Dr Madeleine Pelletier

Avortement et dépopulation

La Suffragiste
Mai 1911

date de rédaction : 01/05/1911
date de publication : Mai 1911
mise en ligne : 03/09/2006
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La femme a le droit de se faire avorter, parce qu’elle seule est propriétaire de son corps.
Le seul argument sérieux à opposer à l’avortement, c’est donc la raison d’Etat.

La diminution continue du nombre de naissances est un fait et nombre de gens s’en alarment. S’alarment-ils avec raison, telle est la question.

Si cette diminution devait amener peu à peu la disparition complète de l’espèce, il y aurait lieu de s’en inquiéter, mais il ne saurait en être ainsi, car la procréation aura toujours pour sa sauvegarde un facteur puissant : l’amour des enfants. On répugne aujourd’hui à avoir six enfants, mais on tient à en avoir un ou deux. Très rares sont les individus qui trouvent, soit dans leur propre esprit, soit dans le monde extérieur, un aliment suffisant à leur activité cérébrale.

L’enfant satisfait un certain nombre de besoins du cœur de l’adulte : besoin d’aimer et d’être aimé, besoin de protéger, besoin de dominer. Il est, en somme, une partie trop grande de la vie pour qu’il soit à craindre que la génération présente en vienne à supprimer, de propos délibéré, les générations futures.

Aussi bien, les craintes des repopulateurs ne visent-elles pas à la disparition de l’espèce humaine. Leur point de vue est moins large ; ils ne pensent qu’à la France, et envisagent la proportion de ses forces numériques eu égard à celles des autres nations.

Les partisans de la repopulation sont, le plus souvent, des hommes d’opinion rétrogrades ; ils sont pour l’autorité, la subordination des classes pauvres aux classes riches et ils croient que le meilleur moyen de maintenir la hiérarchie sociale, c’est une « bonne » guerre de temps à autre. Pendant les années que la guerre se prépare ou est censée se préparer, on excite le sentiment national au cœur du peuple, on donne en proie aux passions haineuses la nation avec laquelle on est en conflit et les pauvres, l’esprit largement occupé, oublient et leur condition et les privilèges de ceux qui la leur ont faite.

Les conservateurs veulent bénéficier du patriotisme, mais ils se refusent à en accepter les charges. Ils se croient faits pour commander, pensent qu’ils ont droit à une vie supérieure et libérée qui n’est pas compatible avec une famille nombreuse. L’homme ne veut pas diviser la fortune, la femme a la même volonté et, de plus, elle [qui] veut pouvoir conserver, même dans l’âge mûr, un visage frais et un corps souple, ne peut pas être un objet de répulsion. 

Mais si le rôle des riches est de diriger, celui du peuple est d’obéir ; à lui donc, la vie chétive, le travail, la défense du pays ; à lui, la descendance nombreuse. Si les enfants sont une cause de misère, tant pis. De temps en temps, on fera l’aumône ; cela ne ruine pas et a l’avantage de maintenir ceux à qui on la fait dans une salutaire humilité.

La restriction volontaire des naissances par la prophylaxie anti-conceptionnelle ou par l’avortement a des causes qui se reproduisent, les mêmes partout. Dès que l’homme est assez intelligent pour régler ses instincts, il comprend qu’il a intérêt à ne pas être trop prolifique. Quel que soit le pays, l’homme qui a, pour sa femme, d’autres sentiments qu’un désir brutal, se refuse à l’accabler de grossesses. La femme, prenant conscience de sa personnalité, cherche à n’être plus exclusivement une procréatrice. Les avantages économiques d’un enfantement restreint dans les familles pauvres se retrouvent en tous pays, aussi, la dépopulation est-elle la conséquence inévitable de la civilisation.

En situation normale, la raison d’Etat n’est pas une bonne raison.

Avant tout, c’est l’individu qui est sacré et, du moment qu’il ne lèse pas les autres, sa liberté doit être entière ; il a le droit absolu de vivre à sa guise, de procréer ou de ne pas procréer.

En voulant, dans un intérêt national, mettre un frein aux libertés individuelles, on fait toujours plus de mal que de bien.


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