, cette première catégorie, de pauvres créatures descendues tellement bas qu’elles n’ont plus conscience de leur abjection, incapables d’insoumission ou de révolte, sont les favorites du boulevard de l’Horloge, de l’administration et des sœurs.

Debout, au milieu de la petite pièce qui leur sert de bureau, sa main blanche et potelée appuyée sur une table de bois noirs, la supérieure chargée de la surveillance générale de la deuxième section n’a pas, à notre interrogation, assez d’éloges à donner aux filles en carte, et, chez cette femme courbée elle-même sous la discipline, à laquelle vingt années de rapports journaliers avec la police et ses protégées ont donné une conception toute particulière de la dignité humaine et de la liberté individuelle, on sent gronder une colère sourde contre les autres, les insoumises, celles qui, malgré les emprisonnements successifs, les punitions infligées, la persécution quelquefois intéressée d’un agent des mœurs, n’ont pas voulu courber la tête, se laisser river à la chaîne honteuse de l’esclavage, que constitue pour une femme son inscription à la préfecture de police.

«Les meilleures, les plus douces - nous dit-elle de sa voix terne - sont les filles de maison ; jamais elles ne répondent ni ne désobéissent ; ce sont des filles sérieuses. Malheureusement, c’est de celles-là que nous avons le moins ; pourtant, les autres, les filles en carte, sont aussi assez gentilles ; tout bon sentiment n’est pas éteint chez elles : elles savent qu’il faut se résigner, et puis, elles ont plus de religion, disent moins de gros mots ; celles des beaux quartiers ont assez de tenue. Rien qu’à les voir, on sent qui elles fréquentent. Tandis que les autres, les insoumises, sont terribles, et nous sommes avec elles, obligées de sévir, quelquefois …(?). Les jeunes surtout sont impossibles ; elles n’ont aucune retenue, affichent leurs vices, tiennent des conversations scandaleuses et, lorsque nous voulons les réprimander, c’est avec des sourires moqueurs, des gestes insolents qu’elles nous répondent. Cependant, il faut le reconnaître, celles-le seules sont courageuses à l’ouvrage ; les filles en carte sont plus paresseuses et les filles de maison ne font presque rien ».

Ce qui n’empêche pas que ces dernières, auxquelles échoient les travaux faciles et mieux rétribués, ne gagnent pas encore, tout en flânant davantage que les insoumises, pour lesquelles sont réservées les besognes ingrates et fatigantes.

Du reste, on retrouve à la deuxième section, les mêmes abus, les mêmes erreurs, la même promiscuité que dans la première ; la surveillance y est tout aussi mal comprise et ses résultats y sont encore plus néfastes.
L’arbitraire et le favoritisme règne ici comme là.

Le service de cette partie de Saint Lazare est fait par d’anciennes prostituées, vétérannes du vice venues y demander leurs invalides. Elles y font la cuisine, secondent les sœurs, servent de gardes-malades dans les salles d’infirmeries et surveillent les dortoirs où le nombre des filles logées dans une seule pièce est encore plus grand que dans la première section.

Nous avons compté dans une salle où, si l’on se préoccupait de l’hygiène, quarante personnes ou plus pourraient coucher, plus de quatre-vingts lits, la plupart du temps, tous occupés.

La dernière fois que je visitai Saint-Lazare, vingt lits à peu près étaient vacants. Vu la Toussaint, la chasse à la femme avait été moins fructueuse ; les filles avaient en ces jours de fête trouvé plus facilement le compagnon nécessaire pour leur éviter le panier à salade.

Et, pour surveiller ces femmes, une seule gardienne, une ancienne prostituée, dont le lit exhaussé d’un mètre et demi domine les quatre rangées de couchettes et une sœur qui dort dans une petite cellule à part et qui, jamais n’entre dans le dortoir pendant la nuit.

La gardienne à laquelle je demandais si les détenues dorment tranquilles, m’assure avec un sourire équivoque que rien d’anormal ne s’y passe ; qu’elle n’a pas à se plaindre et, pour me prouver jusqu’où va son souci de l’ordre, elle me confie que, pour ne pas perdre les prisonnières de vue, elle ne les laisse même pas aller à un certain endroit, placé à droite du dortoir, et que, c’est dans ces quatre baquets, placés à la fin de chaque rangée de lits, que ces quatre-vingts et quelques femmes se soulagent des indispositions qu’elles peuvent avoir pendant la nuit.

On frisonne en songeant à l’air que respirent ces malheureuses, aux choses épouvantables qui peuvent se passer là. Car, comment croire ce que dit cette femme au sujet de la conduite des prisonnières, lorsqu’une des sœurs, dans un moment de franchise, m’avoue qu’à l’infirmerie, où cependant les détenues sont malades, les scènes les plus odieuses ont lieu, sitôt que la garde a le dos tourné.

Si pour les trois quarts des filles enfermées à Saint-Lazare, la société seule est responsable de leur déchéance, il y en a aussi d’autres, les vicieuses et les hystériques, amenées là, par paresse ou maladie. Pour celles-là, nul relèvement n’est possible ; incurables ou incorrigibles, elles gangrènent tout ce qui se trouve autour d’elles et, grâce à la possibilité qu’elles ont pendant leurs fréquents séjours à Saint-Lazare de connaître les nouvelles recrues de la prostitution, elles deviennent des agents de corruption par excellence.

