Paris, le 28 juin 1998.
Dominique Fougeyrollas
Paris
Ma chère Dominique,
Tu as bien voulu m’adresser copie de la version provisoire (en date du 30 mai 1998) du questionnaire intitulé: « La vie des femmes et la violence dans la société » et je t’en remercie.
A la lecture de ce texte - sur lequel j’ai exclusivement travaillé - après avoir spontanément écrit mes réactions à la lecture du questionnaire, j’ai pensé que, compte tenu de l’importance des questions posées, il était nécessaire de synthétiser mes critiques. J’ai ensuite été emportée par cette réflexion qui m’a poussée nettement plus loin que je ne le pensais au départ. Ce qui explique à la fois la longueur de ce texte et le curieux mélange de genre situé entre la lettre personnelle, la note et l’article.
J’aurais aimé pouvoir consacrer plus de temps à ce travail, qui, en l’état actuel, est donc inachevé. J’aurais, notamment, souhaité, dans la quatrième partie, prendre plus de recul par rapport aux critiques ponctuelles de certaines questions. Cela n’a pas été possible, dans la mesure où je souhaitais t’adresser ce texte avant la réunion de mardi prochain.
Je précise aussi que je ne prétends à rien, pas même à « avoir raison », et ce d’autant moins que je n’ai assisté à aucune réunion1, lu aucun autre texte, et que je ne connais donc aucun de débats qui ont pu avoir lieu. Cependant, en tant qu’intellectuelle féministe, et tout simplement en tant que citoyenne, je ne pouvais pas ne pas réagir sur une question que je considère comme fondamentale et éminemment politique.
Tout d’abord, il ne s’agit pas - ce que je croyais tout d’abord - d ’un questionnaire sur les violences masculines contre les femmes: en effet, la question des violences incestueuses, des mutilations sexuelles, de la prostitution2 ne sont pas traitées.
Il ne s’agit pas non plus d’un questionnaire sur : « la violence dans la société » - comme l’indique le titre - car, il eut fallu, par exemple, aborder la question de la violence du fait de l’ état et/ou de ses agents.
Il ne s‘agit pas non plus d’une enquête sur « la vie des femmes », ce qui ne veut pas dire grand-chose.
Aussi, l’intitulé du titre: « La vie des femmes et la violence dans la société » apparaît comme un première ambiguïté de ce questionnaire.
Avant de faire état de mes critiques, il me paraît nécessaire de rappeler que j’avais refusé de faire partie du comité scientifique de cette enquête. Nous en avions d’ailleurs longuement discuté ensemble chez moi, avec Brijitte Lhomond.
Je pensais en effet que:
* Procéder à une enquête sur les violences à l’encontre des femmes dans le contexte politique français de l’époque3 ne pouvait que reproduire le « sens commun patriarcal ». L’absence de toute dénonciation gouvernementale de ces violences qui est, globalement, la situation française depuis la dernière campagne initiée par Michèle André en 1990 sur « les violences conjugales » contribue en effet à les banaliser, à les normaliser, voire à les légitimer.
A cet égard, la comparaison - dont nous avions discuté - entre cette enquête et les travaux statistiques canadiens sur les violences de 1992 et 1993 ne me paraît pas appropriée. 4 En effet, dans la situation canadienne, ces enquêtes s’inscrivaient dans le cadre de la dénonciation de ces violences par toute une société depuis plusieurs années et ont donc contribué à l’amplification de la prise de conscience politique. Alors que, dans la situation française, l’enquête a lieu dans le contexte d’une absence de toute dénonciation publique, gouvernementale. 5 Il est donc plus que probable qu’elle s’inscrira dans ce processus de déligitimation et de refoulement.
Lorsque le gouvernement canadien a lancé sa grande enquête sur la violence envers les femmes en 1993, c’était en effet après une très profonde interrogation de l’ensemble de la société sur cette violence, après la mise en oeuvre de politiques dynamiques très longuement débattues, après les débats - pour employer un euphémisme - qui ont suivi le meurtre en 1989 des 14 jeunes filles de l’ Ecole Polytechnique et le traumatisme qu’il a provoqué, après la publication d’un rapport en 1990 par un sous-comité de la Chambre des Communes, intitulé: La guerre contre les femmes; après la création du Comité Canadien sur la violence faite aux femmes (près de 500 pages; budget: 10 millions de dollars canadiens; 4.000 personnes consultées)6.
En ce qui concerne la situation française, la décision de lancer cette enquête avait été prise au moment où le gouvernement diminuait les crédits, déjà scandaleusement faibles, concernant la politique en faveur de l’avancée des droits des femmes, mais en outre, mettait en oeuvre une politique visant à supprimer ou à entraver le fonctionnement d’associations luttant contre ces violences.
* Chacun-e sait que ces violences concernent des millions de femmes en France. Certes, nous manquons d’outils statistiques, mais il me semblait que lancer une lourde enquête quantitative qui prendrait plusieurs années - dont le coût financier est énorme et les résultats souvent décevants - risquait encore de retarder la mise en oeuvre d’une politique pour les combattre.
Par ailleurs, je pensais qu’une décision gouvernementale de sexuer systématiquement les enquêtes sur la criminalité - comme le demandent, en vain, depuis près de 20 ans les associations féministes - aurait été, sinon suffisante, du moins un réel progrès. Faut-il rappeler que les statistiques criminelles ne nous permettent même pas de connaître le lien entre le sexe de l’agresseur et le sexe de l’agressée, et ce alors que l’immense majorité des violences sont commises par des hommes sur des femmes?
