Présentation de Catherine Morbois
Marie-Victoire Louis, chercheuse au Centre National de la Recherche Scientifique, est une militante féministe activement engagée dans la lutte contre les violences masculines à l’encontre des femmes. Sa réflexion, ses recherches font autorité en ce domaine et présentent aux intervenantes et intervenants associatifs ou institutionnels des analyses rigoureuses qui nous bousculent parfois. Engagée dans la création de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) elle est notamment à l’origine de la dénonciation des agressions sexistes et du harcèlement sexuel au travail que l’AVFT contribue à faire prendre en compte par le droit.
Marie-Victoire Louis va nous présenter le travail qu’elle vient de réaliser sur ce vecteur de violence sexiste que constitue le langage. Elle nous propose cette analyse à partir de son étude du langage parlé, du langage écrit, du langage commun. Madame Louis, je vous passe la parole pour nous démontrer comment les mots pour dire la violence sexuelle peuvent parfois être des mots pour nier cette violence, voire pour en attribuer la cause à celles qui la subissent et plus globalement de réfléchir sur ce qu’il y a derrière les mots, ce que révèlent les mots : ici le mot “ viol ”.
Il y a longtemps que les mots - et leurs différentes significations - m’intéressent. Aussi lorsque j’ai été informée de ce colloque, j’ai proposé à Catherine Morbois et Marie-France Casalis de bien vouloir me procurer l’occasion de travailler sur le mot “ viol ”. J’ai été très contente qu’elles veuillent bien accepter ma proposition et je les en remercie.
Pourquoi ce travail m’est-il apparu souhaitable ?
Les mots de notre vocabulaire - la manière dont ceux-ci sont utilisés - sont en effet le résultat de l’histoire qui les ont constitués. Au même titre qu’un travail de fouilles archéologiques permet de dévoiler, strates par strates, les différentes civilisations qu’elles révèlent en les mettant au jour, un travail d’analyse des différentes modalités d’emploi des mots permets donc - idéalement - de comprendre l’évolution des diverses significations que les sociétés leur ont accordées.
Ce que je propose ici2 n’est cependant pas une archéologie du mot “ viol ” - qui devra être effectuée - mais plus simplement un début de dévoilement de différentes significations - des présupposés, préjugés, non-dits - de ce mot aujourd’hui. Cette “ mise à nu ” est nécessaire pour (mieux) penser le viol et donc mieux combattre la société patriarcale qui depuis des siècles l’a si peu et si mal analysé. “ Nous exprimons toujours nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt, pour exprimer tous mes soupçons - écrivait Nietzsche - à chaque instant nous ne formons que la pensée pour laquelle nous avons précisément sous la main les mots qui peuvent l’exprimer approximativement ”. 3
Au-delà de la critique maintenant mieux connue de l’expression : “ Elle s’est fait violer ” au lieu et place de : “ Elle a été violée ”4 qui fait maintenant partie de l’acquis des mouvements féministes, j’ai donc voulu avancer dans la réflexion pour nous permettre de comprendre en quoi le langage courant participe à l’occultation, à la normalisation, à la banalisation et donc à la légitimation du viol. La critique du langage participe à cette prise de conscience. Nietzsche écrivait encore : “ Danger du langage pour la liberté de l’esprit : Chaque mot est un préjugé ”. 5
Dans le cadre d’un projet plus large encore inachevé, j’ai donc travaillé sur un corpus précis : les 2.200 appels - de l’année 2000 – des personnes téléphonant à Viols Femmes Informations. 6 Mais j’aurais pu travailler sur bien d’autres matériaux de recherches : la presse écrite, la télévision, les romans, les livres d’histoire7, les textes féministes….
Je souhaite au préalable préciser le cadre - et les limites - de ce travail, surtout à destination des personnes, nécessairement ici très nombreuses dans cette salle, qui a été les victimes d’un ou plusieurs violeurs, qui ont été le sujet / objet de leurs violences et qui reconstruisent leur identité brisée par cette violence.
* Je sais que l’impact de la violence est souvent tel que les victimes s’interrogeant sur sa réalité, la mettent à distance, en la minimisant ou en la niant et que ce processus de dévoilement progressif est - presque toujours, dans un premier temps - une stratégie de survie.
* Je sais que l’accès aux simples “ ça ”, “ cela ” n’est pas qu’impossibilité de nommer - et donc de nier - ce qu’elles ont subi, mais peut aussi être l’aboutissement d’un cheminement après des années de silence, de mutisme, de souffrances.
* Je sais que la parole qui nomme le viol - et le violeur - entraîne nécessairement un bouleversement du monde de la victime ; la crainte légitime - voire la terreur - des conséquences d’une telle parole et du dévoilement du crime ne doit jamais être oubliée. Que depuis des siècles, le coût pour la victime d’une dénonciation soit sans commune mesure supérieur au risque encouru par le violeur doit être au fondement de cette critique du langage.8
* Je sais aussi qu’un seul mot peut révéler les traumatismes enfouis dans l’inconscient.
* Je sais enfin que les mots des autres aident à voir plus clair et peuvent jouer un rôle de véritables explosions de vérité.
C’est aux victimes de se réapproprier à leur rythme, le langage pour elles, le plus approprié. Que celui-ci dévoile et exprime angoisses, souffrances, craintes, espoirs dans la recherche du nouveau ‘moi ‘ à reconstruire 9 rend le processus nécessairement long. Mais passionnant et nécessaire.
En tout état de cause, c’est à la ‘société’ - je pense principalement, eu égard à leurs responsabilités, aux familles, médecins, “ psy ” de tous ordres, à la police et à la justice - de savoir comprendre, au-delà des mots employés, ce qu’ils peuvent et doivent signifier en fonction du contexte, du moment et donc de l’histoire au sein de laquelle ils ont été prononcés. En outre, nul-e ne doit oublier que le langage est tout à la fois révélateur des intérêts et analyses dominants, expression du refoulement et description du vécu.
À cet égard, les victimes ont sans doute moins besoin d’ “ aide ” que d’empathie et de (tentatives de) compréhension, lesquelles ne peuvent se manifester que par une remise en cause de nombre de supposés ‘acquis ‘, comme de tant d’apparentes évidences.
C’est la raison pour laquelle elles ont - nous avons - surtout et avant tout besoin de clarté et de lucidité politique. C’est-à-dire surtout et avant tout de critiques féministes. La légitimité du viol est en effet consubstantielle - car elle est inscrite dans le droit - à l’analyse de la domination masculine. Qu’elle soit hétéro ou homosexuelle.
C’est donc par une critique du droit et du langage - et donc du langage du droit - que les victimes seront plus car mieux à même et de politiser leur vécu de la violence et de repositionner les violences qui leur furent infligées au cœur même du politique.
Le langage est donc un vrai et important lieu de combat politique ; la violence des réactions lorsque des expressions nouvelles apparaissent – je pense notamment aux diatribes lors de la naissance des Chiennes de garde –, mais aussi les débats qui surgissent çà et là autour de certains mots - je pense notamment à celui de “ victime ” - en sont la manifestation.
Que ces critiques soient si souvent intellectuellement lamentables s’explique par l’impossibilité théorique de récuser le réel ; qu’elles soient si aisément relayées par la presse en dévoilent leur vrai fondement : politique. Ce dont il s’agit ce n’est pas de débattre, mais de tenter de mettre un coup d’arrêt à la dénonciation grandissante par les femmes de ces violences masculines dont elles sont, comme tant d’enfants de deux sexes, les victimes si nombreuses.
Ce début de réflexion - dont je vois déjà les limites - n’étant qu’à son début, toutes les critiques sont non seulement souhaitées mais bienvenues.
Mon plan en trois parties s’est focalisé sur A) sur le viol, B) sur le violeur et C) sur la violence.
Dans la mesure où les appelant-es au Collectif féministe contre le viol étaient elles-mêmes les victimes ou proches de la victime, la question de l’usage du vocabulaire les concernant (ici manquant) ne peut s’intégrer dans ce travail. Il sera repris dans le cadre d’un autre projet critique du vocabulaire employé par la presse écrite.
Un premier constat : soit le langage ne nomme pas le viol, soit il le considère comme un fait, comme un acte, une pratique, une donne, un comportement, mais aussi comme une chose.
Le crime qu’est un viol ne peut donc - ou beaucoup plus difficilement - de ce fait pas être porteur de condamnation.
Les termes employés pour qualifier le viol occultent et/ou nient et le viol et la violence.
