Chercheuse au CNRS, elle travaille depuis plus de quinze ans sur le sujet des violences masculines à l’encontre des femmes et milite avec grande énergie, beaucoup la connaissent, contre la légalisation de la prostitution. Elle met son dynamisme au service de ses convictions. Il s’agit, bien sûr, de Marie-Victoire Louis.
Compte tenu de la gravité de la Résolution adoptée, le 19 mai 2000, par le Parlement européen intitulée: « Résolution du Parlement européen sur la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen ‘Pour de nouvelles actions dans le domaine de la lutte contre la traite des femmes ’ 3 - dont j’ai été saisie, il y a quelques jours - j’ai décidé de consacrer mon exposé à la critique ce texte. 4
Mais, avant de le présenter plus avant (II), je dois présenter rapidement les outils d’analyse qui justifient ma critique de ce texte (I), pour enfin poser quelques jalons sur les fondements desquels un nouvel abolitionnisme pourrait se refonder (III).
Dans un premier temps, je souhaite expliciter la raison pour laquelle j’emploie dorénavant l’expression : « système proxénète » au lieu et place de: « La prostitution ». En effet, cette dernière expression est, en elle-même, source de nombreuses confusions conceptuelles. Car elle mêle indistinctement ceux (Etats, proxénètes et clients) qui, selon des modalités différenciées, bénéficient des revenus de l’exploitation des sexes et donc des corps et celles et ceux qui en sont les victimes, les personnes prostituées.
La définition que je propose est la suivante (sachant qu’elle n’est pas arrêtée, et qu’elle doit évoluer) : Le système proxénète est l’une des manifestations de la domination patriarcale qui organise et légitime la mise à disposition sexuelle de certains êtres humains – des femmes de tous âges dans l’immense majorité des cas - pour maintenir et conforter le pouvoir masculin.
Ceci étant dit, la question - souvent invoquée pour tenter d’invalider et/ou de relativiser le lien entre prostitution et domination masculine – de l’existence ancestrale d’une prostitution homosexuelle doit être abordée.
On peut affirmer, à cet égard, que si (la reconnaissance de) l’homosexualité peut déstabiliser, et donc faire évoluer la construction dominante de la masculinité dans une société donnée, elle ne remet pas en cause les fondements du pouvoir patriarcal. Aussi, la prostitution homosexuelle a été, à travers l’histoire, le plus souvent utilisée pour le conforter,6 y compris souvent dans ses manifestations traditionnellement considérées comme les plus inacceptables. 7
Aussi, si le système de domination patriarcal (hétéro et homosexuel) est celui sur les fondements desquels tous les modes de production, tous les systèmes politiques, économiques, religieux, coutumiers, symboliques se sont constitués, il est donc le seul à pouvoir être légitimement qualifié d’universel.
La spécificité de la lutte pour l’abolition de (l’exploitation de) la prostitution, et sa difficulté, c’est donc que les sociétés, parce qu’elles sont toutes patriarcales, ont toutes reconnu sa légitimité, et en ont tiré profit. Elles ont donc toutes, sacrifié les femmes et les enfants au nom du ’bon droit’ des hommes à les dominer sexuellement, ce qui est encore, significativement, si souvent, interprété comme relevant du « plaisir».
À cet égard, si l’on voulait démontrer l’absolue inhumanité de la domination masculine, il faut mettre en relation les souffrances vécues par tant de femmes à travers le monde, depuis si longtemps, et cette dérisoire éjaculation masculine. Pour ma part, je me refuse à utiliser le mot de « désir », de « plaisir », ou de « jouissance » sauf à préciser qu’il s’agit du « désir », du « plaisir », de la « jouissance » que procure la domination sur un être. Dont on peut acheter un droit d’accès pour un temps donné. En tout état de cause, aucune domination ne saurait être politiquement légitimée par le « plaisir » que les dominants retirent de la domination qu’ils et elles exercent. À moins de justifier le retour à la barbarie.
Mais il faut apporter à cette définition une autre clarification. En effet, quelques femmes (peu nombreuses) paient de jeunes hommes pour avoir des relations sexuelles prostitutionnelles. En outre, certaines femmes (peu nombreuses elles aussi) sont proxénètes8. Les concernant, si l’on peut affirmer que la majorité d’entre elles ont été prostituées par les mêmes hommes qui les ont dominées et exploitées, il faut alors reconnaître – et en tirer les conséquences y compris devant les tribunaux - qu’elles sont utilisées, instrumentalisées par eux, en tant que « prête-noms ». Ce qui signifie qu’elles sont emprisonnées, et paient les amendes, en nom et place de proxénètes. 9
En tout état de cause, concernant la place (toujours faible, mais sans doute grandissante) des femmes dans le système proxénète, mon hypothèse est alors la suivante : Dans le monde actuel, le système patriarcal qui a toujours co-existé avec tous les systèmes de domination, cumule ses effets avec le système actuellement dominant dans le monde, à savoir le capitalisme libéral fondé sur l’universalisation de la loi du profit.