* Sachant qu’une enquête quantitative ne pouvait appréhender que la perception que les femmes avaient de ces violences et que cette perception dépendait elle-même de la volonté et de la capacité d’un système politique à reconnaître la légitimité des revendications des femmes et des féministes7, je savais bien que - nécessairement - les chiffres obtenus seraient faibles. En outre, je partage nombre d’analyses de Pierre Bourdieu, dans son article intitulé:« L’opinion publique n’existe pas ».8
* Par ailleurs pour avoir moi même travaillé dans les instances administratives9, associatives et de recherches, je savais que le travail en commun entre chercheurs/chercheuses, représentantes d’associations et représentant-es de l’état - qui ont une vision nécessairement différente, voire antagoniste de ces violences - serait difficile à gérer. En outre, je pensais que le consensus que ce travail impliquait risquait fort d’aboutir - par la négociation10 - à la recherche du plus petit dénominateur commun et, qu’en cas de conflit, le rapport de force risquait fort de pencher en faveur de l’état financeur.
* Enfin, sans opposer l’une à l’autre, je pensais qu’une étude qualitative - à partir notamment des archives extrêmement riches des associations, avec toutes les garanties d’usage - était beaucoup mieux à même de nous donner tout à la fois une description de la réalité de ces violences, telles que vécues, analysées, dénoncées par les femmes mais aussi de nous fournir les éléments permettant de connaître les réactions des femmes et des institutions concernées ( police, justice, médias...). A partir de là, il était possible de procéder, à peu de frais, à une étude - neuve - de ces violences, de connaître les réactions institutionnelles et, par les critique ainsi dévoilées, de proposer des réformes.
En tout état de cause, il m’apparaissait qu’un bilan de ce que les innombrables recherches (françaises et étrangères, notamment américaines) déjà faites en la matière - y compris quantitatives - devait être faite préalablement. En effet, la connaissance de ces études pouvait permettre de savoir ce qui était déjà - quasiment - acquis de manière à concentrer l’enquête sur les questions nécessaires à la mise en oeuvre d’une politique française visant à les éradiquer.
Ceci étant posé, concernant l’organisation d’une enquête quantitative - dont je n’excluait, bien entendu pas, la pertinence - il me semblait qu’un certain nombre de questions devaient être préalablement débattues et je ne voyais pas comment elles pouvaient l’être de manière satisfaisante.
En tout état de cause, il me semblait qu’il fallait:
- Procéder à une réflexion historique et sociologique sur les raisons du silence des femmes11, mais aussi sur la permanence de ces raisons.
- Faire un bilan des questionnements sexistes sur ces violences de manière à ne pas s’inscrire dans le même schéma de pensée qui a contribué à les occulter et à les invisibiliser.
- Se positionner très clairement sur les finalités de cette étude, et donc sur le point de vue à partir du quel l’ensemble du questionnaire devait être conçu. Pour simplifier, celui des victimes - éventuelles - ou celui de l’état.
- Aborder certaines questions extrêmement difficiles, comme celles du traumatisme, qui interdit la parole; du refoulement qui permet, aussi, de vivre, comme des flash-back, dont les effets peuvent être très graves.
Quand on sait qu’il faut souvent des années d’analyse pour pouvoir se remémorer d’une violence 12 - et que dans nombreuses situations, l’analyse ne l’a pas permise; quand on sait la très grande difficulté à aborder les questions de la violence paternelle, maritale, masculine en général, je voyais mal comment des sociologues pouvaient les prendre en compte de manière satisfaisante.
Je pensais, en outre, qu’une enquête téléphonique était exclue en la matière.
Ce qui est sûr - que cette approche corresponde on non à la conception « scientifique » du responsable de l’enquête - c’est que pour que les femmes puissent parler, ne serait-ce qu’un peu, il faut qu’un certain nombre de conditions - nécessaires, mais non pas suffisantes - soient réunies.
* La première étant qu’il faut qu’il soit dit très clairement en préalable que ces violences sont inacceptables, qu’elles sont réprimées par la loi et que les femmes ont, à cet égard, historiquement subi un très grand préjudice, parce que ces violences ont été et sont encore trop souvent légitimées par notre société au nom de la protection de la famille. Serge Portelli, doyen de juges d’instruction à Créteil rappelait justement - après nombre de féministes dans le monde - que « compte tenu de la place prééminente que jouait le père, c’est d’abord pour le protéger que le droit est intervenu » et que « ce même père que l’on cherchait à protéger de la violence avait quant à lui, le quasi monopole de la violence sur les autres membres de la famille ».13
* La seconde étant que les femmes ressentent que ce questionnaire les situe dans le contexte qui est le leur et sans interférence inappropriée. Ce qui implique, me semble-t-il que l’ordre chronologique des questions posées respecte leur histoire de vie. Ainsi, par exemple, poser des questions sur la santé des femmes ne peut, me semble-t-il prendre sens et être entendu que si elles le sont après la description de violences et dans la mesure où il est bien clair que ce dont il s’agit c’est de connaître les conséquences de ces violences sur leur santé.14
Cela signifie aussi que les transitions entre les questions soient pensées par rapport à la réalité de leur vécu.
* La troisième étant qu’aucune question ne doit les heurter, les gêner, les mettre mal à l’aise, voire être perçue comme hors sujet. Sans cela, les femmes violentées ne parleront pas ou, plus probablement, répondront a priori: « non » aux questions sur les violences. Tout simplement pour ne pas avoir a affronter ce qui est alors perçu comme une nouvelle violence, bref pour - légitimement - se protéger. Or, une seule question considérée comme inappropriée peut briser la confiance, sans laquelle le questionnaire n’a pas de validité; dès lors, c’est tout le questionnaire qui risque d’être invalidé. On ne transpose pas les méthodes de sondage d’opinion, d’enquêtes de marketing ou d ’études démographiques, pour traiter de questions extrêmement complexes, souvent douloureuses, enfouies dans l’inconscient depuis quelques fois des dizaines d’années. Mais il peut s’agir aussi de violences perpétrées à leur encontre au moment où il leur est demandé de répondre.
Les questions de la violence traitent de la vie et de la mort: ceci doit être pensé en soi.
* La quatrième étant que la personne interrogée perçoive que le questionnaire présente un intérêt pour elle et/ou pour les autres femmes. Sinon, je ne vois pas pour quelles raisons elle répondrait. 15
Je vais donc maintenant aborder quelques questions de méthode posées par ce projet, sachant que j’ai lu ce questionnaire, certes en tant que sociologue, mais, aussi en tentant de me mettre dans la peau d’une femme qui a été - ou qui est - l’objet de violences.
