Derrière le seul nom de ce groupe musical,
toute la violence que nos sociétés expriment contre les femmes.
(Exergue de Libération)
Faut-il vraiment que notre société – et les élites qui s'y expriment – ait perdu toute éthique pour que personne n'ait pu dire sans ambages que l'expression "Nique ta mère" signifie "baise, viole" ta mère ? Et que personne n'ait pu réagir par rapport à cet intitulé ?
Faut-il vraiment que la confusion intellectuelle soit telle que l'on ne puisse distinguer la dénonciation d'une décision de justice scandaleuse d'une dénonciation du sexisme le plus scandaleux ?
L'analyse métaphorique ne peut se substituer au constat que le langage est porteur de sens et de valeurs. Et si les mots se substituent souvent à l'acte, ils l'accompagnent aussi et légitiment la violence imposée pour briser les défenses des victimes.
Intituler un groupe : "Nique ta mère" est un acte d'hostilité, une insulte contre les femmes, une menace qui pèse sur nous toutes.
Chaque fois qu'une injure sexiste est véhiculée par les médias, les publicités, les B.D, les groupes musicaux, sans réaction, une part de l'humanité des femmes – déjà, si peu respectée – est détruite. Et chaque étape de cette tolérance passive de la société justifie que celle-ci se sente légitimée à repousser un peu plus loin les frontières du tolérable.
Ce que l'affaire "Nique Ta Mère" révèle donc, aussi, c'est la tolérance de la société française concernant les violences masculines. Lorsqu'elle n'est pas sourde et aveugle à ces violences, elle se refuse à toute analyse en termes de rapports de pouvoirs masculins sur les femmes. Tous les jours, des femmes sont violées, prostituées, torturées, agressées, battues, harcelées, humiliées, enfermées, interdites de parole, dévalorisées, traitées comme des femmes – c'est-à-dire, pour beaucoup d'hommes, comme pas grand-chose – sans que le rapport entre le sexe de l'agresseur et celui de la victime soit même posé.
En France, alors que l'engagement demandé aux gouvernements du monde par la conférence internationale qui vient de se tenir à Brighton du 10 au 15 novembre: "Violence, abuse and women's citizenship" est celle de la tolérance Zéro de cette violence masculine, les engagements français sont quasi inexistants. Pour le budget 1997, un crédit de 4,96 millions de francs est demandé pour la "généralisation des structures d'accueil, d'écoute et de suivi des femmes victimes de violences". 1 Par comparaison, le ministre de la Santé annonçait que "le budget Sida dépassera les 5 milliards de francs" 2.
La faiblesse de ce chiffre par rapport à l'immensité des besoins, la diminution, à structure constante, de 13 % du budget "Droits des femmes" de 78, 4 millions de Francs donne la vraie mesure de l'intérêt que porte ce gouvernement aux femmes de ce pays.
On pourrait aussi rappeler, en réponse à la demande de parité entre hommes et femmes, les propositions du R.P.R. de proposer aux femmes des postes de suppléantes ou la fameuse phrase d'Alain Juppé - concernant ses propres ministres - demandant au Président de la République "un gouvernement débarrassé des pétasses" 3
Faut-il vraiment que le gouvernement – dans sa frange la plus populiste – soit si imprégné de valeurs machistes pour qu'il ait pour seul argument de proposer à la jeunesse de "niquer le racisme" ?
Quel projet a-t-il pour les jeunes filles ?
Cette question des violences masculines contre les femmes - assassinats compris (les anglo-saxonnes proposent le concept de fémicide) - ne saurait être plus longtemps évacuée de la scène politique.
Les femmes victimes de violence n'en sont plus à demander à être "accueillies" , "écoutées", ni à être "suivies".
Elles veulent être entendues.
Elles veulent une autre justice.
Elles veulent réparation.
Elles veulent que les gouvernements attachent à leurs vies brisées une attention qui ne soit pas moindre que celle dont bénéficient les criminels sexuels dans le projet Toubon.
Elles veulent des prises de positions politiques claires et des engagements financiers substantiels.
