Madame Avril de Sainte-Croix

Rapport présenté au Congrès international de la condition et des droits des femmes tenu les 5, 6, 7  et 8 septembre 19001

Congrès international de la condition et des droits des femmes. 1901

date de publication : 05/09/1900
mise en ligne : 25/10/2006
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Mesdames, Messieurs,

S’il est une chose qui, plus tard, dans peu de temps, je l’espère, paraîtra bizarre, incompréhensible à tous, même à ceux qui aujourd’hui craignent d’être avec nous, c’est que, dans notre Congrès, plus d’un siècle après la Déclaration des Droits de l’homme, nous ayons dû encore inscrire à notre programme un paragraphe réclamant l’unité de la morale pour les deux sexes et l’abolition de la prostitution réglementée.

Car, mesdames, messieurs, s’il est un sujet sur lequel l’opinion de toutes les femmes doive être unanime, s’il est une offense que toutes également, elles doivent ressentir, n’est-ce pas dans cette conception néfaste d’une morale double et différente pour les deux sexes qui, à travers les âges, de l ‘antiquité jusqu’à nos jours, a été la source la plus certaine de misère, d’immoralité et d’oppression pour la femme. Et parmi les résultats de cette déplorable conception, le patronage officiel de la prostitution, devenu avec le temps la réglementation actuelle, n’a t-il pas été le plus révoltant, le plus odieux de tous ?

Je sais que beaucoup trouvent que ce sont des questions que les femmes doivent laisser en dehors de leurs délibérations. Le Congrès n’en a pas jugé de même. La réglementation de la prostitution avec ses bastilles, ses hôpitaux - prisons, sa mise hors la loi des plus pauvres, des plus misérables d’entre nous, n’est-elle pas le dernier et le plus solide maillon qui rive encore « l’Eve nouvelle » à l’esclavage ancien ?

Nous devons, au contraire, élever la voix d’autant plus haut, qu’on entend les hommes, usurpant le titre de moralistes2, nous dire  que c’est surtout pour la sauvegarde des honnêtes femmes, la sauvegarde de la famille, qu’ils veulent maintenir l’institution.
À leur assertion, selon les paroles de celles qui luttent avec le plus d’éloquence contre les réglementaristes, nous dirions : «  S’il en est ainsi, si c’est de nous qu’il s’agit, il est juste que notre voix se fasse entendre ; le silence impliquerait notre consentement. Nous ne pouvons accepter une protection qui s’exerce par de tels moyens ».3

Lorsque ce régime fut institué, les femmes se sont tues. Elles pouvaient ignorer, du moins en partie, ces poignantes réalités. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Nous ne pouvons plus demeurer dans l’ignorance du monde au milieu duquel nous vivons ; car nous avons notre part à prendre au travail de l’heure présenté, notre part à porter de ses responsabilités.

***

C’est pourquoi nous venons, même contre l’avenir des intéressées s’il le faut, n’a t-on pas affranchi les esclaves contre leur volonté ? réclamer la suppression de ces règlements odieux.
D’origine très lointaine, puisque ce fut Solon le premier qui, en Grèce, eut l’idée d’acheter des femmes, de les parquer en des lieux distincts et de les éduquer au point de vue sexuel pour la satisfaction érotique du mâle, la prostitution officielle n’a fait, en traversant les siècles, qu’aggraver cette injustice, augmenter ses méfaits en voulant s’adapter aux civilisations nouvelles.

Après Athènes, où la prostitution réglementée bénéficiera, comme toutes les autres institutions de ce pays, de la douceur des mœurs, ce fut Rome, la ville des Césars, qui adopta le système ; l’aggravant de tout le mépris que les peuples conquérants ont  pour le droit des faibles.
Les femmes pauvres et de conduite irrégulière y furent astreintes à se faire inscrire sur les registres de la ville où elles habitaient. Exploitant leur misère, l’Etat bénéficia de la dégradation morale des filles publiques en vendant patente à leurs proxénètes. On alla même plus loin ; on les imposa au pro rata de leurs tarifs. 