Avant de préciser certains points, je souhaitais dire que - dans la mesure où les violences masculines à l’encontre des femmes ne s’expliquent que restitués au sein des rapports de pouvoirs entre les sexes - ce qui est une quasi tautologie - il était clair pour moi qu’un questionnaire adressé uniquement aux femmes n’avait que peu de sens. Et ne pouvait qu’accentuer l’éternelle logique de la victimisation des femmes.
D’ailleurs, en restant toujours dans le projet d’une avancée politique que cette enquête pourrait - devrait ? - avoir, j’aurais préféré qu’une enquête soit menée auprès des hommes de manière à nous faire avancer dans la compréhension des mécanismes de production de la violence masculine. Sans laquelle aucune politique ne sera vraiment pertinente.
Je me suis donc posé - sur le projet de questionnaire que j’ai lu - certaines questions, concernant notamment:
* la liberté des femmes
- Si l’on sait que nombre de femmes16 vivent sous la menace, la question des conditions dans lesquelles l’enquête est menée est essentielle. A cet égard, le fait que le questionnaire puisse évoquer que celui-ci puisse avoir été mené alors « que le conjoint est resté à proximité » ou qu’il ait pu« interrompre l’entretien »(p.44) me parait entériner le fait que l’expression des enquêtées puisse avoir lieu « sous contraintes ». Comment l’Université peut-elle accepter une telle hypothèse ?
Pour appréhender la portée de cette question, que penserait-on de la validité - sans évoquer le principe lui-même - d’un questionnaire posé à une femme prostituée, en présence de son proxénète, hypothèse qui, bien évidemment, peut concerner cette enquête. Que penser de la validité d’un questionnaire posé à une femme battue et contrainte au silence par son mari et dont la vie est suspendue à la permanence de ce silence?
La question a t-elle été posée et, si oui, comment a t-elle été résolue?
* la parole sur la violence.
Il est extrêmement difficile de (faire) parler de la violence, et il n’existe aucune recette miracle. Mais, après plusieurs années de rencontres avec des femmes ayant été violentées, ce dont je suis sûre c’est que cette question doit être abordée concrètement, clairement, précisément17, avec aussi beaucoup d’humanité, de tact et de respect. Et, sans aborder le fait que ces exigences sont « normales », il faut aussi dire que, d’un strict point de vue opérationnel, il est essentiel que la personne concernée se sente légitimée par rapport à ce qu’elle a vécu. A cet égard, il n’est pas sûr que des formulations telles que « sujet très intimes » (Q 44 a), ou: « Puis-je maintenant vous poser quelques questions plus personnelles? »18 (Avant Q 74) ne provoquent un malaise, alors qu’elle sont - j’imagine - censées y remédier.
* le rapport à la loi.
Dans la mesure où nombre de questions posées concernent des agissements qui sont, au regard de la loi, des délits ou des crimes, la question même de la responsabilité - y compris pénale - de l’enquêteur ou de l’enquêtrice, mais aussi et surtout de celle de l’équipe responsable et des financeurs - et donc celle de l’ état - est posée. 19
Et c’est sans doute la raison qui explique que pratiquement jamais aucun des termes législatifs pénalisant ces violences ne soit nommé: dans un questionnaire sur les violences, on ne cite aucune des violences prévues par la loi. On ne trouve donc pas le terme de « viol », - je crois l’avoir lu une fois cependant - d’ « agression sexuelle », d’ « atteinte sexuelle », de « harcèlement sexuel », de « discriminations »20. Encore moins celui de sexisme, dont la banalisation nourrit ces violences.
C’est donc un problème d’une réelle gravité. En tout état de cause, la question de la « non-assistance de personne en danger » comme celle de l’obligation de dénoncer un délit ou un crime, rappelée par la circulaire récente signée par les ministres de l’Education Nationale est posée.
En ce qui me concerne, je partage la position de Bernard Lempert qui, en tant que psychothérapeute, pose le principe selon lequel: «le respect du secret professionnel s’arrête où l’obligation de signaler commence ».21
Je précise par ailleurs que d’autres catégories juridiques (et là, elles posent, aussi un problème, mais d’une autre nature) sont utilisées dans les questions concernant la situation22 matrimoniale (Q7), les causes du divorce23 (Q9) et les ITT24 ( S5).
Autre « exemple »: les questions posées sur la consommation de drogue - qui, faut-il le rappeler? - peuvent être l’objet de poursuites pénales. Non seulement on demande à la femme enquêtée si« au cours de sa vie25, elle a consommé, régulièrement, occasionnellement, régulièrement, de la drogue, avec quelle fréquence, à quel âge pour la première fois, et si elle en a pris au cours des derniers mois » - le questionnaire précisant à chaque fois s’il s’agit de « cannabis - haschich, marijuana, joint huile, herbe), d’amphétamines, d’ectasy, de cocaïne ( excepté le crack), de produits à inhaler, de LSD, champignon hallucinogène, médicaments détournées de leur usage, autres.. » 26, mais, en outre, on lui demande si« au cours des 12 derniers mois, son conjoint ou ami a consommé l’une de ces substances ?» (S 40). Ce qui signifie que non seulement on lui demande de se dénoncer elle même, mais aussi de dénoncer son conjoint. 27 Qu’en pensent la Commission Informatique et Libertés, le Ministère de l’Intérieur, de la Justice, de la Santé qui participent à cette enquête?
* l’anonymat, la confidentialité.28
Outre le problème complexe que pose l’articulation de cette question avec la question précédente, l’affirmation donnée aux - éventuelles - enquêtées selon laquelle, pour la phase préparatoire de la grande enquête nationale, « le questionnaire est totalement anonyme et confidentiel » pose, là encore, problème. Ma première réaction serait de dire: « Mais, c’est faux puisque vous me contactez et que vous connaissez mon numéro de téléphone».