On peut considérer trois cas de figure :
a) Le viol comme “ rien ” :
“ C’est rien, c’est juste des histoires de cul ” ; “ Ce n’est rien, c’est du touche-pipi ” (Un psychiatre)
b) Le viol occulté :
“ Le viol a eu lieu ainsi : elle avait un peu bu et elle s’est faite raccompagner par un copain, l’agresseur. Elle est très choquée ”. Certes ici le mot “ viol ” est ici prononcé dans la première phrase, mais dans l’évocation des conditions qui auraient “ favorisé ” le viol - centrée sur la responsabilité de la victime - il est totalement occulté.
c) Le viol comme “ jeu ” :
“ Les parents [du jeune agresseur] pensaient que c’était un jeu ” ; “ L’institutrice a dit que c’était un jeu sexuel ” (Une jeune fille tenait la jeune victime, un jeune garçon la violait en lui introduisant ses doigts dans son sexe).
- “ Elle ne sait pas à quel âge ça a commencé ” ; “ Quand ça s’est passé ”, “ Suite à tout ça, j’ai fait des tentatives de suicide. ”
- “ Cela se passait pendant le bain ou quand la mère s’absentait de la maison ” ; “ Cela a commencé à l’âge de douze ans ” ; “ Elle a arrêté d'aller chez le sexologue, paniquée à l'idée que cela puisse aller plus loin ” ; “ Cela a démarré sur la base de sa vulnérabilité conséquente au viol [dont elle avait déjà été la victime]”.
Cette difficulté, cette impossibilité de nommer le viol - quelles qu’en soient les raisons - rend plus difficile, sinon impossible, la reconnaissance du crime commis et donc la dénonciation du violeur. Il n’est en effet pas possible de dissocier, de distinguer, ce qui relève du viol, des moyens mis en œuvre par le violeur et de ses multiples conséquences.
Un exemple de cette confusion : Lorsqu’il est fait état de ce que “ Xavier, 6 ans, avait mal au rectum ; ça lui était déjà arrivé un été ”, qu’en déduire, que penser, qu’analyser ? Que Xavier avait déjà eu mal au rectum avant 6 ans ou qu’il avait été violé à 6 ans ? Que signifie alors le “ ça ” employé : une douleur physique actuelle de cet enfant ou un second -voire un nième – viol ? Et où et comment situer la responsabilité de l’homme qui l’aurait / l’avait violé ?
Plusieurs cas de figure peuvent être considérés comme tels :
a) Le viol comme “ fait ”, c’est-à-dire comme “ un acte, une action, une chose qui arrive ou qui a eu lieu ” 11sans référence à une appréciation, sans qualification, sans jugement de valeur : “ Elle a révélé les faits pour la première fois ” ; “ Elle passe tous ses week-ends dans la maison où les faits se sont passés ” ; “ Elle a écrit les faits dans son journal intime ” ; “ Lors des faits, elle a été confiée à cet oncle pendant que ses parents étaient en vacances ” ; “ Lorsqu’elle parle, elle efface les faits ” ; “ Ces faits qu’elle croyait enterrés sont revenus ” ; “ Cela la soutient de parler : les faits sortent d’elle ”.
Mais aussi : “ Il a reconnu les faits devant l’ensemble de la famille et a demandé pardon ” ; “ Son père a été interrogé : il n’a reconnu qu’une partie des faits, il reconnaît les attouchements mais pas les viols ”.
Lorsque le viol qualifié de “ fait ” est employé en relation soit avec les conséquences du crime nécessitant une intervention médicale : “ Depuis les faits, elle est en soins médicaux ; les traumatismes sont certains ”, soit avec sa dénonciation pénale : “ Il a été gardé en vue et a reconnu les faits ” ou : “ Il était parti en prison (7 ans) pour des faits de viol sur ses trois enfants”, la normativité de la signification de l’emploi du mot “ fait ” apparaît le plus clairement
Et lorsqu’il est dit : “ Les faits sont prescrits ”, c’est bien évidemment la condamnation pénale du crime qui est prescrite.
Enfin, je peux évoquer cette phrase qui nous éclaire ici positivement” : “ C’est son ami qui a posé le mot viol sur les faits ”.
b) Le viol comme “ acte ”, qui signifie “ terme très général qui se rapporte à agir [et qui] s’applique à tout ce que l’on peut faire ” :
“ Elle a eu l’impression qu’il a pris conscience de ses actes ” ; “ Ses actes n’ont pas à être minimisés ; c’est un viol ”.
Dans le même sens, mais s’inscrivant dans la durée, le viol peut être qualifié d’ “ agissement ”, c’est à dire “ manière de faire ” : “ Il a été dénoncé pour ses agissements ”.
c) Le viol comme “ coup ”, pouvant signifier “ une chance favorable, une circonstance imprévue ” mais aussi comme “ une action, bonne, mauvaise ou tout au moins hardie ” :
“ L’homme qui tenait le bar situé sur le passage de l’école a fait le coup à plusieurs enfants, leur faisant miroiter bonbons et argent, puis les attirant dans l’arrière-boutique ”.
d) Le viol comme “ pratique ” mot qui signifie “ exécution de ce que l’on a conçu, projeté ; accomplissement, procédé, usage, coutume, manière d’agir, conduite, expérience, habitude des choses” :
“ L’agresseur était également analyste et il lui affirmait que ces pratiques dont le père était l’auteur étaient une compensation par rapport à l’absence de son propre père ”. (viol par son père d’un jeune homme de l’âge de15 à 18 ans)
J’ai aussi lu récemment dans la presse : “ Une pratique pédophile ”.
e) Le viol comme “ comportement ” qui se réfère à une “ manière d’être avec, d’aller avec, de co-exister mais aussi de se conduire, d’agir d’une certaine manière ” :
“ Son comportement a continué à son retour d’hospitalisation ” ; “ Dès 97, le comportement du veilleur de nuit avait été signalé ”.
J’ai lu aussi - toujours dans la presse - l’expression : “ Un banal crime de comportement ”.
f) Le viol comme “ vécu ”:
“ Son père a vécu un inceste de la part de son père ”.
g) Le viol, comme une “ situation ”, terme qui signifie : “ manière dont un objet est placé ; position, posture des hommes, des animaux ” ; mais aussi : “ état d’une personne par rapport à sa condition, à ses passions, à ses intérêts ”, “ affaires ” et enfin : “ moment de l’action qui suscite l’intérêt, dans un drame, une épopée, un roman ” :
“ La situation est toujours la même ; l'enfant est en danger ” ; “ La mère demande si elle peut porter plainte car cette situation de destruction de sa fille est insupportable pour elle ” ; “ L’équipe hospitalière a signalé au procureur la situation, ce qui leur a été reproché ”.
h) Le viol comme “ histoire ” :
“ Je ne suis pas la seule à qui une histoire pareille est arrivée avec ce médecin. D’après ses propres dires [celles de l’agresseur], il y en aurait beaucoup ” ; “ Son père lui a dit :’Qu’est ce que c’est que ces histoires ! tu es folle ” ; “ Elle ne va pas bien depuis ; son entourage pourtant se lasse de ses histoires ”.
Le mot “ chose ” qui signifie “ désignation indéterminée de tout ce qui est inanimé ” exclut dès lors la prise en compte de la - ou des - personnes, victimes et agresseurs :
“ Quand elle est revenue au domicile conjugal, les choses ont augmenté : sa fille ne voulait plus rester avec le père ” ; “ Sa sœur lui a raconté des choses analogues ” ; “ Et si je refaisais la même chose (avec mes enfants) ? ” ; “ Si ça te fait du bien de dire des choses comme cela, dis les ”.
Le mot “ truc ” plus familier, mais pouvant aussi signifier “ moyen adroit pour tromper ” est aussi employé : “ Ils lui ont fait des trucs vraiment dégueulasses ”
Enfin, j’ajoute cette phrase récemment entendue à la télévision : “ Il n’y a pas eu que ma fille qui a eu un truc comme ça ”.
Le viol peut ainsi être “ quelque chose ” qui :
- “ Commence ” ou “ recommence ” :
“ Elle ne sait pas à quel âge ça a commencé ”. Mais aussi : “ Elle lui a dit :’Ne recommence pas’ ” ; “ On peut redouter que le moniteur licencié aille recommencer ailleurs ” ou enfin : “ Il a profité de sa vulnérabilité, mais il pourrait recommencer avec des jeunes ”.
- “ Se passe ” c’est-à-dire qui “ arrive, a lieu ” :
“ Quand ça se passait, elle fermait les yeux ” ; “ Cela se passait durant les absences de la mère ” ; “ Sa mère était quelques fois présente quand ça se passait ” ; “ Cela fait 18 ans que ça s’est passé ”.
- “Dure ” qui signifie “ prolonger un moment ou une chose ” :
“ Cela a duré plusieurs années ”.