Alors, comme aujourd’hui, les monarques, les chefs les plus immoraux se montrèrent les plus sévères. Tibère et Caligula furent des répresseurs, de réglementeurs féroces, et l’impératrice Théodora qui, avant de devenir la femme de Justinien, avait été célèbre pour son inconduite, fut la plus impitoyable de tous.

En France, ces règlements firent leur entrée avec les Capitulaires de Charlemagne ; Ils furent un don royal, sanctionné par les comtes et les évêques, instituant par une loi morale l’asservissement sexuel de la moitié de la race. La prostitution, dès lors envisagée comme une profession, profession honteuse, suivit au moyen-âge la transformation des différents corps de métiers. Elle eut ses statuts, ses juges, sa patronne : sainte Madeleine, et ses saints. Ce ne sera qu’au XVème siècle, sous Charles VII, qu’on l’organisera d’un point de vue fiscal et que les municipalités seront autorisées à prélever une taxe.

Ailleurs, dans presque toute l’Europe, une organisation à peu près identique fut admise. À Rome même, devenue depuis l’avènement du christianisme la capitale de la catholicité, des maisons de débauche furent établies tout au côté du palais des papes, sur lesquelles un maréchal de la cour percevait un tribut.

Au XVII ème siècle, on se montre à leur égard d’une sévérité inhumaine : En Angleterre, elles subissent le carcan ; à Strasbourg, les lansquenets qui revenaient d’Italie ayant apporté des maladies contagieuses, les femmes contaminées par eux furent punies avec la plus grande rigueur. Une ordonnance prescrivit de les fustiger ou de leur couper le nez à volonté.

À Paris, vers le milieu du XVII ème siècle, sous prétexte de morale, des rafles de libertines furent faites, et les malheureuses filles tombées dans les filets de la police furent envoyées coloniser en Amérique, afin de donner plus de crédit aux actions du Mississipi. Pour sauver des financiers sans scrupules, l’Etat sacrifiait ainsi des milliers de créatures. Toujours et partout, les mêmes injustices ont lieu, toujours on frappe la prostituée pauvre, oubliant le prostituant.

Chaque année quelques victimes expiatoires sont choisies ; on les fustige, on les marque au fer rouge, ensuite on les condamne, suivant le pays ou le bon plaisir du juge, au carcan, au bannissement  ou aux galères.

Enfin, 1793 arrive  - les Droits de l’Homme sont proclamés – et, ironie, au lieu de l’affranchissement de la femme, la Révolution, le 12 Messidor de l’an VIII, institue la préfecture de police avec ses bureaux des mœurs.

Ce ne sera plus désormais au nom du roi, de la religion ou de la morale que les actes  les plus révoltants, les arrestations les plus illégales auront lieu. Ce sera au nom de la santé publique. Mais, en parlant d’hygiène, ceux qui élaboreront les décrets successifs qui, depuis 1800 jusqu’à nos jours, ont soumis à l’arbitraire le plus odieux les malheureuses, victimes le plus souvent de la misère, mentiront comme mentiront jadis ceux qui parlèrent au nom de la religion ou de la morale.
La santé publique, pas plus que les mœurs, ne bénéficiera de cet état de choses monstrueux  
Il aura servi simplement, à constater, une fois de plus, la dualité de cette morale qui blâme, réprime durement chez la femme, ce qu’elle tolère, protège chez l’homme.

***

Aujourd’hui, pour ne pas subir la marque infamante du fer, pour ne plus être condamnée à se promener grotesquement affublée à travers les rues de nos capitales, pour ne plus être fustigée ou attachée au carcan, la fille publique n’en reste pas mois la serve, l’esclave, celle sur laquelle la police a, à toute heure et sans mandat, le droit d’abattre sa main, celle qu’elle encarte, embastille, condamne à rester jusqu’à la fin la misérable pâture jetée aux appétits sexuels du mâle.