Ainsi, certaines femmes - pourvues de moyens financiers suffisants ou aspirant à les obtenir - peuvent aussi s’approprier, pour leur propre compte (en tant que ‘clientes’ et/ou proxénètes) les bénéfices que les hommes, à travers l’histoire, ont revendiqués pour eux seuls. Et si celles-ci font fi de certains critères de la morale sexuée dominante, elles n’en participent pas moins à l’élargissement de la sphère d’influence du système libéral/proxénète.
Faut-il préciser que cet élargissement de la sphère de la marchandisation sexuelle des êtres humains, son universalisation ne le rend pas plus légitime ?
Ainsi, avec ces réserves, sous le contrôle, la responsabilité et pour le bénéfice des Etats, de tous les Etats, abolitionnistes compris, des « proxénètes », qui sont des personnes physiques et morales, garantissent, potentiellement à tous les hommes et effectivement aux « clients » la possibilité d’un accès marchand au sexe d'un groupe de personnes, appelées « prostitué-es », des femmes, adultes, adolescentes, petites filles, dans l’immense majorité des cas.
C’est donc parce que c’est un système de domination qu'il n'est pas possible de distinguer « la prostitution » du « proxénétisme ». En effet, dès lors que l'on reconnaît la prostitution comme l'expression d'un échange qui ouvre droit à rémunération, on reconnaît ipso facto le droit pour une autre personne de vivre des revenus de cet échange. Et le lien qu'établit, dans le texte onusien de 1990, le gouvernement Hollandais affirmant « le droit d'une personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu'une autre personne profite des revenus qu'elle en tire » 10 est, dans une optique libérale, conceptuellement, incontestable.
Or, jusqu'à une date très récente, « la prostitution » qui est l'expression de l'interpénétration complexe de deux systèmes - patriarcal et marchand - n'a pas été analysée comme telle. Elle était « expliquée » par les prostituées, sensées, à elles seules, incarner le système et le marché. Puis, progressivement, la responsabilité des proxénètes a été reconnue, et l’abolitionnisme a affirmé la nécessité de leur répression. Ensuite, la critique des Etats qui protégeaient les proxénètes, reconnaissaient la légitimité des droits des clients et pénalisaient les prostituées s'est avérée incontournable.
Enfin, depuis quelques années, la responsabilité directe des clients, pour les besoins desquels le marché est organisé et au profit des quels ce système est bâti, est apparue comme incontournable. Ceux-ci bénéficient en effet du droit à disposer du corps d'autrui et ce, dans des conditions qui garantissent leur impunité et leur anonymat.
L'intégration récente, dans les analyses et les politiques mises en œuvre des clients, « bouclait la boucle » de cette approche systémique, dorénavant globalisée.
Éviter ce « risque » pour les énormes intérêts en cause défendus par le système prostitutionnel s'avéra essentiel.
À ce jour, on peut considérer que les institutions (ONU, Union européenne, Conseil de l’Europe, BIT, OIM..) y sont parvenues, sans trop de mal.
Le 19 mai 2000, le Parlement européen11 - sans qu’aucun débat politique préalable n’ait permis aux citoyen-nes européen-nes de connaître la portée de ce texte et d’en saisir la signification - a pris la responsabilité historique d’avoir délégitimé comme source de droit international, la convention abolitionniste onusienne du 2 décembre 1949.
On peut lire en effet - dans une formulation, par ailleurs, juridiquement erronée - en au point P: « considérant que les instruments juridiques internationaux existants, notamment la Convention des Nations Unies relative à l’abolition de la traite des êtres humains et à l’exploitation de la prostitution d’autres êtres humains ne sont pas appropriés... ». (p.8)12
En revanche, d’autres textes, qui avaient été en leur temps l’objet de graves critiques en la matière, font partie explicitement des considérants :
1) « La déclaration et la plate-forme d’action de la quatrième conférence mondiale des Nations Unies de Pékin sur les femmes qui s’est tenue à Pékin en 1995 », laquelle avait introduit pour la première fois dans les textes politiques internationaux le concept de « prostitution forcée ».