- “Se continue ”, c’est-à-dire qui “ n’est pas interrompu, se prolonge, ne s’arrête pas ” :
“ Elle a été violée par son beau-père quand sa mère est partie accoucher, puis cela a continué ” ; “ Le magnétiseur continue ”.
- “ Se répète ”, qui “ recommence, se reproduit ” :
“ Elle a été violée à 12 ans et cela s’est répété ”.
- “Se reproduit ” qui donc “ se produit, se présente de nouveau ” :
“ Cela s’est reproduit à l’âge de 12 ans ”.
Ainsi, que le viol soit considéré comme un “ fait ”, un “ acte ”, une “ pratique ” un “ comportement ”, “ une chose ” les termes employés pour le qualifier s’inscrivent dans la norme de quelque chose qui a (simplement) été faite, qui a (simplement) eu lieu et ce, par quelqu’un qui a (simplement) agi, selon une pratique - habituelle ou non - dans le cadre d’un comportement - habituel ou non.
Dès lors, et quelques soit les cas de figures évoqués, le viol - “ acte ” considéré comme “ normal ” - peut aisément devenir alors la norme de référence en fonction de laquelle certains événements sont dès lors appréhendés, appréciés, jaugés, jugés à équivalence de valeur.
“ Au début, il ne s’est rien passé ” ; “ Papa, il n’est pas si méchant, il ne m’a rien fait quand il m’a emmenée à la pâtisserie (petite fille ayant rencontré le père qui l’avait violée dans un “ centre-relais ”) ; L’un l’a violée, l’autre n’a rien fait ” ; “ Son amie a été violée par le type du café, pas par les autres ”.
Les violences autres que le viol en lui-même peuvent être ainsi plus aisément appréhendées comme “ moins graves ” que celui-ci : elles ne sont pas alors jugées en elles-mêmes, à la mesure de leur propre gravité :
“ Vers 14 ans son beau-père lui a mis les mains sur les seins mais ça n’a pas été plus loin ”, “ A 18 ans, elle assiste à une tentative de viol sur sa mère, heureusement interrompue par l'arrivée de personnes ”. Ici l’absence de jugement concernant la violence mise en œuvre dans la tentative de viol est accentuée par l’appréciation positive de l’arrêt de ladite tentative12. Dans le même sens, une personne fait état d’une “ parole de sa mère [qui] l'avait poursuivie [toute sa vie] : ‘ heureusement que c'est moi qui ai été agressée, parce que toi tu en serais marquée à vie’ ”.
Il est ainsi possible de considérer comme ‘heureux’ le viol – stricto sensu – qui n’a pas eu lieu : “ La police lui a dit qu’il fallait qu’elle soit contente de ne pas avoir été pénétrée ” (tentative de viol, dans un ascenseur, sous la menace d’un couteau).
Enfin, une formulation, lue récemment évoquant (simplement) “ les conséquences normales du viol ” participe elle aussi à la normalisation du viol.
Ce qui est alors évoqué, ce n’est pas ce qui a lieu, mais ce qui a été rendu visible, ce qui a été appréhendé par d’autres, ce qui relève ainsi du domaine de la représentation. Le viol est alors évoqué comme une “ scène ” où le ou les violeur-s et leur-s victime-s font partie de la représentation d’un même ensemble. La scène signifiant soit “ la partie du théâtre où jouent les acteurs ”, soit “ l’action même qui fait le sujet de la pièce représentée ” ; mais aussi, “ un ensemble d’objets qui s’offre à la vue ” ou “ toute action qui offre quelque chose de remarquable ” :
“ Il a décrit d’autres scènes d’actes sexuels qu’il a vues ” ; “ Elle a assisté à des scènes de violence sexuelles ” ; “ Sa mère ayant encore surpris une scène de ce genre… ” (viol d’une petite fille de 9 ans par son oncle de 73 ans) : “ La grand-mère a vu une scène...” ( petite fille de 4 ans agressée régulièrement par le grand-père)
Là encore, la violence n’étant pas prise en compte ne permet pas de distinguer ce qui relève de la liberté et de la violence mise en œuvre qui la nie.
“ Alexandra, 18 ans, d’une voix remplie d’émotion, explique qu’elle a eu des relations sexuelles avec son oncle depuis l’âge de 11 ans ” ; “ Elle a subi des violences de cet homme et de ses copains avec lesquels il la forçait à avoir des relations sexuelles ”.
Enfin, lire : “ Il (le fils du violeur) a dit : ‘pour Nadine, c’était juste une fois ” signifie que le viol est nié, occulté, considéré comme “ rien ” ou pas grand-chose, comme une (simple) relation sexuelle.
Et c’est sans doute dans le cadre de cette absence de prise en compte de la distinction fondamentale entre le viol et la relation sexuelle conjointement voulue par les deux partenaires que le viol peut être défini ainsi :
a) Le viol comme “ manque de tact ” : “ Elle a été hospitalisée en psychiatrie. Le psychiatre lui a dit qu’il ne s’agissait pas de viol mais de manque de tact ”.
b) Le viol comme “ égarement ” : “ Quelque temps après, son père lui a dit qu’il avait eu quelques égarements envers elle ”.
c) Le viol comme “ souhait ” : “ Pour obtenir ce qu’il souhaitait le surveillant, sous prétexte de regarder une cassette, l’a emmenée dans le bureau du directeur ”.
d) Le viol comme “ profit ” : “ La dernière fois, il l’a fait boire et lui a dit : “ Maintenant que tu as assez bu, je vais profiter de toi ”.
e) Le viol comme “ exploit ” : “ Elle se souvient qu’il se vantait de ses exploits sexuels ”.
Enfin, l’absence de distinction entre le viol et les relations sexuelles voulues et acceptées se retrouvent dans l’équivalence entre violer et “ faire l’amour ”.
Lorsque des policiers après audition du violeur (lui-même policier) et de la victime lui ont dit “ qu’elle n’avait pas été violée, qu’on lui avait fait l’amour violemment ”, qu’analyser ? : que les policiers en niant le viol, nie la parole de la victime, la nie donc elle-même, et qu’à la dénégation de la violence, de la victime, du viol, s’ajoute – et c’est là l’explication première - celle du violeur.
Le viol peut aussi présenté comme quelque chose que l’on “ a ”, que l’on vous a donné - ? – ; en tout état de cause qui fait partie de vous :
“ Ce demi-frère a eu un attouchement sexuel une fois ” ; “ J’ai eu un viol ”.
Il peut aussi être désigné comme quelque chose que l’on s’est approprié, qui vous appartient, que le violeur - dès lors rendu invisible - vous a conféré et qui n’est plus dissociable de la victime :
Dans la comparaison entre : “ Mon viol ”, “ Mon agression ” et “ Le viol, l’agression dont j’ai été la victime ” comme entre “ Mon agresseur ” et “ l’homme qui m’a agressée ” apparaît la distanciation entre la victime, le crime et le criminel.
a) Le viol comme “ sujet du crime ” au lieu et place du violeur.
Le violeur est subsumé dans le viol dont il n’est plus dès lors l’auteur ; il n’est plus alors le sujet du crime qu’il a commis. Le viol peut ainsi - sans que l’auteur du crime ne soit alors plus nommé - “ avoir lieu ”, “ se produire ”, “ se passer ”, “ se poursuivre ”, “ se faire ” et même “ s’arrêter ” :
“ Les premières agressions ont eu lieu pendant les droits de visite ” ; “ Un viol a eu lieu dans cette maison ” ; “ Un viol se produit dans la famille ” ; “ Le viol s’est passé quand elle allait passer son bac ” ; “ Le viol s’est fait sous menace ” ; “ Les viols se sont poursuivis toute ma jeunesse ” ; “ Les agressions se passaient pendant les vacances ” ; “ Les viols ont eu pour conséquence de stopper la démarche d’autonomisation ” ; “ Les viols se sont arrêtés à 13 ans ”.
Dans le même sens, j’ai pu lire la presse, sans autre précision : “ Viol collectif au lycée de… ” ou : “ Suite à un des viols, le lycée a porté plainte ”.
Et lorsqu’il est dit : “ Le psy pense qu'il y a eu viol ”, c’est non seulement le violeur, mais aussi la victime qui sont subsumés dans le viol. Et qui y disparaissent.
b) Le viol, un “ crime sans auteur ”
N’évoquer - lorsqu’il est fait état d’un viol - que la personne victime : “ Elle a vécu, elle a subi un viol ” ou “ elle a été violée ” participe à l’occultation du viol et à la déresponsabilisation du violeur.
Et que signifie : “ J’ai subi un triple viol en 1992 ” ? La personne évoquée a telle été violée par trois hommes en 1992 ? Ces viols ont été commis concomitamment ou à des moments de l’année différents ? Ou a t-elle été violée, trois fois, par le même homme ?