Pour elle, plus de relèvement possible ; elle est hors la loi, hors l’humanité. Par l’inscription, elle a été rivée à la chaîne de l’esclavage ; par la visite forcée et périodique, on détruit en elle ce qui pouvait subsister de pudeur. Inique dans son principe, le régime de la police des mœurs est déplorable dans ses conséquences, puisque, ayant supprimé la liberté chez la femme, il supprime du même coup, la responsabilité de l’homme.

Il enseigne en outre, par une épouvantable leçon de choses, qu’une femme, en se livrant pour de l’argent, commet un acte tellement monstrueux  qu’elle doit être dépourvue des considérations que l’on a pour les pires criminels : tandis que l’homme, en payant cette femme, commet un acte naturel, légitime, dans lequel l’Etat doit intervenir pour garantir la qualité de la chose livrée.

***

En réglementant la prostitution, l’Etat est donc triplement coupable. En encartant la fille, il porte une atteinte grave à la liberté ; en la punissant de ce qu’il envisage comme un délit excusable chez son complice, il détruit le principe d’égalité ; en l’autorisant, grâce à l’inscription, à faire commerce de son corps, il blesse la morale et crée le proxénétisme.

Ceux-là mêmes, chargés d’appliquer les règlements, ne peuvent, dans leurs moments de sincérité, s’empêcher de reconnaître l’inutilité de ces mesures arbitraires.
Non seulement, la police des mœurs ne réfrène pas la prostitution, mais elle y convie, y contraint même souvent, les malheureuses que la misère a mises à sa merci.
Du reste, les règlements de la police ne sont pas seulement de morale double, ils sont encore d’application différente. Car, tandis que les agents traquent et pourchassent la misérable « pierreuse » que la faim talonne, pauvre marchande d’amour, cherchant sur le trottoir de quoi assouvir sa faim ou apaiser son logeur, la police s’arrête, respectueuse, devant l’hôtel de l’hétaïre de grande marque ; elle assiste impassible, paternelle même, aux scandales qui, sous ses yeux, se passent dans les maisons de rendez-vous, où, pour satisfaire une clientèle de choix, sont amenées des mineures, des enfants presque.

Autrefois, pour maintenir le bon ordre, disait-on, mais en réalité pour entretenir et augmenter le nombre des filles soumises, des rafles étaient périodiquement organisées sur la voie publique ramassant dans un même coup de filet des prostituées et des honnêtes femmes.
Aujourd’hui, à la suite de protestations nombreuses, ces rafles sont été supprimées. Cependant il ne faudrait pas croire pour cela que la machine broyeuse de femmes soit abolie.
Non, elle existe toujours, aussi cruelle, aussi inique que par le passé, mais opérant de façon moins ostensible, moins brutale, et laissant tout autant de place à l’arbitraire.

Des agents habillés en bourgeois sont disséminés dans les rues les plus fréquentées, aux abords des gares, autour des marchés, près des garnis. Là, ils surveillent les agissements des femmes, les voient aborder le client, entrer avec lui dans un hôtel et plus rarement chez elles ; alors, sûrs de leur fait, ils attendent, et, lorsque l’homme, satisfait d’avoir satisfait ses instincts, s’est retiré, qu’il s’est éloigné suffisamment pour ne pas être ennuyé par l’intervention de l’autorité, le policier s’avance, arrête la fille, la conduit au prochain commissariat.

Il est facile de deviner à quelles scènes, à quels marchandages honteux, ces arrestations donnent lieu. Pour quelques agents consciencieux, combien n’ont plus, en arrêtant ces malheureuses, que leur bénéfice ou leur avancement en vue. Alors rien ne les retient, rien ne réfrène leur brutalité. Ils savent qu’ils seront toujours écoutés, toujours crus, même si la femme est innocente, même si elle est la victime de leur cupidité ou de leur lubricité non satisfaite.