En outre il faut prendre en compte le fait que les effets de la suspicion traditionnelle des français-es à l’égard de l’état29 seraient ici cumulés avec ceux liés à l’attachement très fort au concept de « vie privée », a fortiori lorsqu’il est question de la question des droits des hommes sur les femmes.
Cette question peut paraître impudente. Et pourtant, j’ai éprouvé le besoin d’exprimer ce que j’ai ressenti, tout au moins, au tout début du questionnaire30 et que j’écrivais, spontanément, en marge, sans me donner le temps de réfléchir. Certes j’ai, bien sûr, un regard plus critique que la moyenne des femmes, mais il ne me semble pas que la prise en compte de cette réalité invalide ma perception.
J’ai très vite ressenti que les questions ne prenaient en compte ni le vécu, ni la souffrance des femmes victimes de violences, ni même vraiment la violence et, encore moins, ne s’assignait d’y remédier.
Aucune question d’ailleurs ne considère que les femmes puissent avoir une analyse - aucune question n’est même « ouverte »; aucune ne leur permet de dire les injustices de la situation qu’elles ont pu vivre, ni ne les interroge sur leurs réactions, ni sur leurs propositions de changements.
Au tout début, j’ai été un peu étonnée - voire légèrement déstabilisée - qu’une enquête sur la violence commence par des questions sur le lieu d’habitation, le département,(Q1) puis l’habitat (Q 2 à Q5).31 Dès la question 7, sur« la relation de couple », la situation qui est la mienne n’ était pas prévue. J’avais moyennement envie de répondre à la question suivante sur le nombre de « relations de couple » (Q8); cela ne me gênait cependant pas vraiment, à ceci près, que je buttais sur la signification à accorder au mot « couple ». J’ai ressenti un premier malaise dès la question (Q 11) concernant « le motif principal de la rupture », dans la mesure où la violence n’était même pas évoquée. Concernant la garde de l’enfant, j’aurais souhaité dire que mon fils était majeur et que je m’étais battue pendant des années pour qu’il puisse vivre avec moi, mais ces cas de figures n’étaient pas prévus. J’ai ensuite trouvé que la question(Q 30): « Globalement, comment vous entendez(iez)-vous avec votre conjoint ou ami » était un peu courte pour résumer mes relations - de nature très différente - avec plusieurs hommes au cours de ma vie. Et devoir choisir entre: « très bien, bien, moyennement, mal, très mal » n’a pas résolu ce problème. A la question Q 31 concernant les tâches ménagères, je ne savais plus de quel homme je devais parler. Je n’ai pas aimé la question 32, car je n’emploie jamais le mot «dispute » et que je déteste le mot « engueulade ». Ensuite, dans le mesure où c’était moi que devait répondre à la question si je m’étais « disputée (ou engueulée) », j’avais l’impression qu’en répondant à cette question, j’aurais été considérée comme responsable. En tout cas, la question ne distinguait pas la victime - éventuelle - et l’agresseur - éventuel, ce que je trouvais assez incroyable dans une enquête sur la violence et profondément injuste. En outre, j’ai remarqué que la sexualité - qui a une certaine importance dans un couple - ne faisait partie des items proposés. Et puis, je n’ai pas tellement apprécié que la question sur la violence: « Vous en êtes venu aux mains ou avez-vous lancé ou cassé des objets » (Q32) semblait, là encore, me concerner. Après deux questions (Q 33 et 34) sur la possession - personnelle ou non - d’un véhicule 32(qui m’ont choqué car je ne voyais pas ce qu’elles venaient faire là) je devais répondre si j’étais sortie seule le soir (Q 36). J’avais envie simplement de dire que - comme tout le monde - je « sortais » le soir, que je ne me souvenais plus pour quoi faire, que je ne voyais pas pourquoi on me posait une telle question, et que je la trouvais assez indiscrète. Quant au fait que j’aurais pu avoir peur le soir, (Q 37 et 38), j’ai pensé que des hommes - étrangers notamment - avaient, eux aussi peur et que les sans-papiers/ères étaient - eux et elles - souvent terrorisés nuit et jour. Quand est venue la question (Q 39) sur l’existence d’armes à feu chez moi, je ne sais pas pourquoi, mais elle m’a fait peur.
J’arrête ici...
Juste une dernière réaction: à la question Q 78: « Au cours de votre vie, avec combien de partenaires avez-vous eu de rapports sexuels? », j’ai réagi vraiment vivement. Et, bien entendu, il était exclu que je réponde, si on m’avait posé la question. Mon envie de répondre était, en tout état de cause, déjà passée depuis longtemps. Plus grave encore - et ce alors que j’ai lu, sans aucune gêne personnelle, des milliers de pages sur ces questions - à deux reprises, je me suis vraiment forcée à reprendre la lecture de ce questionnaire.
J’ai, en outre, ressenti certaines questions comme violentes, tout simplement parce qu’elles ne prennent pas en compte le vécu de cette violence par les femmes.33
Ainsi, j’ai assez mal vécu:
* la question sur « les tentatives de suicide » (S12): « si oui, est-ce arrivé plusieurs fois , O non 1 oui », coincée entre les questions sur le sida, le handicap et les maux de tête. Mais aussi sur les questions sur tentatives et menaces de mort : « Quelqu’un a t-il tenté de vous tuer, de vous étrangler, vous a menacé avec une arme »? (T8), ainsi que la T9 qui évoque une « menace de mort ». Non pas que la question ne soit pas pertinente, mais parcequ’il me semble qu’on ne pose pas impunément sans prendre d’infinies précautions - qui ne sont pas ici réunies - des questions sur la mort, sur le suicide. Que se passerait-il si, après une telle question, une personne interviewée se suicidait?
* toutes les questions demandant aux femmes de hiérarchiser les violences subies, sans même évoquer la question de la légitimité des liens entre atteintes aux biens et atteintes aux personnes. Je me suis demandée si on oserait demander à un homme torturé pour des raisons politiques une telle question? Ainsi, par exemple, les femmes doivent répondre si, pour elles, « avoir subi un viol » est plus grave que d’ « avoir été suivie » ou « volée » ( P11).