Plus globalement d’ailleurs : que signifie : avoir été violée “ trois fois ” ? N’est-ce pas assimiler le viol à la (seule) pénétration sexuelle d’une victime ? En ce sens, les phrases telles que : “ Elle a été battue et violée deux mois après le mariage et ce pendant 30 ans ” ou : “En août, elle va en vacances chez son père et elle a été violée tout ce temps ” ; “ Elle a été violée toute son enfance, très souvent battue ” ont le mérite de dévoiler le continuum dans le temps de la violence imposée. Et de ne pas limiter la prise en compte de la violence à la seule comptabilité de la pénétration sexuelle imposée à la victime.
La place respective dans la phrase de la victime (du crime) et de l’auteur du crime est à cet égard fort signifiante : “ Elle a subi des viols de 10 ans à 14 ans par son beau-père ” ou : “ Marie-Christine et sa sœur ont été victimes de violences sexuelles dans l'enfance de leur frère ” n’a pas la même signification que de dire : “ Son beau-père l’a violée de l’age de 10 à 14 ans ” ou : “ Le frère de Marie-Christine l'a violée, il a aussi violé sa sœur, quand elles étaient enfants ”.
De même : “ Elle a été victime d’inceste ” n’a pas la même signification que de dire : “ Son père l’a violée ”. En effet, la focalisation du regard est d’emblée portée sur l’auteur du crime - responsable du crime - et non d’abord sur la victime.
c) “ Viols en réunion ”, “ Viols collectifs ”
Dans les deux expressions, les auteurs du viol disparaissent soit dans les conditions dans lesquelles ils ont violé leurs victimes “ en réunion ”, soit dans un “ collectif ” abstrait qui ne permet même pas de quantifier le nombre des criminels.
Par ailleurs, l’absence de clarification entre ces deux termes : “ viols en réunion ” et “ viols collectifs ” employés généralement comme équivalents voire comme synonymes est dommageable. En effet, le terme de “ viol collectif ” n’existe pas en droit ; quant à celui de “ viol en réunion ” - qui n’existe plus en tant que tel dans le droit - il continue cependant d’être employé par la jurisprudence13.
Dans la cohérence de la signification normative du viol - ne prenant pas en considération la violence qui pourtant est censée le qualifier - le viol est ici appréhendé comme “ quelque chose ” que le violeur :
- “ fait ” qui signifie notamment : réaliser, produire, obtenir, gagner, effectuer, exercer, accomplir, exécuter (une action) :
“ Elle a parlé à une copine qui lui a dit :’ il l’a fait à deux autres filles’ ”; “ Non, Il n’y a pas qu’à moi qu’il a fait ça ”(violence incestueuse) ; “ Elle a besoin qu’on lui dise pourquoi il a fait ça ” ; “ J’aimerais lui demander s’il se souvient de ce qu’il a fait, sans doute niera t-il ” ; “ Son père a regretté ce qu’il a fait ” ; “ Il disait : ‘tous les pères font ça’ ” ” ; “ Je ne comprends pas comment on peut faire ça ; c’est comme si c’était à moi qu’on l’avait fait ” ; “ Elle a rencontré une ancienne amie du Bon Secours qui lui a dit qu’il faisait des attouchements à tous les jeunes, du plus petits aux plus grands ”.
“ Ils m'ont tout fait ” a pu dire enfin une victime de viols accompagnés d’actes de barbarie.
- “ tente ” (de faire) :
“ Il a tenté aussi, plus tard, une autre fois sur sa sœur ”.
- “ essaye ” (de faire) :
“ Ça ne m’étonne pas : il a essayé aussi avec moi ” ; “ Après que je l’ai eu repoussé, il n’a plus réessayé ”.
- “ s’arrange ” (pour faire) :
"Il s'arrangeait pour l'agresser".
- “ arrête ” (de faire) :
“ Elle se souvient d’une phrase de sa mère : ‘ Arrête, si tu continues, tu vas la tuer’ ”.
- “ recommence ” :
“ Le père a recommencé l’année dernière ” ; “ Elle lui a dit :'ne recommence pas ”; “ On peut redouter que le moniteur licencié aille recommencer ailleurs ”.
Le violeur peut aussi “ participer ”, c’est à dire “ avoir sa part à ” : “ le grand-père paternel participe aussi à ses agressions ”.
Le violeur peut enfin “ profiter ” d’une (bonne) occasion : “ Elle a revu l'étiopathe qui en a profité pour la violer ” ; “ Chacun en a profité de son côté ”.
Et comment analyser cette phrase : “ Elle y retourne, ce type la reviole ” ?
Trois cas de figure : la référence à “ l’amour ”, “ l’amitié ”, au “ besoin sexuel ”
a) Les termes employés pour qualifier le violeur, l'agresseur s'inscrit dans la permanence de la problématique de “ l’amour ” - “ On lui a fait l’amour violemment ” avaient déclaré des policiers à la victime - que le violeur serait censé porter à sa victime.
À cet égard, la résurgence depuis quelques années14 du mot de “ pédophile ”, puisque étymologiquement un pédophile est un homme “ qui aime les enfants ” peut - doit ? - être interprété comme s’inscrivant dans la perpétuation de la confusion persistante entre “ viol ” et “ amour ”. Et c’est sans aucun doute pour ne pas avoir à employer l’expression claire et juste de “ personne adulte qui agresse sexuellement les enfants ” que ce mot a eu le succès qu’il a connu.
Dans un ordre de réflexion proche, l’expression : “ Il lui a fait embrasser le sexe ” - et non pas : “ Il l’a contrainte (sous menace, par force, par peur…) à sucer, à masturber son sexe ” - peut être aussi interprétée comme relevant elle aussi de cette même problématique de “ l’amour ” que le baiser est censé signifier.
b) Le lien entre viol et “ amitié ” n’est pas - encore - lui-même clarifié. Ainsi, certaines expressions révèlent que le crime de viol n’aurait pas modifié la nature de la relation “ amicale ”, et/ou amoureuse, et/ou de couple qui existait avant le crime entre le violeur et sa victime :
“ Elle a été victime à 18 ans de deux viols par un ami ” ; “ Elle a été violée par son copain ” - au lieu et place de : “ Elle a été violée par l’homme qui, préalablement au crime qu’il a commis, s’affirmait son ami et /ou son copain - est ici sans doute l’expression la plus signifiante.
Il n’est à cet égard pas juste de dire : “ Elle a été violée par un inconnu ”. Il faudrait dire : “ Elle a été violée par un homme qu’elle ne connaissait pas avant qu’il l’ait violée ”.
c) La référence au “ besoin sexuel ” .
Le violeur est défini par des caractéristiques sexuelles censées expliquer, sinon justifier son crime dans la permanence de l’idéologie du “ besoin sexuel ” nécessitant (pour les seuls hommes) d’être assouvi au même titre qu’une fonction vitale (comme manger ou boire) et/ou comme irrépressible. Ainsi, évoquer - en parlant d’un violeur - son “ gros appétit sexuel ” - qui n’est pas synonyme de : “ Il bandait souvent ” - participe de cette légitimation du viol.
Il en est de même lorsque la distinction - pourtant fondamentale - entre avoir un sexe en érection et pénétrer le sexe, le corps d’une autre personne n’est pas faite. Comme si la pensée, la volonté, le respect de l’autre était hors champs de la conscience masculine dès lors que leur sexe se dressait :
“ Elle aurait parfois avec son mari [qui “ la ‘désire’ tout le temps ” ] besoin de tendresse, de câlins, mais elle n’ose pas l’approcher de peur qu’il ne puisse s’arrêter ”.
Certaines expressions utilisées ont comme pour signification - pour fonction ? - une mise à distance du violeur et du crime de viol. Cette distanciation s’inscrit alors dans le processus qui peu ou prou déresponsabilise le violeur et partiellement la transfère à la victime :
“ Le père s’est fait faire une fellation ”, “ Le sexologue lui a fait subir des attouchements au sexe ” ; “ Le père lui a fait subir un viol ” ; “ Il est aperçu en train de se livrer à des assauts physiques sur une femme agent de service dans l’enceinte même de l’école ” ; “ Il se livre à un geste d’exhibition dans les toilettes à l’égard d’une enfant ”.
Le mot “ commettre ”, qui signifie : “ originellement mettre ensemble ” mais aussi ; “ faire ou être fait en parlant d’un acte répréhensible ” s’inscrit aussi dans cette partielle distanciation entre l’auteur du crime et le crime. Dire : “ Il a commis un crime ” n’est pas synonyme de : “ Il est l’auteur d’un crime ”.