D’ailleurs, ce n’est pas de l’argent seul qu’elles ont à subir la loi du plaisir. Une fois arrêtées, les filles se voient en dehors de toute légalité, jugées par un employé de la préfecture qui s’arroge le droit de prononcer contre elles, à huis clos, sans débat contradictoire et sans recours aucun, soit leur inscription dans la prostitution réglementée avec Saint Lazare comme préface, soit un emprisonnement d’un laps de temps plus ou moins long, suivant le tempérament, la mauvaise humeur, ou l’humanisme occasionnel de ce fonctionnaire.

Élaborés au nom de la morale, de l’hygiène et de l’intérêt général, comme si cet intérêt pouvait jamais reposer sur l’injustice et l’immoralité, les décrets de la réglementation eurent, partout où ils furent appliqués, des effets absolument contraires aux résultats espérés.
Partout où ces maisons s’ouvrirent, on put constater bientôt après la mise en vigueur des règlements de police, une débauche plus grande, une diminution des mariages, un affaiblissement sensible de la natalité.

Pour savoir les résultats qu’elle eût au point de vue de la santé publique, il suffit de regarder les tableaux dressés à Paris à ce sujet par le docteur Mauriac, médecin en chef de l’hôpital du Midi et défenseur quand même du système actuel.

Ces tableaux montrent que sur 1.000 insoumises, c’est-à-dire, prostituées ayant échappé au contrôle obligatoire de la préfecture, 134 seulement avaient occasionné des maladies contagieuses, tandis que 1.000 filles en cartes en avaient communiqué 170 et que 1.000 filles de maison étaient arrivées au chiffre éloquent de 251.

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Ailleurs, en Danemark, c’est le professeur J.L Chaufleury von Iysselstein, un spécialiste, qui, dans la Revue de Morale progressive, écrit : «  Une visite médicale, si minutieuse, soit-elle, n’offre aucune garantie. Une prostituée publique sûre n’existe pas. Toute contagion qui a lieu dans les maisons contrôlées par les autorités est une preuve de l’inefficacité du système »

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En Angleterre, à la suite de la vaillante campagne entreprise par Mme Joséphine Butler, la grande apôtre de l’abolitionnisme, la réglementation, reconnue nulle au point de vue de l’hygiène et attentatoire à la liberté individuelle, a été supprimée par le Parlement en 1886.

Depuis les défenseurs du système cherchèrent à la rétablir. Ils fournissent une statistique qu’ils firent éloquente de l’état sanitaire de l’armée anglaise aux Indes. Malheureusement pour eux, leur manœuvre échoua. À l’Académie de Médecine de Paris, le docteur Laborde, notre éminent collègue de la Fédération, put lire une dépêche militaire envoyée par le Secrétaire d’Etat au gouvernement de l’Inde et signée du comte de Kimberley, disant :
« Milord,
Après avoir délibéré en conseil eu sujet de la dépêche militaire de votre prédécesseur du 8 novembre 1893, transmettant la statistique des maladies vénériennes parmi les troupes anglaises et indigènes de l’Inde, j’en ai fait adresser une copie à la Commission sanitaire de l’armée. Vous remarquerez que la Commission n’est pas de l’avis de vos conseillers quant aux avantages à obtenir du système de la réglementation. Elle arrive à la conclusion que ce système a échoué dans l’Inde, que son établissement ne peut être recommandé au point de vue sanitaire ».

L’année dernière, lord Roberts qui avait été commandant en chef aux Indes justement à cette époque et qui s’était déclaré partisan résolu du système, dut, devant les preuves accablantes qu’apportaient aux femmes courageuses, venues à Calcutta et à Bombay pour lutter contre lui et vérifier ses assertions, reconnaître que les chiffres des statistiques fournies par ses médecins avaient été falsifiés pour les besoins de la cause.
La question de l’abolitionnisme a du reste au Parlement anglais des défenseurs de premier ordre en M. Wilson et James Stuart.