En outre, poser la question - ce qui est fait à plusieurs reprises -: « Nous allons parler de l’événement (!) le plus important, le plus grave » (T 5, a) fait passer à la trappe la question du cumul des violences et exclue le sexisme.
* le fait que le questionnaire ne demande pas aux femmes comment elles ont vécu à la suite de ces agressions, quelles conséquences celles-ci ont eu sur leur santé, leur sexualité, leurs relations aux autres et au monde, leur capacité de se projeter dans l’avenir. Ou plus exactement, une question leur est posée (P.22): « Actuellement, pensez-vous que cet évènement a changé quelque chose pour vous? ».
Et ce, alors qu’on leur demande, par exemple, de répondre à la question de savoir comment leurs supérieurs hiérarchiques (T28 AB) et leurs collègues (T29 AB) ont réagi. A elles - dont les souffrances ne sont pas prises en compte - on leur demande essentiellement ce qu’elles ont « fait ». (T30 AB) Qu’elle est d’ailleurs la norme en la matière?
* l’emploi du terme de « partenaire » (Q 78) alors que la question peut concerner un violeur....
* Toutes les questions sur le sida, les MST, la consommation d’alcool, les drogues. Poser dans un questionnaire à des femmes qui peuvent être victimes de violences de telles questions m’est apparu comme scandaleux dans la mesure où, elles ne peuvent que les confirmer dans une identité de coupables. Comment peut-on poser de telles questions et ce, en outre, en sachant que, traditionnellement, l’alcool est considéré comme un circonstance atténuante pour les agresseurs et aggravante pour les victimes.
Concernant l’alcool, il faut noter que l’on doit comptabiliser, pour soi même et son conjoint, « le nombre de verres par jour, si l’on en prend tous les jours » . Et que les questions S 36 et S 37 sont les suivantes: « Au cours des 12 derniers mois, vous est-il arrivé de boire beaucoup à l’occasion d’une fête ? »...« à l’occasion de moments difficiles ? » Et les hommes, comment répondraient-ils ?
* Les questions évoquant « le foyer » (Q 41), quand on sait que nombre de femmes n’en ont aucun, ou l’ont « perdu » quand elles ont dénoncé les violences qui leur étaient faites.
* Enfin, la question:« Y a-t-il une arme à feu chez vous ?» (Q 39) m’a particulièrement choquée. Quand on sait le nombre de femmes menacées de mort, contraintes au silence, empêchées de quitter le domicile « conjugal », souvent pendant des années du fait de la présence d’une arme (pas nécessairement « à feu » ), mais aussi violées et assassinées par leurs conjoints; quand on sait que toutes ces violences ont souvent lieu en présence des enfants, 34 l’apparente simplicité de cette question pose un vrai problème, si l’on songe qu’elle peut s’adresser à des femmes qui ont vécu ou qui vivent actuellement sous la menace d’une arme. Et il n’est qu’à lire nos journaux quotidiens pour savoir que cette menace ne reste pas à l’état de voeux pieux.
Voici quelques constats que j’ai pu faire.
- Les femmes ne sont pas considérées comme sujets autonomes de droits.
Celles-ci sont, très souvent, situées dans et par rapport à une situation de couple. Ainsi, dès la première série de questions (page 1): « nous allons vous poser quelques questions sur votre vie familiale et sociale » qui est suivie de trois questions: « quelle est votre situation matrimoniale au sens légal; avez-vous une relation de couple? Jusqu’à maintenant combien avez-vous eu de relations de couple » (Q 6,7,8), la situation des femmes n’est pas prise en compte de manière autonome. Un exemple: les cas - pourtant très nombreux - de femmes refusant de vivre dans «une relation de couple », pour beaucoup d’entre elles justement pour échapper aux relations de domination et conserver leur liberté, comme celles ayant des relations intermittentes avec un ou plusieurs hommes, n’est pas évoquée dans la question Q 7: «Actuellement avez-vous une relation de couple ?
Aucune question ne concerne le salaire propre des femmes. Il disparaît dans une catégorie intitulée:« revenus mensuels, auxquels (il faut)ajouter les différentes allocations » 36(Q 40) et« revenu net du foyer » (Q 41). Il est en outre question de « l’argent du ménage » (C7) Et la question de la possession d’un compte à la banque ou à la poste n’est posée - si j’ai bien compris - qu’à celles vivant en couple.37
Je regrette aussi qu’après tant d’années de luttes et d’ analyses féministes sur la division sexuelle du travail, on puisse encore considérer les « femmes au foyer » comme « inactives » (Q 45) que l’on puisse les considérer comme des femmes « n’ayant jamais travaillé ». 38 Dès lors, ce qui différencie les « femmes au foyer » des chômeuses, des licenciées, des précaires, des travailleuses à temps partiel n’est pas posée. A cet égard, la question 46 qui parle de « petits boulots » - terme (qui n’a aucun sens en droit du travail) - en général utilisé pour les étudiant-es - est, symboliquement, une manière de considérer le travail salarié des femmes comme non essentiel.
Par ailleurs, la question Q 65 concerne « la profession du chef de ménage ».
Les femmes sont victimisées, culpabilisées, responsabilisées
Outre ce qui a déjà été dit, la question de savoir si « les femmes sont sorties, seules, le soir, au cours du dernier mois » (Q 36), suivies de deux questions sur leur « crainte » et leur « peur » (Q 37; Q 38) s’inscrit dans une logique de victimisation.
On aurait pu, dans une autre problématique, par exemple, leur demander ce qu’elles souhaiteraient comme politique de l’espace, urbanistique, policière, de la part de l’état ou des collectivités locales pour pouvoir vivre sans peur, ni crainte, en sécurité. Les résultats auraient sans aucun doute été plus intéressants que de savoir combien d’entre elles ont peur dans les endroits« peu fréquentés » (Q 37 d,).