J’ai par ailleurs récemment entendu à la télévision employer l’expression “ le commettant ” pour qualifier l’auteur d’un crime.
Qu’il s’agisse du viol, des conditions du viol, des conséquences du viol, il est possible d’évoquer certaines constantes qui participent à la banalisation, à la sous-estimation, à l’occultation du viol.
a) Le mot “ toucher ” est fréquemment utilisé comme substitut du mot viol, ou à tout le moins sans que le distinguo entre les deux termes ne soit précisé :
“ Depuis l’âge de 11 ans, elle est violée par son père ; elle est restée et s’est sacrifiée pour qu’il ne touche pas à ses sœurs ” ; “ Elle a eu un frère qui n’a pas été touché mais un cousin a subi la même chose ” ; “ Non - disait le grand-père - je n’ai pas touché à mes petites filles ” ; “ C’est encore plus épouvantable de toucher à sa propre fille ” ; “ Il l’a forcée à toucher son sexe ” ; “ Auparavant - avant le viol - il l’avait touchée dans une chambre d’ami ” ; “ La petite va régulièrement chez son père : il ne la toucherait plus mais la maltraiterait psychologiquement ” ; “ Elle aurait voulu qu’il dise : Non, je n’ai pas touché à mes petites filles ”.
Une jeune femme fait une cure d’ostéopathie lors de laquelle [ils] “ lui enfonçaient les doigts dans le nez, le vagin, l’anus ” ; “ Elle déclare : ‘Les touchers rectaux et vaginaux font partie des pratiques [de certains] ostéopathes’ ” et cite pour ce faire un livre qui les justifie.
Un médecin a, quant à lui, employé l’expression de “ tripoter ” qui signifie : “ manier, tâter sans délicatesse, toucher une chose de manière répétée ” :
“ Ce n’est pas grave à 17 ans de tripoter sa petite cousine ”.
b) Le mot “ pénétrer ” - suivi ou non de “ sexuellement ” - peut aussi être un substitut au mot viol : “ Il a tenté de la pénétrer avec le doigt ” ; “ Elle se réveille, son demi-frère était en train de la pénétrer. Elle avait un tampax. ”.
Un viol peut être ainsi simplement qualifié de “ pénétration sans protection ”.
c) Le viol défini (seulement) comme “ sodomie ” et “ fellation ”.
Les phrases : “ Après avoir rompu avec lui, un jour il est venu par surprise et il l’a sodomisée ” ; “ Ils l’ont sodomisée et ils l’ont obligée à des fellations ” ; “ Dès 17 ans, il subissait des attouchements, puis fellations, sodomie ” ; “ Il a mis la télé à fond et l’a sodomisée ” ne permettent là non plus de voir – ni ne disent - le viol et la violence.
Et dire : “ Son père le sodomise ” n’a pas la même signification que de dire : “ Son père le viole, en lui enfonçant son sexe dans l’anus ”.
d) Le viol défini comme “ maltraitance ”
Ce terme aux nombreuses manifestations, expressions, significations est un mot qui, concernant le viol et plus largement les violences sexuelles contribue à dissoudre leur spécificité. Sans relation rigoureuse possible au code pénal, il contribue donc – lorsqu’il n’est pas rigoureusement défini - à en minimiser leur gravité :
“ Michel est bouleversé que cette maltraitance ne s’arrête jamais ” ; “ Quand j’étais petite, vers 5/6 ans, j’ai vécu dans la maltraitance chez une nourrice avec son mari ”.
e) Le viol – ou plutôt un certain type de viols – défini comme “ tournante ” s’inscrit dans cette même logique de négation du viol.
Pour percevoir l’enjeu politique de la signification de ce terme et l’extrême gravité de son utilisation, – il est possible de comparer cette phrase : “ Ils ont affirmé avoir participé aux tournantes ” ou : “ Une tournante a eu lieu ” avec celle-ci : “ Plusieurs jeunes hommes ont, tous ensemble, ou l’un après l’autre, séquestré, violé, battu, humilié, injurié, voire torturé pendant des heures, des jours, des mois, une ou plusieurs jeunes filles ”. Et l’on pourrait ajouter : “ de manière telle qu’ils ont rendu – quasi impossible - tout moyen de dénonciation ”.
f) Le viol défini comme “ phénomène ” qui signifie “ tout ce qui tombe sous le sens, tout ce qui peut affecter notre sensibilité d’une manière quelconque soit au figuré soit au moral, mais aussi tout ce qui est rare et surprenant, voire extraordinaire ” occulte la prise en compte de la violence, ni ne permet de la resituer dans le cadre socio-historique qui est le sien, celui de la domination patriarcale.
Enfin, lorsque le mot “ tournante ” est accolé au mot “ phénomène ” la violence du déni de la violence est redoublée. 15
Les mots employés ne révèlent, n’expriment, ni se signifient que la force, la violence a été employée, mise en œuvre, utilisée ; ils l’occultent ou la minimise :
“ La dernière fois (que son beau-père voulait la violer), il l’a emmenée dans la forêt ” ; “ Le fils de son ami à quelques étages en dessous, l’a interceptée, l’a emmenée dans sa chambre et a mis la télé à fond ” ; “ Il s’est glissé dans son lit, elle a tenté de le repousser mais son ami est arrivé pour la tenir ” ; “ La jeune fille le tenait tandis que le garçon lui mettait ses doigts dans son sexe, puis ils ont changé ” ; “ Sa mère à 11 ans l’a mise dans le lit de son père ” ; “ Il l’a fait mettre nue [ou] déshabiller ” ; “ Il l’a prise par le cou et lui a baissé sa culotte ”.
Ces mots : “ emmener ”, “ mettre ”, “ intercepter ”, “ tenir ”, “ prendre ” - auxquels on pourrait ajouter ceux de “ attirer ”, “ conduire ”, “ introduire ”, “ embarquer ”, “ pousser ” - ne permettent pas d’appréhender la violence mise en œuvre. Ils ne permettent pas non plus - ou insuffisamment - d’évoquer la résistance de la victime à cette violence.
Deux mots : “ ouverte ” et “ déchirée ” pour décrire les conséquences médicales d’un viol suffisent à laisser deviner des siècles d’insensibilité médicale - et de non prise en compte - du viol : “ Sa mère l’a déshabillée et a constaté qu’elle était ouverte du vagin à l’anus ” ; “ Elle a mal été reçue à l’Hôtel-Dieu et pourtant elle était déchirée ”.
Je voudrais enfin évoquer un dernier exemple, celui d’une phrase apparemment fort banale : “ Elle a eu deux enfants du mari de sa mère ”. Ne sont nommés ni le viol, ni le violeur, ni l’inceste, ni la récidive, ni les accouchements, ni la paternité, ni les enfants du viol incestueux.
Pour conclure, trois remarques :
1. Je voudrais attirer plus précisément l’attention sur l’emploi de deux termes - qui ne sont pas strictement liés au viol - que je considère comme dangereux et dont l’extrême vitesse de propagation dans le vocabulaire commun doit être un sujet d’inquiétude et d’interrogations :
Le premier : “ passage à l’acte ” inscrit le viol - ou tout autre acte pénal ou non - non pas comme un acte en soi, à partir duquel la responsabilité de l'auteur peut être posée, mais comme un moment, un processus s'inscrivant dans un continuum confus de désirs, d'expressions refoulées, de sentiments, de contraintes :
“ Avec chaque psychiatre, il y a eu passage à l’acte ”.
“ Passer à l’acte ” : où est la volonté du sujet ?
Le second : “ dérapage ”, lui aussi s’inscrit dans un processus que l’auteur de l’acte – ou de la parole – est considéré comme n’ayant pas pu - ou pas voulu - se contrôler ou se maîtriser. Là encore, la question de la responsabilité de l’acte ou de la parole par son auteur n’est pas a priori posée. La responsabilité de chacun-e risque dès lors de n’être plus le fondement sur la base duquel la justice est (le plus souvent mal que bien ) rendue.
“ Il a dérapé ” : où est la conscience de soi ?
Mais plus globalement, ne peut-on s’interroger sur la signification de tant d’autres expressions :
- “ Il se lâche ” : Où est la raison ?
- “ C’est son problème ” : Où est la générosité ?
- “ C’est à comprendre / prendre au second, troisième degré ” : Où est l’intelligence des textes ?
- “ Qui êtes-vous pour juger ? ” : Où est le droit à la critique ?
- “ Ce sont des raisons qui n’appartiennent qu’à lui ” : Où est la compréhension des causes ?
- “ Il veut avoir du plaisir” : Ou est le souci de l’autre ?