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En Allemagne, la réglementation sévit encore, bien que sous une forme un peu différente de celle adoptée en France. Si l’inscription, la visite forcée existent, l’hôpital-prison n’y est pas connu. 
Cependant, comme la loi y considère la prostitution (Gewerhmassige Unzucht) comme un délit, les femmes n’en jouissent pas de beaucoup plus de liberté, ni de plus de justice.
En dehors des arrestations qui ont lieu sous prétexte de scandale sur la voie publique, arrestations qui pourraient se justifier à la rigueur, elles sont encore internées lorsqu’un soldat se trouve malade donne, contraint par l’autorité, le nom de la femme qu’il suppose l’avoir contaminée, ou lorsque la femme est prise en flagrant délit de prostitution vénale.
Dans ce dernier cas, elle est conduite devant le tribunal qui prononce sa peine et l’homme surpris avec elle, ne pouvant être puni puisque le délit n’existe pas pour lui, l’homme est cité comme témoin à charge !
La loi Heintze, votée dernièrement, n’a fait qu’augmenter le gâchis que cause toujours une loi de morale sexuelle.
Les femmes qui se sont en Allemagne le plus occupées de la question sont : Mmes Mina Cauer, Papritz, Augspurg et Bieber-Boehm.

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En Hollande, le système ne subsiste plus guère que dans quelques villes. La visite forcée a été condamnée par un arrêté royal. Malheureusement, il faut bien l’avouer, si les sujets de la jeune reine Wilhelmine essaient dans la mère - patrie de se débarrasser du fléau de la réglementation, dans leurs colonies, les Pays-Bas tolèrent, pour le plaisir de l’armée – car, c’est partout la même chose, toujours en face de la caserne se dresse le lupanar, - les plus criants des abus.
Des doctoresses, témoins oculaires des atrocités commises aux Indes Néerlandaises, racontent avec vu les hôpitaux de Java encombrés de pauvres petites filles, malades, perdues, estropiées pour toute leur vie par des soldats hollandais auxquels des règlements iniques les livrent sans merci.

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En Belgique, après le Congrès médical qui eut lieu l’année dernière, et pendant le quel, malgré la présence des médecins officiels, pas une proposition nettement réglementariste n’a pu passer, pas même le vœu relatif à la loi sur la prostitution réclamée par le professeur Fournier, on pouvait croire que la question de l’abolition avait fait un grand pas, lorsque, à l’étonnement de tous, M. Lejeune, ancien ministre d’Etat, déposa au Sénat belge un projet de loi assimilant la prostituée au vagabond et punissant toute femme convaincue de faire métier de son corps d’un internement de trois à sept ans.
Inutile de dire par quelles protestations fut accueilli, de la part des féministes, le projet Lejeune. Cependant, il a aussi ses défenseurs ; ils sont nombreux. Mais nous espérons, malgré tout, que cette loi inhumaine, injuste, ne passera pas. Les députés socialistes belges :MM. Furnemont et Vandervelde en particulier, nous ont promis, lors des conférences qu’avec le secrétaire de la Fédération abolitionniste nous fîmes, sur ce sujet, à la Maison du Peuple de Bruxelles ; de lutter de tout leur pouvoir contre le projet du ministre d’Etat.
Ce sont des vaillants, la cause est en bonnes mains.

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En Italie, la suppression de l’inscription a été votée en 1888, ainsi que la visite obligatoire. Malheureusement, cette suppression n’a eu lieu que sur le papier. Dans toutes les villes de la péninsule, la prostituée reste la propriété de la police.

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En Suisse, le régime de la réglementation a disparu. La ville de Genève seule conserve cette institution toute d’arbitraire et d’hypocrite morale. Cependant, d’après l’accueil qui est fait aux efforts de toutes les sociétés féministes, il reste à prévoir que, là encore, l’abolition n’est qu’une question de temps.
Du reste, qu’ils le veuillent ou non, les défenseurs du système seront bientôt obligés de s’incliner.
L’unification du Code pénal suisse amènera avec elle cette réforme tant désirée.

