Dr Madeleine Pelletier

L’anti - féminisme de M. Clemenceau

La Suffragiste
Mai 1913

date de rédaction : 01/05/1913
date de publication : Mai 1913
mise en ligne : 03/09/2006
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J’avais une certaine estime, même une pointe d’admiration, pour M. Clemenceau.
Je ne le connais pas et ne lui ai jamais parlé ; c’est là pour admirer les gens et même pour les estimer des conditions favorables.

On l’avait, durant le temps de toute une vie moyenne, écarté du pouvoir, et j’entendais dire que cet ostracisme systématique était l’œuvre de la coalition des médiocrités politiciennes contre son esprit supérieur.
Aussi, cela m’agaçait de l’entendre attaquer.

Il est loin d’être sans péché, je le sais, mais lorsque j’entendais des gens dont je connaissais le peu de moralité politique lui reprocher d’être immoral, je ne pouvais m’empêcher de le défendre.

« Hein, il en a ! » me répliqua un jour un député unifié, « du moins vous le croyez ; eh bien ! c’est une illusion, il n’en a plus, il n’en a même jamais eu ». Quelle bassesse de sentiments ! bien masculine, j’oserai dire, car si les hommes en général ont beaucoup de qualités morales que je voudrais voir les femmes acquérir, ce n’est pas d’ordinaire par la délicatesse de sentiments qu’ils brillent.

Je n’ai pas besoin de dire que la sexualité n’entrait pour rien dans l’estime que j’avais, à distance, pour la personnalité politique de Clemenceau. M. Clemenceau a droit à quelque estime, car c’est certainement un homme d’énergie. Il a, je crois, soixante et douze ans et, à cet âge où d’ordinaire, les hommes, le cerveau usé, se contentent de regarder d’un œil morne passer la vie des autres, il a la prétention de vivre encore. Au Sénat, il est le porte-parole d’un parti qui s’est trouvé être assez fort pour mettre la R.P 1en échec et le régime dans l’embarras ; il fonde un journal. Et cependant, il est mal servi par sa bête : il va à Carlsbad tous les ans et, dernièrement, il a dû subir, dans une maison tenue par des religieuses, une opération grave.

Mais M. Clemenceau n’est hélas qu’un politique et, ce qui prouve qu’il n’est pas un homme d ‘idées, c’est qu’il semble bien n’avoir jamais réfléchi à la question féministe.

Dernièrement, écrit-il, dans son journal « L’homme libre », une dame en ska est venue le voir au Sénat, pour lui demander ce qu’il pensait du vote des femmes. À brûle - pourpoint, comme cela, il était embarrassé. Ah ! si on était venu lui parler d’une contingence quelconque de la politique courante, il aurait eu une réponse immédiate, mais le vote des femmes, pour savoir ce qu’il en pensait, il fallait qu’il y songeât.

En une colonne et demie, M.Clemenceau nous expose ses réflexions ; rien de bien neuf, c’est surtout en politique que tout est dit.

À l’article, un titre rosse, presque obscène même : « Toutes ces dames au scrutin », pour paraphraser le « Toutes ces dames au salon » des maisons hospitalières.

M. Clemenceau, il y a en France, une quinzaine de millions de femmes adultes. Sur ces quinze millions, il y en a bien la moitié qui travaille honnêtement de leur intelligence ou de leurs mains ; plusieurs millions remplissent comme femmes d’intérieur ou mères de famille, une fonction utile dans la société.
Les femmes de maisons tolérées ne peuvent guère être plus de quelques milliers ; il peut y en avoir à peu près autant que de souteneurs, au nombre desquels, il faut ajouter le contingent des prostituées pour l’un ou l’autre sexe.
Comment donc, M. Clemenceau, lorsqu’on vous parle des droits de la femme, pouvez-vous penser tout de suite, aux maisons de tolérance ; iriez-vous donc bien souvent ?

M. Clemenceau reconnaît que si l’éducation politique de la femme est en retard, la faute en est aux hommes qui, par le seul pouvoir de la force, ont maintenu les femmes dans la servitude. Mais cette œuvre inique de la force, M. Clemenceau ne veut rien faire pour la réparer : l’assujettissement de toute une moitié de l’humanité lui est indifférent ; il ne voit que l’éventualité immédiate, le péril clérical. Et, pour le conjurer, ce péril, il désire que le vote des femmes arrive le plus tard possible.

Les hommes, dit-il, n’ont pas obtenu d’emblée le suffrage universel ; il s’est réalisé par étapes. Oui, mais sur quelle base d’abord, la sélection s’est-elle opérée ? Est-ce sur la valeur civique ? non ; c’est l’argent qui a servi de principe directeur : un commerçant ignare votait, alors que l’on privait de droits électoraux, le savant sans le sou.

M. Clemenceau se garde de laisser tomber un fait récent qui peut jeter quelque discrédit sur les suffragettes anglaises. La police, en perquisitionnant au quartier général féministe a trouvé des lettres d’amour adressées à une militante par un député socialiste. Eh ! Eh ! elles ne s’embêtent pas les suffragettes ; si elles incendient les monuments, elles mettent aussi le feu aux cœurs, etc., etc. Évidemment, la dame en question aurait dû mettre en sûreté sa correspondance intime, mais avec cela qu’on ne trouve pas de lettres pareilles au cours des perquisitions chez les hommes politiques. Seulement, ce sont des hommes et l’inimitié politique, elle-même est discrète ; le mur de la vie privée, songez donc, cela ne se franchit pas.
Mais pour les femmes, on aurait bien tort de se gêner.

M. Clemenceau semble cependant ne pas désapprouver le vote des femmes…en Angleterre. L’Angleterre, dit-il est un pays protestant ; les femmes n’y sont pas inféodées à l’Eglise, mais en France, ce n’est pas la même chose.

Lorsque le vote des femmes existait seulement dans quelques Etats d’Amérique, les anti-féministes disaient : Oh ! l’Amérique, c’est bien loin.

On l’accorda aux Finlandaises, alors ce fut autre chose. La Finlande, il fait bien froid, là-haut ; l’amour est glacé là, comme le climat : le vote des femmes peut donc y être sans danger, mais en France, ce n’est pas la même chose.

Voici maintenant que l’Angleterre, M. Clemenceau nous le dit, est sur le point d’entrer dans la même voie et le Tigre se récrie : l’Angleterre, elle est protestante, cela se comprend, en France, ce n’est pas la même chose.

Lorsque les Suissesses voteront, on dira que la Suisse est un petit pays. Quand les femmes voteront en Allemagne, on dira que l’Allemagne, c’est un pays de bière, et qu’en France où on boit du vin, ce n’est pas la même chose.

Si le rôle des nations latines est fini, si tout progrès est impossible, si elles ne peuvent plus produire que des politiques comme M. Clemenceau qui ne savent employer leur énergie qu’à entraver la marche du progrès sous le prétexte que lorsqu’on change quelque chose, on ne sait jamais ce que cela donnera, ma fois, tant pis pour elles.

Quand cela sera bien établi, il n’y aura plus pour les femmes intelligentes et cultivées, qu’à se faire citoyennes d’un pays anglo-saxon.

    


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Notes de bas de page
1 Représentation professionnelle.

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