L’enquête canadienne, pour sa part, évoquait la question en terme de « perception que les femmes ont de leur sécurité personnelles dans différentes situations ». Ainsi, elle nous a appris que« 83 % des femmes qui utilisent les garages de stationnement sont très ou un peu inquiètes lorsqu’elles s’y rendent seules, 76 % ont déclaré être inquiètes lors qu’elles attendent ou prennent seules les transports en commun quand il fait noir, 60 % des femmes qui marchent seules dans leur quartier quand il fait noir ont déclaré se préoccuper de leur sécurité personnelle lorsqu’elles le font et 39 % ont dit être inquiètes quand elles sont seules le soir chez elles». 39
Cette enquête avait posé en outre de questions fort intéressantes sur « les mesures que les femmes prennent pour assurer leur sécurité personnelle ». Ainsi, «17 % des canadiennes emportent toujours ou habituellement quelque chose pour se défendre ou donner l’alerte, 31 % essaient d’éviter de marcher près d’adolescents ou de jeunes hommes. 60 % des femmes qui conduisent ont l’habitude de vérifier si un intrus se trouve sur le siège arrière de leur voiture avant d’y monter et 67 % ferment les portes à clé lorsqu’elles sont seules en voiture. Et 11 % des femmes ont suivi un cours d’autodéfense ».40
Par ailleurs, dans la mesure où il est souvent question de ce que les femmes ont « fait » en réaction à cette violence, j’imagine déjà les commentaires de la presse concernant « l’analyse » de leurs réponses. Ce sera encore - comme toujours - de leur faute de n’en avoir pas assez fait et/ou de l’avoir mal fait. Les hommes, quant à eux continueront à ne pas se sentir concernés par les violences dont ils sont les auteurs, et les institutions par les violences qu’elles cautionnent encore si souvent.
La question du sexe de l’auteur des violences41 est souvent occultée.
On peut, à cet égard, citer quelques exemples:
- Dans la question Q 68 e, il est question d’« un climat de violence entre (les) parents » .
- Alors que l’on sait que nombre de « fugues » sont la conséquences de violences sexuelles exercées sur les enfants, et que celles-ci sont dans l’immense majorité des cas des violences exercées par les pères sur leurs filles, la question Q70 évoque simplement l’hypothèse d’« un conflit familial » comme cause du départ du domicile des parents.
- Plusieurs questions (certaines déjà évoquées) ne nous donnent pas la 42possibilité de savoir qui de l’homme ou de la femme est concerné.
Cependant, ce constat doit être nuancé; en effet, de très nombreuses questions (près de 20) concernent la question du distinguo entre les auteur-es de violences. Pourquoi autant? Ne risque-t-on pas une atomisation dangereuse, du fait de l’éclatement des réponses?
Certains termes employés déqualifient les crimes ou des délits.
Pour évoquer d’éventuels crimes de viols ou des délits, certaines questions évoquent des « faits », (T23 B), des« actes » (T23 A.), des « situations » (C23 A.), des « évènements » (P 12).
A la question Q 68, le fait que l’adolescente ait « subi des sévices ou reçu des coups répétés » est considéré comme « un problème ». Et mis au même niveau que la drogue et l’alcoolisme.
Au regard des catégories pénales, même le mot « agression » peut contribuer à minimiser la violence.
On constate une certaine méconnaissance de ces violences:
* des causes:
Evoquer comme hypothèse que l’agression « ne devrait plus se reproduire parce que (la femme) est séparée (de l’homme) (C22 B. 3) est fondé sur une approche fausse: la majorité des violences s’exercent pour empêcher la femme de quitter son conjoint, quand elle risque de le faire et après qu’elle l’ait quitté.
* des circonstances, du contexte:
La question T 23 B qui traite des circonstances de la violence (viols, agressions, harcèlement, coups..) évoque en première hypothèse comme possibilité: « Vous avez discuté, essayé de dissuader votre agresseur » et en troisième:« vous avez répondu sur le même ton » (!)
* des réactions des femmes.
S’il est question de « femmes qui s’ effondrent en larmes », il n’est pas évoqué comme hypothèse, le fait que nombre de femmes sont tétanisées et dès lors muettes, lorsqu’elles sont agressées ou violées. (F20) En outre, comme le rappelle justement Eva Hedlund et Marianne Göhberg: « Les femmes menacées de viol se comportent de la même manière que les autres personnes en danger. Elles essaient d’échapper ( à leur violeur) et de se défendre ».43
On peut aussi évoquer le fait que certaines femmes éprouvent un plaisir sexuel lors d’un viol.
* des mécanismes de production de la violence.
La majorité des chercheuses ayant travaillé sur la question des violences à l’encontre des femmes se réfèrent à la notion de continuum des violences et insistent sur le fait que celles-ci s’inscrivent dans un processus de production, souvent dans la longue durée. Or, la quasi totalité des questions ne concernent que la dernière année.
Une difficulté à parler de la sexualité.
Le questionnaire peut à la fois poser des question très « brutales »: « vous a t-on payée pour avoir des relations sexuelles » ( Q 78) - et cela, alors que l’hypothèse du viol est exclue dans la question - mais aussi très maladroites dans la formulation: Ainsi, pour apprécier le premier rapport sexuel, celui-ci est considéré comme « quelque chose » (Q 75)
On peut noter aussi que si deux questions sont posées sur le lesbianisme (Q 79), la prise en compte de relations homosexuelles sont ultérieurement exclues de l’enquête.
Une sous-estimation des violences imposées et des conséquences de la violence.
Je vais prendre ici l’exemple d’une question qui ne pose apparemment pas de problème: celle de « l’hébergement » des femmes « ayant quitté le domicile » (C 25 A 9). Ce que cette petite phrase sous-entend - simplement parce qu’elle ne la questionne pas - c’est que le fait d’être « hébergée » chez quelqu’un-e ou dans une institution parce que l’on a été violentée par son conjoint est une situation « normale ». Sans évoquer le fait que certaines vivent dans la rue.