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En Russie, en face de l’inefficacité des mesures soi-disant prophylactiques, un grand mouvement d’idées se fait actuellement. Il transpire partout, jusque dans la littérature ; et Tolstoï a pu, dans son beau livre Résurrection, donner un écho de la sympathie qui élève chez les gens de cœur. 
Ce mouvement a été surtout produit par les écrits de deux médecins, les docteurs Sperck et Stoukowenkoff, qui ont dans leurs travaux, détruits les derniers arguments derrière lesquels se réfugiaient les partisans du système.

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Aux Etat Unis, les réglementaristes ont inutilement tenté d’introduire le régime de la police des mœurs. Ils n’ont réussi qu’à soulever contre eux l’opinion.

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Il n’y a guère qu’en France où ces règlements odieux trouvent encore des partisans assez chauds, des admirateurs assez nombreux, pour que jamais un représentant du peuple n’ait osé à la Chambre des députés se lever pour en demander l’abrogation.

Seul, le Conseil municipal de paris, a, à plusieurs reprises, voté la suppression de la réglementation. Son vote est, hélas, reste platonique.

Il ne faudrait pas, pourtant, déduire de ce que nous venons de dire, qu’il ne s’est pas trouvé, chez nous, aussi, des citoyens ayant suffisamment l’amour de la justice et le respect des libertés pour protester contre ces odieux abus.

Lorsque, il y a de cela bientôt trente ans, Mme Joséphine Butler vint en France pour la première fois, prêcher sa grande croisade, des hommes et des femmes de cœur s’émurent à son appel. Mmes de Morsier, Maria Deraismes, Isabelle Bogelot, MM. Shoelcher, de Préssensé, Frédéric Passy, Le Dr Ph. Roussel, M. Laborde, M. Bourneville, vinrent se grouper autour d’elle et, l’année suivante, M. Yves Guyot publiait son célèbre volume La Prostitution qui, aujourd’hui encore est, dans son scrupuleux respecte de la vérité, le réquisitoire le plus terrible que l’on puisse dresser contre le système actuel.
Le docteur Fiaux, ancien conseiller municipal et ouvrier de la première heure, a également écrit des pages pleines de documents et d’éloquente pitié en faveur des malheureuses femmes poussées au ruisseau par une société qui se venge sur les plus faibles de ses propres vices.4

En outre, nous sommes heureux de le reconnaître, les femmes, après leur longue torpeur, semblent se préoccuper d’avantage de ces questions.

Mme Vincent, présidente du groupe « L’Egalité », a présente au Congrès de philanthropie en 1896, une motion précise, énergique, contre la réglementation : motion qui a été votée à la presque unanimité, par le Congrès que présidait M. Dumontpallier.

La « Société pour l’amélioration du sort de la femme », Société mixte, fondée par Maria Deraismes, a réclamé depuis longtemps l’unité de la morale pour les deux sexes : la «  Ligue du Droit des Femmes », présidée par Mme Maria Pognon, a inscrit à son programme l’abolition de la réglementation de la prostitution ; et, au mois de juin dernier, au Congrès des Œuvres et Institutions féminines, un vœu réclamant l’abolition de la réglementation de la prostitution a été voté à l’unanimité.  Les femmes catholiques elles-mêmes – je parle ici de celles qui sont groupées en dehors du mouvement féministe général – ont également dans leur journal, le Pain, réclamé contre cette injustice, nous faisant l’honneur de reproduire les articles que nous avions publiés sur ce sujet dans La Fronde.

Et puisqu’il est question de La Fronde, qu’il nous soit permis en passant de remercier sa directrice, Mme Marguerite Durand, qui a eu le courage de nous permettre de publier dans son journal, une série d’articles sur la question, articles que, depuis des années, malgré notre collaboration assidue à plusieurs autres journaux, il ne nous avait jamais été possible de faire publier ailleurs.