2) « La Déclaration ministérielle adoptée à La Haye » 13 du 26 avril 199714, qui avait été la principale initiative politique de la présidence Néerlandaise de l’Union européenne.
Rappelons que cette déclaration avait été, avant sa tenue, l’objet d’une campagne des ONG, notamment françaises, pour que les gouvernements n’adoptent pas ce texte. 15
Précisons aussi que le gouvernement français avait pu faire insérer un paragraphe, qui - outre une curieuse référence à « l’esprit de la conférence de Beijing » - faisait cependant référence à la convention de 1949.
On peut donc considérer, à cet égard, que la « déferlante libérale » s’embarrasse peu de quelques concessions ponctuelles, par ailleurs largement symboliques, dès lors qu’elle peut entraîner la communauté internationale sur son terrain, à savoir l’abandon de toute référence éthique concernant le proxénétisme.
3) « Le projet de protocole additionnel à la Convention contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir réprimer et punir le trafic des personnes, en particulier des femmes et des enfants » 16 qui, lui non plus, ne fait aucune référence à la convention de 1949. Pas plus d’ailleurs qu’à la Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes. Et qui s’avère sans doute le texte le plus grave que les Etats aient été amenés jusqu’alors à signer.
Ainsi, le 19 mai 2000, après des années de lobbying intense, la disparition, programmée depuis plusieurs années de cette convention - véritable bête noire de ceux et celles qui veulent légitimer la prostitution - a ainsi été parachevée.
Le Parlement européen a donc ainsi entériné, par un vote « démocratique », l’acte de décès de l’abolitionnisme et a mis un terme, pour l’Europe, à plus d’un siècle de luttes pour l’abolition de la réglementation de la prostitution.
Il importe maintenant de comprendre pourquoi cette convention est si fondamentale.
* Tout d’abord, parce que celle-ci, dans son préambule - souvent, à juste titre, cité - affirme : » La prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».
Cette formidable assertion qui pose un jugement de valeur sur « la prostitution » représente en effet, en droit international, le premier interdit symbolique et politique en la matière.
* Ensuite, ce préambule considère aussi que « la traite des êtres humains » - et non pas la seule « traite des femmes » comme dans le texte adopté le 19 mai 2000 par le Parlement européen - est une conséquence, ou plus justement, un « accompagnement » de la prostitution. En ce, là encore pour la première fois en droit international, en rupture avec les trois conventions internationales qui l’avaient précédée. Celles-ci avaient, en effet, respectivement, pour objet « la traite des blanches », « la traite des femmes et des enfants », « la traite des femmes majeures ». (1910, 1921, 1933)
* En troisième lieu, dans son titre, cette convention affirme le principe, lui aussi, nouveau, de « la répression...de l’exploitation de la prostitution d’autrui ». C’est donc sur ce fondement que son article 1 qui a décidé de « punir toute personne qui.....exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante » a pu être adopté. C’est lui aussi qui permit de poser, dans son article 2, le principe de la répression de certaines modalités du proxénétisme, notamment hôtelier. En France, la loi Marthe Richard de 1946 qui permit la fermeture des bordels17 était ainsi légitimée par un texte de droit international.
C’est donc la raison pour laquelle les tenants du marché, ceux et celles qui veulent imposer au monde entier l’élargissement indéfini de la loi du profit comme horizon indépassable de nos sociétés se devaient de faire disparaître cette convention de notre droit. Car alors disparaissait avec elle ce jugement éthique sur la prostitution, ainsi que l’affirmation pénale de la répression de certaines modalités d’exercice du proxénétisme. Sans laquelle aucune politique abolitionniste n’est pensable.
Les sexes, les corps, les êtres peuvent donc faire dorénavant partie du marché mondial. Et, à l’inverse des services publics qui, une fois privatisés, ne peuvent plus être remis sur le marché, les sexes, les corps, les êtres sont sans cesse réutilisables. Jusqu’à la mort.
Ce texte non seulement abandonne donc comme référent politique l’abolitionnisme, (renommé, de manière impropre, « régime de prohibition », ce qui contribue ainsi à accroître la confusion) mais va même jusqu’à le rendre responsable de la situation actuelle. On peut ainsi lire ceci (I) : « considérant que le régime de prohibition directe et indirecte de la prostitution en vigueur dans la plupart des Etats membres crée un marché clandestin monopolisé par les organisations criminelles.... » (p.7)
La politique européenne proposerait-elle, dès lors, de reconnaître aux organisations criminelles, sous le contrôle de l’Union européenne, la possibilité d’exercer librement, légalement leurs activités ? Dorénavant insérées dans un marché non monopolistique...