Il en est de même pour la question:« ... avez-vous quitté le domicile familial » (Q 70) qui exclue la prise en compte de toute contrainte.
De nombreuses questions n’ont pas de relations directes avec la violence.
J’ai déjà évoqué celles concernant le compte en banque44, Mais les questions sur les « niveaux de revenus mensuels » (Q 40) les « revenus nets (?) du foyer » m’ont aussi gênées. Quels sont les présupposés? Comment doit-on les comprendre? Avec quelles questions seront-elles croisées?
On pourrait aussi poser la question de savoir ce qu’une question sur « le moyen de transport pour se rendre au travail » (Q 57) vient faire dans un tel questionnaire? 45.
Et à moins de se situer dans une hypothèse - inquiétante et interdite par la loi - il en est de même de la question sur la distinction: « français de naissance » et « français par acquisition » pour le père et la mère.( Q 58)
Les questions sur le traitement institutionnel de la violence sont réduites à la portion congrue.
Concernant les recours auxquels les femmes peuvent s’adresser, le questionnaire ne comporte que trois maigres questions tout à fait insuffisantes: « Avez-vous porté plainte? » - alors que la question: « Pourquoi n’avez-vous pas porté plainte ? » aurait sans doute été passionnante - « Si oui, y a -t-il eu une poursuite judiciaire? Si oui, y a t-il eu condamnation ? » (V1 e,f,g,)
Aucune question n’est posée sur la médiation.
Aucune critique du traitement par les diverses instances étatiques de ces violences n’est donc possible.
L’enquête canadienne avait permis de révéler que « 14 % de tous le actes de violences déclarés par les répondantes avaient été signalés à la police; que les voies de faits contre l’épouse/la conjointe et autres agressions physiques (26 et 28 % respectivement) étaient plus susceptibles d’être dénoncées que les agressions sexuelles (6%); que pour 33 % des incidents (violences) signalées à la police étaient (transmises à la justice) et que, dans ces cas, dans 6 cas sur 10, leurs auteurs étaient (déférés devant la justice) ».46
L’enquête ne peut qu’aboutir à un nombre très faible de réponses concernant la réalité de la violence.
Outre ce qui a déjà été dit, le questionnaire s’est limité aux violences exercée sur une seule année, la dernière. Ce choix - que je récuse - est très lourd de conséquences. Certes, une dernière série de questions - intitulées « Module vie entière » (?) - après 38 pages de questions ! - aborde en fin de parcours « la vie entière ». Outre les réels problèmes de méthode que pose cet agencement, si j’en crois ma propre réaction, j’étais tellement saturée47, en colère que je n’avais qu’une envie, c’ était d’en terminer au plus vite. Et de répondre que je n’avais subi aucune violence pour clore cet entretien. Si tant est que j’étais allée jusque là...
A cet égard, la longueur du questionnaire (268 questions!) sur des sujets si difficiles et violents est en soi un problème.
- Certaines formulations ou questions posent problème.
- Q 50 : « Etes-vous employée sans contrat »:
L’absence formelle de contrat de travail n’est pas en soi un critère pertinent. De nombreux/ses salarié-es ont des emplois à durée indéterminée sans avoir pour autant signé formellement un contrat.
- Q 53: La distinction binaire entre « temps partiel choisi » et « temps partiel imposé » analyse le marché du travail en fonction du critère du choix - on non - des salariées. Pour l’immense majorité des salarié-es, a fortiori les femmes, la question ne se pose même pas.
Il n’est pas anodin de remarquer qu’alors que la question de la contrainte n’est pas ici prise en compte, en revanche, concernant l’IVG, on peut lire la question suivante: « Avez-vous été contrainte à cette décision d’interrompre la grossesse par quelqu’un de votre entourage »? ( S52)
De fait, il me semble que tout le questionnaire devrait être relu à travers le prisme de la prise en compte - en fonction des questions - du statut du « choix », du « souhait » et de la « contrainte ».
- S 47: La question des « moyens pour éviter d’être enceinte » - pourquoi la notion de droit à disposer de son corps et de droit au plaisir n’est-elle pas évoquée? - parle de « jours à risques ». Est-ce vraiment une terminologie moderne concernant la contraception? Ne s’agit -il pas d’un retour symbolique au bon vieux temps de la méthode Ogino et à celle du « retrait » des hommes?
- S 48: « Vous êtes ménopausée » . La ménopause n’est pas un statut.
- S 48: « Vous souhaitez être enceinte ». N’aurait-il pas été plus juste de faire référence au désir d’enfant?
- S 42: « Pensez-vous que, au cours des 12 derniers mois, votre conjoint a eu des rapports sexuels avec d’autres personnes que vous ? » Quel est l’intérêt de cette question? Ne pensez-vous pas que vous abordez, là, une question qui peut être très douloureuse - voire dramatique - pour de nombreuses femmes. Et, là encore, qui peuvent être invoqués dans un jugement de divorce, par exemple.
- C13: Une question est posée pour savoir «combien de fois » - au cours des 12 derniers mois (!) - l’enquêtée a été «mise à la porte ou été empêchée de rentrer chez elle, ou laissée sur le bord de la route pendant un trajet en voiture ».
- Concernant les violences - y compris sexuelles - plusieurs questions concernent l’hypothèse qu’elles puissent avoir été le fait d’ « adolescentes » ou de « plusieurs femmes ». C’est la cas de la question P6 qui concerne l’exhibition sexuelle, de la question P8 d) qui concerne les attouchements sexuels, de la question P9 concernant l’emploi de la « force à avoir (!) un rapport sexuel » ...
- Il y a un problème d’articulation entre la question P9 qui est intitulé: « Quelqu’un a-t-il essayé, sans y parvenir, de vous forcer à avoir un rapport sexuel, dans la rue, un autre endroit public, ou dans une voiture ,» et la question P10 : « Est-il arrivé qu’on vous force à avoir un rapport sexuel, y compris fellation (une ‘pipe’) »
- Les termes « tortures physiques » - pourquoi les tortures psychiques ne sont-elles pas évoquées? - 48sont employés à l’avant dernière question (V8) qui concerne le bizutage dans « le module: Vie entière ». Pourquoi ce terme n’a-t-il pas été employé auparavant?