L’idée, voyez-vous, marche. Nous avons même eu la joie de voir, grâce au dévouement de M. Auguste de Morsier, se former une branche française de la Fédération abolitionniste à laquelle sont venus adhérer des hommes et des femmes éminents : écrivains, penseurs, hommes politiques, médecins, etc. En outre, M. Trarieux, président de la Ligue des Droits de l’homme, répondant à une lettre qui lui avait été adressée, à ce sujet, [par] le secrétaire de la Fédération, informait celui-ci que la Ligue, reconnaissant la justice des réclamations des abolitionnistes, allait mettre l’étude de la question à l’ordre du jour. Et, chose plus significative encore, l’hiver dernier, à la Bourse du travail, dans l’Université populaire, à l’Ecole Libertaire de la rue Titon, les conférences faites sur ce sujet ont été écoutées avec la plus grande attention, les orateurs rappelés, applaudis par l’auditoire.

Ailleurs, dans différentes associations républicaines, la question a été discutée, nos idées soutenues avec éloquence par MM. Huart, Charbonnel, etc., etc. Une loge, « Les Amis de la Science » a même envoyé au Congrès un travail des plus intéressants, rédigé par M. Edouard Blat, dons les idées sont résumées au courant de notre rapport, et qui conclut, ainsi que celui de Melle de Granpré, comme nous, à la suppression de toute mesure d’exception.

Si l’année dernière, à Londres, à la Conférence contre la Traite des blanches, la délégation française a fait tache, ne s’est pas prononcée unanimement contre la réglementation, c’ est que nous avions avec nous, à notre tête, M. le sénateur Béranger, un homme de grand cœur, sans doute, puisqu’il a fait voter la loi que vous savez, mais dont l’opinion au point de vue de la morale sexuelle diffère absolument de la nôtre. M. Béranger est pour l’ordre « quand même » ; il trouve acceptable la théorie des «  sépulcres blanchis ».

Grâce à lui, un vœu  illogique fut voté, demandant aux gouvernements de réfréner, punir d’un côté, ce qu’il tolérait, pratiquait de l’autre : le proxénétisme.

***

Maintenant, mesdames, messieurs, après avoir essayé de vous démontrer que ni au point de vue moral, ni au point de vue sanitaire, la réglementation de la prostitution n’a répondu à son but, je tiens à dire que si nous l’avons fait, ce n’est pas que nous croyions à la nécessité de ces arguments pour prouver l’injustice de cette institution et en demander l’abolition.

La réglementation serait-elle utile au point de vue de la morale, avantageuse au point de vue de l’hygiène, qu’il faudrait encore la repousser car elle reste, avant et par-dessus tout, inique au point de vue de la liberté individuelle.

À aucun prix et sous prétexte, on n’a le droit de mettre des femmes hors la loi, d’en faire des esclaves, astreintes pour assurer la sécurité de quiconque sen sert, à des mesures dégradantes ; de les mettre à merci, sans recours aucune, de tenanciers proxénètes ignobles, patentés par le gouvernement.

Il ne doit exister aucune réglementation. Les bastilles à gros numéros doivent être fermés, comme doivent être détruits tous les hôpitaux  - prisons. Toutes les maladies doivent être soignées comme des maladies et non envisagées comme des tares.

Que l’on ouvre, puisque, malheureusement, dans l’état actuel de la société, la prostitution ne peut être supprimée, des dispensaires gratuits et accessibles à tous, où chaque jour, les filles pourront venir, si bon leur semble, demander au médecin un bulletin de santé.
Qu’on soigne, aux frais de l’Etat, à domicile s’il le faut, le budget de la police des mœurs y suffira certainement, mais que l’on cesse de rendre les femmes seules responsables de maladies dont elles sont les premières victimes.