2. Entre la “ tournante ” et le “ quicky ” : le risque de disparition du mot viol.
Au même titre que le terme de prostitution, de “ système prostitutionnel ” et plus justement de “ système proxénète ” est progressivement remplacé par les termes d’“ esclavage ” (fusse-t-il qualifié de “ moderne ”) et d’ “ exploitation sexuelle ” qui permet toutes les analogies avec le salariat, on peut craindre qu’une même logique soit mise en œuvre avec le mot “viol ”.
Si nous n’y prenons pas garde, si nous ne réagissons pas, le mot “ viol ” pourra être amené sinon à disparaître, du moins à risquer de progressivement se dissoudre entre “ la maltraitance ” , “ l’abus ”, “ la tournante ” et “ le quicky ” terme récemment lancé par des psychanalystes anglo-saxons - ou personnes qui osent se qualifier ainsi - ce terme étant censé signifier une relation sexuelle rapide, sans souci de sa ‘partenaire’ et non désirée par elle. Bref, un viol.
3. Employer les termes du code pénal : “ viol ”, “ agression sexuelle ”, “ harcèlement sexuel ” dans la rigueur de leur définition juridique - ou du moins se situer le plus clairement possible par rapport à elle - m’apparaît comme le moyen le plus adéquat de résister à cette évolution. 16
Et enfin, clarifier le plus rigoureusement possible et les positionner à leur plus juste place :
- l’auteur et donc le responsable du crime,
- la nature du crime et la violence mise en œuvre
- la victime du crime
contribuera à rompre le lien ancestral entre “ violer ”, “ faire ”, “ agir ” et “ posséder ”.
22 janvier 2004
Suite à la présentation orale de cet exposé, les réactions des participant-es à cette journée, ont été retranscrites. Les voici donc [elles aussi reprises pas moi après relecture de la retranscription à l’oral] :
Catherine Morbois. DRF.IDF.
Je pense me faire la porte-parole de l’ensemble de cette salle pour vous remercier très sincèrement, Marie-Victoire, pour votre présentation précise et argumentée. Je veux souligner devant vous le travail remarquable réalisé exprès pour cette journée marquant notre détermination, notre volonté de lutter contre ce crime.
Nous avons de quoi réfléchir en prenant conscience de ce que disent les mots et le langage communs. Nous allons devoir faire un effort énorme pour réviser nos expressions courantes et nous attacher à bannir l’usage d’un certain nombre d’entre elles. Dans le groupe de travail à partir duquel a été produit le livre : « L’aide aux femmes victimes de viol », nous avons donné une place à cette question du langage, car le choix des mots revêt une grande importance. Nous avons à utiliser des termes qui resituent les faits dans le cadre de la loi, de sa transgression, du droit à l’intégrité physique et psychique.
Échanges avec la salle.
Nous arrivons maintenant au temps du débat et de l’échange. Ils porteront sur l’ensemble de la matinée et je vous invite à vous exprimer, à dire vos réactions, vos interrogations, votre point de vue. En prenant la parole, merci de vous présenter en précisant votre fonction. Je compte sur chacune et chacun d’entre vous pour m’aider à faire respecter l’horaire prévu et, d’avance, je vous en remercie.
Dr. Gérard Lopez. Institut de victimologie.
En tant qu’expert, j’ai un peu souffert en entendant Marie-Victoire Louis parce que j’ai reconnu des expressions que j’utilise assez couramment. Nous devons visiblement faire un gros effort dans la rédaction de nos expertises, le docteur Chariot qui est dans la salle dirige la Revue des Experts et il pourrait peut-être donner une place à cette intervention. Il y a des choses encore pires que le langage dans les expertises, notamment en matière de notions psychologiques. J’ai lu lundi dans une expertise une jeune femme violée par son beau-père, s’était mariée avec lui, avait eu deux enfants. L’expert disait : « elle projette ses angoisses » alors qu’il y avait eu viol. Il y avait également ce mot terrible : « dérapage ». Le mot abus fait lui aussi partie des termes à ne pas utiliser. Nous avons à faire de gros efforts dans nos expertises.
XX. Psychologue clinicienne.
Je suis psychologue clinicienne aux urgences de l’hôpital Avicenne avec pour spécificité de recevoir des femmes violées et des patients ayant subi des psycho traumatismes. Je voulais ajouter au florilège présenté par Marie-Victoire Louis ce qui s’est passé. « Ce qui s’est passé » par exemple entre Amélie et son père c’est vraiment dénier à un point insupportable ce qui a été fait à Amélie par son père. C’est quelque chose qui introduit l’idée, la connotation d’une relation, et d’une relation acceptée. C’est vraiment très important de relever cette expression pour la bannir.
Mon deuxième point est d’ordre d’une vue plus personnelle. C’est que reprendre le terme de tournante, selon moi, est quelque chose qui aurait presque à voir avec une identification à l’agresseur et continuer de cette façon à véhiculer une sorte de domination qui peut se dire sous un mode extrêmement badin et dominant.
Marie-Victoire Louis
Je veux ajouter à cela que pour moi : c’est une identification à l’agresseur, consciente ou non, c’est une identification. Dès lors qu’on emploie un terme qui déqualifie, qui légitime la violence, qui ne nomme ni le violeur, ni le viol, ni la violence, qui ne peut plus faire référence aux critères pénaux, on est dans l’identification à l’agresseur. Utiliser un terme qui se substitue au mot viol est d’autant plus grave qu’il a fallu des siècles pour que ce mot soit reconnu dans notre langage courant. Nous devons être conscient-es que ce mot viol qu’on risque de nous voler, est le fruit de siècles de combats pour le faire reconnaître et le faire condamner.
Pour ma part, je me réfère toujours aux termes pénaux. Je crois même, dans toute cette logique de contre-révolution patriarcale dans laquelle nous sommes actuellement, que la logique mise en œuvre a justement pour fonction de nous jeter en pâture des mots dont la fonction essentielle est de casser le lien avec le code pénal, avec le droit. Quitte à critiquer les définitions employées par le code pénal et qui doivent être critiquées, car il faudra également que nous reposions la question du droit et de la définition, de mon point de vue, il est fondamental d’employer les termes viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel quitte à dire que la définition ne vous convient pas. Pour moi, il y a trois qualificatifs : ce sont ces trois termes et il me semble que nous devons nous y accrocher.
Chantal Clos
Je reprends la parole car je suis légitimée pour la prendre à propos des expertises. De nombreuses expertises, des enquêtes sociales psychologiques, sont passées dans mes mains, je les ai lues et relues. C’est terrifiant de voir le vocabulaire utilisé à tort et à travers, vocabulaire qui en ne nommant ni les agressions sexuelles, ni la violence, les mots utilisés font preuve d’une grande partialité. Ces bases sont remises aux magistrats et leur permettent de justifier leurs décisions. À partir du moment où une mauvaise évaluation est présentée, elle est reprise de mauvaise manière, également par écrit et ces écrits continuent de justifier des décisions judiciaires. Ce processus est particulièrement lourd de conséquences.
Catherine Morbois
Ces conséquences sont particulièrement graves, nous en sommes bien conscients et il revient à ces experts de travailler comme le proposait le docteur Lopez sur cette question.
Dr Jean-Pierre Diot. MFPF. 93.
J’aurais une question à poser à Marie-Victoire Louis. L’euphémisation est une constante du langage du corps, de la santé et de la médecine. Est-ce que vous avez l’impression qu’i y a des caractéristiques spécifiques dans le travail que vous avez fait ?
Marie-Victoire Louis
Je ne peux pas répondre à votre question car je n’y ai pas suffisamment travaillé et qu’il me faut un peu de temps. Une chose m’a frappée, je ne sais pas si elle a un lien avec ce que vous dites et j’avais oublié de le dire. Il est flagrant de constater à quel point le langage concernant le sexe alors que nous parlons de viol et de violences sexuelles n’est pas évoqué. On ne parle pas de sexe. Et quand j’emploie des termes dont j’ai donné quelques exemples tout à l’heure, qui font référence au sexe, je choque alors que ce n’est que la simple réalité de ce dont nous parlons. Quelquefois la réaction est de dire : c’est un langage cru. Non. Ce n’est pas un langage cru : c’est le langage adéquat. Ce qui est frappant dans tout ce vocabulaire sur les violences sexuelles c’est de voir à quel point le mot dont on ne parle pratiquement jamais, c’est le sexe. On ne parle ni du sexe masculin, ni du sexe féminin.