Voilà ce que Saint-Lazare, où la police des mœurs envoie chaque jour de cinquante à soixante femmes, fait pour la morale.
Pour l’hygiène, c’est pire encore.

D’autres, plus autorisés 8que moi, ont déjà dit ce qu’il y a d’illusoire dans cette opinion que les filles atteintes de maladies vénériennes sortent guéries de l’hospice du faubourg Saint-Denis. Elles n’en sortent que blanchies, ainsi qu’elles le disent elles-mêmes, et condamnées à d’inévitables rechutes.

D’ailleurs au sujet de cette hygiène, sur laquelle s’appuyèrent ceux qui élaborèrent les décrets odieux de la réglementation de la prostitution, qu’il me soit permis de signaler un fait qui prouvera une fois pour toutes l’hypocrisie, ou, si l’on veut, l’illogisme de cette prétendue préoccupation de la santé publique.   
Chaque jour dans les trois étages de l’infirmerie de Saint-Lazare, des femmes atteintes plus ou moins gravement de maladies vénériennes sont occupées, aussi bien celles couchées que levées, à des travaux de couture qui, sortant de leurs mains, deviennent de véritables véhicules d’infection.

J’ai vu de ces malheureuses, incapables de se tenir debout tant elles étaient malades, travailler assises dans leur lit, ourler des mouchoirs, marquer des serviettes de toilette, coudre des chemises de femmes, ayant sous leur couverture, d’un côté, l’ouvrage fait, de l’autre, l’ouvrage à faire, tandis qu’entre leurs doigts moites de fièvre, souillés par la maladie, s’achevait la pièce commencée. Et ces mouchoirs, et ces serviettes, confectionnés pour les entrepreneurs des grands magasins, ne seront ni lavés, ni désinfectés ; avec les autres ouvrages exécutés à Saint-Lazare, ils iront, par ballots, s’empiler dans nos capharnaüms modernes, pour être vendus à un public trop confiant.

Effrayée du danger que courent les acquéreurs de ces objets contaminés, j’interrogeai des femmes du peuple et de la petite bourgeoisie, celles auxquelles est destinée la lingerie cousue dans les prisons afin de savoir si elles avaient soin de les laver avant de s’en servir. Neuf sur dix, me répondirent que non. Qu’elles s’en servaient toujours avant de les donner à blanchir, afin qu’ils soient mieux lavés ! !

Donc, la société qui, sous prétexte d’hygiène, encarte, enferme, met hors de l’humanité des malheureuses trop pauvres pour payer sa tolérance, oublie les principes élémentaires de cette même hygiène lorsqu’il s’agit des bénéfices de l’administration ou de ses confectionnaires.

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Notes de bas de page
1 Note de l’éditrice : cabarets parisiens célèbres au XVIII ème sicle.
2 Ibid. Laissez toute espérance, vous qui entrez ! Dante.
3 Ibid, lu sur Wikipendia : Saint Lazare était une prison parisienne. Léproserie fondée le long de la route de Paris à Saint-Denis à la limite de la zone marécageuse de l'ancien lit de la Seine au XIIe siècle, elle fut cédée le 7 janvier 1632 à Saint Vincent-de-Paul et à la congrégation de la Mission. La maison Saint-Lazare était située dans l'enclos Saint-Lazare, le plus vaste enclos de Paris à la fin du XVIIIe siècle : il s'étendait la rue de Paradis au Sud, la rue du Faubourg-Saint-Denis à l'Est, le boulevard de la Chapelle au Nord et la rue du Faubourg-Poissonnière à l'Ouest. Elle fut reconvertie en prison lors de la Terreur en 1793. Elle devint ensuite une prison pour femmes (1896) alors que ses terrains avaient été progressivement cédés et lotis à partir de la Révolution. Elle fut détruite en grande partie en 1935, l'Assistance publique - hôpitaux de Paris s'installant dans les bâtiments restants, jusqu'à une période récente.

Il ne reste actuellement de la prison Saint-Lazare que l'infirmerie et la chapelle construits par Louis-Pierre Baltard en 1834. On peut voir la chapelle au fond du square Alban Satragne (107, rue du Faubourg-Saint-Denis) dans le 10e arrondissement.

La prison Saint-Lazare est le cadre de la chanson d'Aristide Bruant « À Saint-Lazare ».

4 Ibid. : Congrès international de la condition et des droits des femmes. Cf., les vœux adoptés : La Fronde. 29Août 1900.
5 Ibid. Dans les prisons, chambre à part et autres commodités qu’un-e prisonnier-ère obtient moyennant la pistole, c’est-à-dire en payant.
6 Ibid. Terme d’administration militaire. Somme formée par les retenues faites sur la paye de chaque soldat ou allouée par abonnement pour une dépense spéciale. Le Littré.
7 Ibid. Loi de 1891 sur la libération conditionnelle.
8 Yves Guyot, La prostitution.

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