Le rôle de la police est d’empêcher le scandale sur la voie publique ; en allant plus loin, elles outrepasse ses droits et viole les articles premier, 5, 6 et 7 de la Déclaration des Droits de l’homme qui disent :
Article premier. - Tous les citoyens sont égaux devant la loi
Article 5 . – Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché.
Article 6 . – La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.
Article 7. – Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites ; ceux qui sollicitent, expédient, exécutent et font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis.

Pour la majorité des hommes, au point de vue civil, nous n’existons pas. Ne pouvant déposer dans l’urne électorale notre bulletin de vote, les injustices commises à notre égard n’ont qu’une importance relative.

Quinze mille femmes à peu près sont, à Paris, inscrites sur les registres de police : plus de cent mille, les insoumises, sont journellement traquées, punies, emprisonnées, victimes de l’arbitraire le plus odieux.
Croyez-vous que si cent quinze milles citoyens, aussi peu intéressants fussent –ils, étaient chaque jour lésés dans leur droit, il ne se trouverait pas quelqu’un pour protester au Parlement et que l’on attendrait, pour leur faire rendre justice, l’avènement du gouvernement idéal qui brisera leurs chaînes en détruisant la misère ?

***

C’est donc aux femmes que nous demandons de lutter.
Il faut qu’elles songent, lorsqu’au milieu des leurs, elles jouissent du confort, du luxe, de l’ambiance paisible que créa autour d’elles, plus encore que la famille, la sécurité matérielle du lendemain, il faut qu’elle songe à la malheureuse qui, dehors, sous la pluie et le vent, insultée par le mâle, traquée par l’agent, est obligée, pour ne pas mourir de faim, de venir, entre deux stations à Saint – Lazare, demander son pain à la prostitution. Qu’elles se rappellent parfois, celles surtout pour lesquels la vertu fut souriante et facile, qu’il existe tout à côté d’elles, honteux vestiges d’un temps barbare, des marchés officiels, ouverts à tous, de femmes attendant de l’aube au couchant, et du couchant à l’aube, l’homme en mal de luxure, pauvres créatures dont les plus éhontés des industriels peuvent, avec la protection de l’Etat, tirer le maximum de gain.

Que nulle d’entre elles, désormais, s’enfermant dans son impeccabilité, ne se croie lez droit d’ignorer le calvaire de la prostituée ; qu’elles y songent, au contraire et qu’elles se disent que ce sont elles, aussi bien, que l’homme qui, par leur indifférence, leur sot orgueil, rivent les chaînes de ces malheureuses, empêchent leur relèvement.

***

Nous ne voulons plus, pour la femme, qu’elle quelle soit, de lois d’exception.
Elle est, comme l’homme, un être humain ayant droit à son autonomie intégrale, et nous protestons contre toute espèce de règlement qui, sous prétexte de sauvegarder la santé de l’homme, voire même la famille, sanctionne, consolide le principe même d’une morale double pour les deux sexes.

Dans cet ordre d’idées, comme le disait avec beaucoup de justesse le docteur Fiaux : «  En dehors de la liberté, il n’y a de place que pour l’arbitraire, et, en dehors de l’arbitraire, il n’y a de place que pour la liberté ».

C’est pourquoi, messieurs, mesdames, nous vous demandons de bien vouloir voter le vœu suivant, qui représente, nous en sommes certaines, l’opinion de la majorité d’entre veux :

« Le Congrès, considérant que le principe de morale et de responsabilité différentes pour les deux sexes est inadmissible, demande que soient abrogées toutes mesures d’exception en matière de mœurs ».

***

Le vœu a été adopté à l’unanimité.

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Notes de bas de page
1 Congrès tenu à l’Exposition universelle, au Palais de l’Economie sociale et des Congrès. Questions économiques, morale et sociales. Education. Légilsation : Droit privé. Droit Public - Paris. Imprimerie des Arts et Manufactures . 8 rue du Sentier. 1901. p. 97 à 114.  

2 M. Letry ; Europeans morales.  
3 Mme Piechyntra.
4 Dr. Fiaux, Les maisons de tolérance.

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