Véronique Fabresi. Assistante sociale circonscription de Stains
Je souhaitais apporter un témoignage et une interrogation à propos des situations de violence au sein d’un couple. Nous avons à recevoir dans le cadre de notre travail de très nombreuses femmes violentées et j’ai eu à accompagner un certain nombre de ces femmes au commissariat. Je tiens tout de suite à préciser que les pratiques évoluent et que nous travaillons beaucoup plus en lien avec le commissariat. Ceci dit, au niveau de l’enregistrement des plaintes il faut encore travailler. Quand les femmes arrivent à faire la démarche, arrivent jusqu’au service social où un travailleur social les informe, les accompagne, quand elles arrivent à nommer et reconnaître les violences qu’elles subissent, arrivées au commissariat durant les “ interrogatoires ” , car elles vivent ces dépositions comme des interrogatoires, certains inspecteurs leur demandent : subissez-vous des viols, des relations sexuelles forcées ? et quand elles disent que c’est la réalité on leur répond : « Savez-vous, Madame, que votre conjoint risque gros et peut aller en prison ? Une fois que c’est dit, la plupart des femmes réagissent et précisent : je ne souhaite pas qu’il aille en prison, je veux juste que ça s’arrête. Dans nombre de ces situations, les violences sexuelles ne sont pas évoquées, pas consignées et un grand nombre de ces plaintes aboutissent à une médiation pénale. Ainsi, pour une femme que je suis depuis longtemps, elle a eu à porter trois fois plainte, avec des faits avérés, certificats médicaux à l’appui. Ces plaintes ont donné lieu à deux médiations pénales. Elle était victime de faits graves : viols avec sévices, il urine sur elle, violences sexuelles diverses. La troisième plainte donne lieu à un traitement au tribunal et là l’auteur est condamné, quand même, à 6 mois avec sursis ! Il a finalement quitté le domicile. Le divorce a été prononcé mais c’est huit ans de lutte pour cette femme. Quand les faits sont évoqués, précisés, décrits au policier focaliser l’attention des victimes sur les risques qu’encourt l’agresseur dans les suites judiciaires a souvent pour effet de les décourager de faire valoir leurs droits.
Marie-Victoire Louis
C’est-à-dire qu’on légitime les violeurs et les agresseurs. Décourager la prise de parole et l’accès à la justice, c’est légitimer les violences de ceux qui les exercent.
Sylviane Le Clerc
En dix ans d’expérience, étant rattachée au cabinet du préfet, j’ai demandé à voir les télégrammes envoyés par la police au préfet pour lui faire part des délits pour lesquels il y a eu garde-à-vue du mis en cause. Je récupère ainsi un certain nombre d’éléments concernant des plaintes qui ont entraîné une garde-à-vue pour des violences à l’égard des femmes. Il y a dix ans, je ne voyais jamais de plainte pour “ viol entre époux ”. Je reprends le terme qui n’est pas anodin. Ce mois-ci, 5 plaintes dans le département de la Seine-Saint-Denis ont été prises pour des viols “ entre époux ”.
Pour ce qui est du vocabulaire utilisé les fonctionnaires de police n’ont jamais été engagés eu à travailler sur la question, hormis sur le vocabulaire pénal. Parmi les plaintes et les télégrammes que je vois il n’y en a pas 1 sur 10 qui serait rédigée de la façon que nous souhaiterions et ce quel que soit le type de violence. Dans ce département, on peut toutefois se féliciter d’une amélioration relativement récente : le travail est fait, la plainte est prise, y compris lorsqu’il s’agit de viols entre époux c’est-à-dire du mari sur l’épouse.
Marie-Victoire Louis
Sans médiation ?
Sylviane Le Clerc
Quand il y a viol, l’infraction est criminelle il n’y a donc pas de médiation.17
Emmanuelle Piet
J’ai étudié les très intéressantes statistiques produites par la police à Paris pour les travaux de la commission départementale d’action contre les violences faites aux femmes. Dans une récapitulation des motifs invoqués, pour des affaires de meurtre par un conjoint, on peut faire le même constat. Une femme est morte. Elle a été étranglée par son mari et dans le motif, on a inscrit : jalousie ; la parole du tueur a été reprise telle quelle, au premier degré. Dans un autre meurtre, le motif indiqué est jeu sexuel.
Sylviane Le Clerc
Le terme différent familial est constamment présent dans les procès-verbaux, plaintes et autres documents policiers et judiciaires. Je ne sais pas, juridiquement, d’où vient le terme. C’est quelque chose qui draine les pratiques. En tout cas, ce n’est pas la terminologie pénale.
Catherine Godoc
Dans différend familial, la notion de désaccord est présente. On n’est pas d’accord, ce qui introduit l’idée qu’on va pouvoir négocier. La médiation sera alors justifiée. Même si le terme différent familial a été utilisé bien avant l’instauration de la médiation pénale, il contribue toutefois à l’alimenter. J’avais donné un exemple, la troisième situation que je vous ai présentée : cette femme a porté plainte à plusieurs reprises, plaintes orientées vers la médiation pénale. La même semaine, je reçois un petit monsieur qui avait des soucis d’argent : il avait été condamné pour outrage à agent et devait payer une somme assez conséquente. Il se demandait s’il ne pouvait pas obtenir un échéancier. L’outrage n’avait pas donné lieu à une médiation entre l’agent et l’agresseur, l’infraction avait été traitée directement au tribunal. Dans ce cadre il y a un rappel à la loi tout à fait officiel et fort. Dans la médiation, on négocie et là, il n’y a rien à négocier.
Fatima Lalem. MFPF.
Ces échanges me remettent à l’esprit un fait récent publié dans la presse. Le Monde du 26 mars 2003 relatait les événements qui se sont déroulés au centre fermé de Lésigny. Les conditions d’accueil des jeunes filles dans ce centre imposaient un test de grossesse, au motif que certaines d’entre elles pouvaient avoir été violées et qu’elles n’ont pas une réelle connaissance de leur corps. Telle était la raison légitimant l’obligation du test. Rien n’était dit sur le viol et sur le fait que découvrir une grossesse serait un traumatisme supplémentaire, Il est d’abord nécessaire d’écouter une parole rendue possible, de travailler et d’accompagner une victime de viol. Là : rien. La réaction politique a été de dire qu’il s’agissait d’une maladresse. Nous, féministes, nous avons fait un communiqué de presse car nous avons un devoir de vigilance quand des arguments de ce type banalisent et vont jusqu’à stigmatiser les victimes. D’autant plus, quand ils sont avancés par des responsables institutionnels ou politiques.
Emmanuelle Piet. CFCV
… sans compter que j’aurais bien voulu savoir comment il justifiait également la demande des mensurations du tour de poitrine…
Marie-Ange Le Boulaire
Je voulais en venir à une spécificité du langage à propos de l’usage du possessif que les victimes utilisaient facilement : mon viol, mon violeur. Très longtemps j’ai utilisé ce possessif et j’ai encore beaucoup de mal à ne pas le faire. Je dirai que ce n’est pas non plus un mal ; pour moi cela m’a permis de m’approprier cette histoire que j’avais niée pendant tant d’années. Quand une victime dit mon viol, je pense qu’il faut le respecter car cela fait partie de son histoire, ça fera toujours partie de son histoire. J’essaye de mettre ce viol dans un petit casier et d’en faire quelque chose de positif. J’y arrive très bien. Et j’essaye de dire le viol ; mais j’avoue que dans mon esprit, c’est très difficile. La relation que je peux avoir avec mon violeur, parce qu’il y en a eu une qui n’était pas voulue, dans mon esprit, elle continue car je sais pertinemment que lorsqu’il sortira de détention, ce sera toujours la personne qui m’a violée. Ça reste en ma possession, malheureusement.
Marie-Victoire Louis
Oui. Une de mes amies s’est exprimée, dans les mêmes termes que vous, en réaction à ce que je lui avais proposé. Je voulais simplement dire, et vous n’avez pas besoin de moi pour le savoir, qu’il existe une distinction entre la personne qui m’a violée et mon violeur. Encore une fois chacun emploie les mots et, je le redis, pouvoir dire ça en parlant du viol peut parfois nécessiter des années de travail. Ce que j’ai dit n’est en rien normatif.
Dominique Périgor. Commandante de police Val de Marne
Pour en revenir au différend familial dans le vocabulaire policier c’est l’intervention ponctuelle au cours d’une affaire de violence dans une famille et quand on ne sait pas encore ce qu’a fait l’un, ce qu’a fait l’autre. Un télégramme portant mention de différend familial est rédigé avant que la police ait relevé la parole de l’un et la parole de l’autre. Après, c’est le code qui s’applique et donc les termes du code.
Quant au terme tournante, je partage absolument votre point de vue. Avant on appelait ces agressions : viols collectifs. C’était clair, net, précis. Dans la procédure, le policier relève les termes utilisés par les victimes ou les auteurs. Nous ne pouvons pas, en tant que policiers, inscrire au procès-verbal quelque chose qui n’est pas dit par la victime. On peut expliciter dans un rapport de transmission etc., . mais on ne traduit pas dans un procès-verbal d’audition.