Certaines questions ne sont pas évoquées.
* Le statut des femmes sans papiers, notamment celles dont les maris sont polygames n’est pas évoquée, et ce, alors qu’elles sont dans une situation de non droit absolu et donc dans l’impossibilité de dénoncer toute violence. Pour elles, passer la porte d’un commissariat, c’est signer leur arrêté d’expulsion.
* Aucune question n’est posée aux femmes concernant les relations de leurs maris à leur mère, à leur père, aux enfants, aux femmes, aux autres hommes. Aucune question n’est posée sur sexualité, leur - éventuelle - impuissance, sur les pratiques sexuelles qu’ils imposent aux femmes, pas plus que de savoir si, d’après leurs femmes, ils sont machos, sexistes, méprisants à l’égard des femmes. La question de leur positionnement religieux ne m’intéresse pas beaucoup, mais elle peut l’être pour certain-es. En tout état de cause, elle est posée pour les femmes. Pourquoi, à cet égard, la question de l’origine sociale, de l’engagement politique, syndical, féministe n’est-elle pas posée?
* Il n’est jamais question d’associations de femmes et/ou féministes.
* Aucune question n’est posée sur ce que les femmes pensent de «leurs » hommes ni des hommes en général. Or, il est bien connu que le fait d’avoir été l’objet de violence provoque de très profondes et diverses réactions en la matière. Aux Etats-Unis, le terme « men hater » existe, sa réalité aussi.
Mais il existe aussi de nombreuses femmes qui à la suite du choc provoqué par une violence, de leur réaction à cette violence et de la prise en compte politique des mécanismes de production de cette violence, ont pu réévaluer leur vie et la changer de manière positive. Elles « font alors de leur vie leur propre création »49
Certaines hypothèses n’ont pas été prises en compte.
- Concernant la fréquence plus « intense que d’habitude» des rapports sexuels, la lecture de revue pornographique et/ou la vision de films porno n’est pas évoquée. (S 46)
- La question de la violence sur une femme enceinte - qui est très fréquente - ainsi que celles sur ce que les américain-es appellent le date rape n’est pas abordée.
Certaines questions, de par leur seule formulation, contribueront à la diminution du taux de réponse positive.
* Effet d’amplification:
- Q 55: « Etes-vous obligée de porter une tenue dans laquelle vous vous sentez très mal à l’aise ?»
- S 45: « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous accepté d’avoir des rapports sexuels avec votre conjoint ou mai sans en avoir vraiment envie ?».
-T 4 :« Est-ce que quelqu’un vous a dénigré systématiquement ?» ..... « au point de vous faire tort »50
- C 6: « Votre conjoint ou ami..a cessé de vous parler, refusé totalement de discuter? »
* Effets de répétition:
- T 2: Est-ce que quelqu’un vous a fait des critiques répétées et injustes de votre travail.
- T 10: « avances sexuelles insistantes, que vous ne désiriez pas »...
- T5: « Est-ce que quelqu’un vous a insultée, injuriée (dont propos obscènes)? »
- T6: « Est-ce que quelqu’un a commis des actes spécialement contre vous, comme abîmer, cacher, voler, saboter, détruire votre outil de travail ?»
- T11: « Est-ce que quelqu’un vous a obligée à regarder des images ( pourquoi pas film, revue?51) ou du matériel pornographique (là, il eut fallu employer le verbe: « utiliser » ou «contraindre à utiliser », alors que vous n’en aviez pas envie ? ».
En outre, l’envie, le désir ne saurait être théoriquement appréhendé au même niveau que la question de la liberté. Et d’autant plus que l’on évoque la question des violences à l’encontre des femmes.
T 10: « Est-ce que quelqu’un a eu des attentions (?) de façon insistante et gênante pour vous, ou vous a fait des avances sexuelle insistantes que vous en désiriez pas ? ».
* Effets d’amplification et de répétition:
T7: « Est-ce que quelqu’un vous frappée, bousculée, volontairement et brutalement ?» .
Sans insister lourdement, il est clair que toutes ces questions - et elles sont nombreuses - ne peuvent que provoquer un taux de réponse positive quasi infinitésimale.
La question des violences au travail.
- Le harcèlement sexuel n’est pas traité dans la question: « Pour quelle raison avez-vous cessé de travailler? » (Près de 95 % de femmes dénonçant un harcèlement sexuel perdent leur emploi). En revanche - à deux reprises - l’hypothèse selon laquelle un femme harcelée aurait pu bénéficier d’une promotion est évoquée.
Le harcèlement n’est évoqué que par certaines de ses manifestations, lesquelles ne correspondent pas non plus aux définitions légales52: «avoir des attentions de façon insistante et gênante pour vous, avances sexuelles insistantes que vous ne désirez pas, dénigrement systématique, insultes etc. »etc.
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Dominique, voilà donc où ce travail d’une semaine m’a entraînée.
Et je dois arrêter là, car je dois partir.
Pour résumer ce que je pense, il me semble que le questionnaire - qui n’en est qu’à sa phase préparatoire - devrait être revu de manière à ce qu’il soit mieux pensé du point de vue des femmes.
Amicalement.
Marie-Victoire Louis
La seconde a été menée en 1993 pour le compte de Santé Canada, considérée comme « la première enquête nationale du genre à être réalisée dans le monde entier ».Il s‘agissait d’« interviews téléphoniques auprès de 12 300 femmes de plus de 18 ans et plus, au sujet des actes de violence physique et sexuelle qu’elles ont subi depuis l’âge de 16 ans et de la perception qu’elles ont de leur sécurité personnelle ». Certains de ses résultats ont été publiés dans: Quotidien. L’enquête sur la violence envers les femmes. Statistique Canada. 18 novembre 1993.