Elles veulent l'arrêt de ces violences pour tous et toutes.
Il est temps que les hommes reconnaissent que cette violence est une réalité qui les concerne en premier lieu. Et que leur responsabilité collective – qui n'est pas, faut-il le dire, synonyme de culpabilité – est posée.
Il est temps que les catégories qui fondent notre droit soient radicalement interrogées et notamment la fallacieuse distinction entre la sphère dite "publique" d'où les femmes étaient exclues et la sphère dite "privée" où elles ont été enfermées. Et dans laquelle où les hommes se voyaient conférer le pouvoir d'user et d'abuser du corps des femmes sans intervention – excessive – de l'État.
Il est temps que le sexisme soit pénalement réprimé, le transformant ainsi d'opinion et ce comportement légitime en délit et qu'un ambitieux programme de lutte contre ces violences soit pensé, publiquement débattu et mis en oeuvre.
Le processus de destruction de la recherche féministe en France doit cesser.
Ces violences, notamment sexuelles, à l'encontre des plus faibles4 sont l'expression de l'inhumanité de nos sociétés.
Ce n'est pas sans signification qu'en Belgique, un peuple entier est descendu dans la rue, en solidarité avec les dénonciations des parents de Julie et Melissa ; que Sarah Balabagan et Véronique Akobé qui ont défendu, aussi, en légitime défense, leur droit à la vie sont devenues des femmes emblématiques ; que le viol d'une petite japonaise par trois G.I soit la cause de l'abandon par les États-Unis de leur base militaire de l'île d'Okinawa ; que la dénonciation par les femmes Coréennes prostituées par l'armée japonaise, pendant la deuxième guerre mondiale, empoisonne les relations entre la Corée du Sud et le Japon ; que les "affaires" Mike Tyson, O.J Simpson, Clarence Thomas/Anita Hill ont bouleversé les relations entre hommes et femmes, entre blanc-hes et noir-es en Amérique...
En France, comme ailleurs, les douleurs des familles des jeunes filles – mais aussi des garçons – violé-es et tué-es provoquent émotion, solidarité et colère. L'extrême droite s'empare de cette douleur.
Si les défenseurs des – si bien dits, ici – droits de "l'homme" et les forces sociales qui s'affirment progressistes continuent à exclure ces violences du champ de leur intervention, les appels de ceux qui offrent comme solution la loi du talion seront de plus en plus entendus. Et le retour des femmes aux rôles sexués les plus réactionnaires réapparaîtra comme censée garantir une certaine protection contre ces violences. L'extrême droite n'utilise pas impunément le thème de "la dignité des femmes".
Qui ne voit en outre que les intégristes ont beau jeu de dénoncer le mépris et de la violence dont les femmes sont l'objet en Occident pour justifier les violences qu'ils infligent à "leurs" propres femmes ?
Un nombre grandissant de femmes en ont assez, vraiment assez, de la banalisation du sexisme et de l'impunité dont ces violences bénéficient. Assez de l'argument du "refus de la censure" pour empêcher tout débat public sur "la liberté d'expression" et les contradictions dont elle est porteuse. Assez des injonctions qui nous sont faites – comme à des enfants – d’"avoir de l'humour", de réagir "au deuxième degré", pour invalider nos sensibilités, nos valeurs, nos analyses.
Depuis le temps que les élites françaises répètent sur tous les tons, que "le féminisme est mort", elles ont fini par croire que ses incantations sont devenues vérité. En oubliant par la même que les plus importantes avancées des droits de la personne humaine – dont les hommes, comme en matière de violences sexuelles, ont eux aussi bénéficié – l'ont été, depuis une vingtaine d'années, du fait des féministes.
Et chaque jour nous apporte son lot de violences et de mépris, sans que les femmes, exclues des sphères dominantes, puissent, sauf rares exceptions, réagir. Il n'est pas sûr que ce silence soit éternel.
Partout, dans le monde, depuis longtemps, les femmes se politisent et s'organisent de manière novatrice.