Emmanuelle Piet
Je dirais que c’est quand même toute la manipulation qui a eu lieu. J’ai travaillé très longtemps sur ces viols collectifs, qui ne s’appelaient pas tournantes. Ça a été impulsé par la presse et les médias.
Dominique Périgor
Quand relativement récemment, quelques années à peine, des médias ont présenté ces tournantes comme le début d’une nouvelle forme de violence sexuelle, c’était occulter et ignorer les très nombreux viols collectifs précédemment commis, que le code appelle viols en réunion.
Emmanuelle Piet
Il est de notre responsabilité à toutes et tous d’agir pour faire machine arrière et nous opposer à cette régression.
Isabelle Fraboulet. Psychologue à Fil-Santé-Jeunes
Je voudrais intervenir parce qu’on parle beaucoup des femmes qui se font violer, qui subissent ou qui vivent ces viols. Nous avons aussi à Fil-Santé-Jeunes des jeunes adolescents…(Catherine Morbois …qui ont été violées ?…)
Oui. Nous avons aussi des jeunes adolescents qui vivent des premières expériences sexuelles très douloureuses avec des jeunes femmes qui insistent sur les performances sexuelles. Je tenais à témoigner de ces appels. La sexualité n’est pas une performance sexuelle et de jeunes garçons en souffrent.
Marie-Victoire Louis
Puis-je me permettre de réagir, non pas de répondre car ce que vous avez dit est incontestable, puis-je me permettre de rappeler que ce sont les féministes qui ont permis, par leur dénonciation des violences, par une analyse universelle de la domination et notamment de la domination masculine, de permettre que des hommes qui ont été, aussi, l’objet de violences, puissent dénoncer ces violences. C’est grâce aux féministes que les hommes ont pu dénoncer les violences sexuelles. Nous sommes, toutes, solidaires de la dénonciation de ces violences et de leur condamnation, quel que soit le sexe de la victime ou de l’auteur.
Je dénonce avec autant de force une femme agresseure qu’un homme agresseur18. Je ne suis pas du côté des dominants de quelque sexe qu’il soit. Cela n’empêche pas qu’une analyse soit nécessaire sur la domination patriarcale qui a sa spécificité et s’inscrit dans une domination notamment sexuelle. Nous sommes solidaires des hommes violés. Grâce aux travaux des féministes des milliers, des millions d’hommes, actuellement, dénoncent les violences sexuelles dont ils sont victimes. Victimes, je le rappelle dans l’immense majorité des cas, d’agresseurs masculins. Il faut que les choses soient claires. Il n’y a pas là de délégitimation de la réflexion féministe c’est au contraire une légitimation de la pertinence de nos analyses au moment où nous avons dénoncé ces violences.
Mme Yang. Coordinatrice des Femmes-relais d’Antony
Je voudrais demander de l’aide. Nous avons souvent des femmes d’origine étrangère qui subissent des violences conjugales. Malheureusement, nous avons du mal à les amener vers la police pour porter plainte. Souvent on passe d’abord par la médiation familiale : je veux dire une médiation faite par la famille. Mais elles n’arrivent jamais à être déterminées car, une fois qu’on a décidé de les accompagner chez l’assistante sociale ou la conseillère conjugale elles ne sont jamais prêtes à y aller. Elles ont peur de se retrouver toutes seules. Elles sont mal vues par la famille du mari. Elles ne peuvent pas retourner en Afrique. Elles ne sont pas prêtes à aller dans des structures d’accueil notamment à cause de la barrière de la langue. Ça peut durer très, très longtemps. Pour elles, il est impossible de refuser d’avoir des rapports sexuels, même quand elles n’en veulent pas. Pour la religion, pour la culture c’est l’homme qui doit désirer et dire à la femme : j’ai envie, je fais. Ça se passe comme ça.
Par rapport aux jeunes filles il y a des mariages arrangés, des mariages forcés. Aussi bien les parents que les jeunes ont du mal à croire qu’on ne doit pas le faire. Pour eux c’est normal, c’est juste qu’ils marient leurs enfants car ils ne veulent pas qu’ils épousent des personnes qui ne sont pas de la même religion, de la même culture. Les enfants ne comprennent pas cette attitude. Ils disent qu’ils ne sont pas de la même génération, qu’ils vivent en France, qu’ils ne sont pas au pays et qu’ils refusent. Les parents ont du mal à comprendre pourquoi les filles n’obéissent pas et n’acceptent pas. Les filles ont du mal à comprendre pourquoi les parents les obligent à faire ça. La semaine dernière, j’ai reçu une jeune fille de 24 ans, d’origine malienne. Elle est majeure, mais vit encore chez ses parents. Elle paraît avoir 16 ans dans sa tête, et même plutôt 15 ans. Elle cherchait une solution pour ne pas être mariée parce que son père lui a proposé un cousin qui est ici mais qui a deux femmes en Afrique. Il a une cinquantaine d’années. Elle ne veut pas, mais elle ne sait pas quoi faire. Le père lui a dit : “ ou tu te maries, ou tu t’en vas ”. Elle me demande des conseils.
Emmanuelle Piet
Pour ça, on a des alliés. Elle est de nationalité française. À partir de 18 ans, on est une personne majeure, une femme, on a le droit de s’en aller. Après, c’est difficile dans sa tête, on peut l’aider, des associations peuvent l’aider. On peut demander au GAMS de l’aider. On peut lui trouver des moyens de partir, mais elle aura des choix à faire.
Catherine Godoc
Je voudrais revenir à la question de la prise en charge des assistantes sociales que vous évoquiez tout à l’heure qui était résumée si je peux dire par: si vous ne partez pas je ne peux rien pour vous. Il ne faut pas entendre prise en charge avec, obligatoirement action derrière. Les femmes ont besoin de temps. Elles ont besoin de réfléchir, elles ont besoin d’en parler. Les assistantes sociales vont les y aider. Pour cela, ces femmes doivent se libérer de l’idée que ces assistantes sociales vont leur demander, de divorcer, de partir, de faire ci, de faire ça. Ce n’est pas ça, la prise en charge par le service social. On peut y aller pour prendre le temps. Nous allons à la vitesse des femmes.
Récemment je reçois un appel téléphonique d’une jeune fille de 18 ans, un jeudi après-midi, à 17 heures. Elle me dit : “ demain, je vais être mariée de force, qu’est-ce que je peux faire ? je suis séquestrée ”. Je lui demande si elle souhaite que je fasse intervenir la police. Elle refuse et précise qu’elle veut juste une information. Nous avons parlé pendant une heure au téléphone. Je lui ai donné toutes les informations adaptées à sa situation. Que si on l’obligeait à avoir des rapports sexuels avec son futur époux, il s’agissait de viol ….etc.. etc.. je lui ai donné l’adresse du GAMS, je lui ai redonné mon téléphone, je lui ai dit que si elle réussissait à s’échapper il y avait la PMI juste en face que je la prévenais, que nous pourrions la rencontrer et l’aider quand elle le souhaiterait. A ce stade-là, elle avait besoin d’une écoute, besoin de vérifier que ce qu’elle pensait n’était pas faux. Elle n’avait pas envie de tout bouger car elle se retrouverait toute seule, mise à l’écart. Ce sont des choses à travailler avec elle, à penser avec elle mais penser à sa vitesse à elle. Si on pense pour les gens, on va droit dans le mur !
Catherine Morbois
Je comprends votre désarroi Madame, mais il faut vraiment avoir conscience que la loi s’applique à toute personne vivant dans notre pays. Effectivement il faut peut-être accepter de ne pas pouvoir toujours, tout de suite, convaincre de ce qu’on propose. Ce qui est sûr c’est qu’on a des choses à proposer actuellement pour venir en aide aux victimes d’un mariage arrangé ou du risque d’un mariage forcé. Notre rencontre d’aujourd’hui vise à renforcer et faire connaître les liens qui doivent nous unir dans la vie professionnelle.
On pouvait pressentir que le temps du débat ne suffirait pas à explorer toutes les opportunités et lister toutes les stratégies que nous pouvons mettre en œuvre pour libérer la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Cette journée n’est qu’un moment dans le développement de nos réflexions et propositions et vous aurez l’occasion de poursuivre ces échanges dans vos activités professionnelles, dans les commissions départementales et aussi dès maintenant pendant le déjeuner qu’il est temps de prendre maintenant.
À cet égard, je me permets de refuser l’appréciation selon laquelle le livre que j’ai écrit sur le droit de cuissage “ complète[rait] heureusement ” le livre de G. Vigarello.