Une analyse plus précise de ce texte nous permet de voir plus clairement la politique dorénavant mise en œuvre.
Il n’est nulle part fait référence à une quelconque condamnation du proxénétisme, ni des proxénètes. Ce texte entérine la fin de la condamnation du proxénétisme, qu’il légitime donc.
En toute cohérence, il n’est pas non plus fait mention du fait que les Etats, y compris abolitionnistes - comme c’est le cas actuellement - ne sauraient tirer un quelconque profit de la prostitution.
Il n’est enfin, là encore logiquement, pas fait état d’une condamnation des clients. Certes, à l’inverse de certains proxénètes, ceux-ci n’avaient jamais été pénalisés. Et rarement même nommés.
Mais à la suite de la politique édictée par la Suède, et de l’extraordinaire avancée des droits des femmes qu’elle a augurées, on pouvait attendre que l’Union Européenne décide de leur pénalisation. Il n’en a rien été.
La seule référence qui, les concernant, soit faite évoque l’organisation d '« activités d’information et de sensibilisation visant à réduire la demande ». (12. p.11)
Un retour au texte de la Commission européenne de 1998 18 nous permet plus clairement encore de comprendre que la politique de l’Union européenne est bien la reconnaissance du bon droit dorénavant reconnu potentiellement de pouvoir légitimement acheter un droit d’accès aux sexes d’autres êtres humains. En effet, ce texte affirmait simplement devoir « consacrer davantage d’attention à cet aspect de ‘ la prévention et des racines du phénomène’ ». Et il considérait en outre que cette « attention » accrue devait intégrer « les activités axées sur l’aspect « demande » (clients et clients potentiels) telles que la prise de conscience accrue et la sensibilisation des clients ».
La lecture de ce paragraphe permet certaines remarques.
a) La « demande » des « clients » et « clients potentiels » n’est pas un « aspect » de…. De quoi d’ailleurs ? Le système proxénète s’est construit de manière à pouvoir, par la mise en œuvre d’une organisation incessante d’un processus de violences, notamment institutionnelles, perpétuellement alimenter en personnes humaines la demande sexuelle des hommes.
Cette soi-disant « demande » n’est ni ‘normale’, ni acceptable : l’évoquer sans jugement, ni critique, ni analyse, c’est en reconnaître la légitimité.
Quant à l’emploi de l’expression de « clients potentiels » - encore une première conceptuelle - il faut être clair : c’est un appel à l’élargissement du marché des sexes.
b) La prostitution des êtres humains n’est pas un « phénomène ». Sauf à considérer - de manière déréalisée et déshumanisée - que l’on considère, pour reprendre la définition du Littré qu’elle « tombe sous les sens et qui affecte notre sensibilité d’une manière quelconque, soit au physique soit au moral ».
c) Une « attention », tout comme « une conscience accrue et une sensibilisation accrue », ne sont pas une politique et encore moins une condamnation. Plus encore, ces expressions n’impliquent aucune référence - ne serait-ce qu’à une quelconque attention - pour les personnes prostituées. Elles peuvent même tout aussi bien signifier que leurs droits de « clients » doivent être mieux pris en compte.
Aussi, après cette légitimation masculine du' droit à la prostituée reconnue par la Commission européenne potentiellement à chaque homme, la référence faite ultérieurement à « des campagnes d’informations sur les droits des femmes, le respect mutuel et l’égalité entre hommes et femmes, en ciblant ces actions sur les jeunes » sonne comme un glas pour le concept même de « droits des femmes », dorénavant prostitué.
Le terme de « personnes prostituées », lui non plus, n’est jamais employé.
Plus encore, dans ce texte, on peut lire la phrase suivante : il est question de la « définition du profil et des motifs des acteurs, notamment des victimes ». (12. p.11)
Ainsi, l’Union européenne inclut dorénavant formellement les « victimes », au sein des « acteurs », terme qui peut indistinctement concerner les clients, les proxénètes, voire les Etats et les organisations criminelles.
Enfin, cette Résolution emploie significativement des termes qui relèvent d’une logique strictement économique. On parle ainsi :
* de « mécanismes du marché de l’offre et de la demande » (12. p.11);
* de « pays d’origine, de transit et de destination » (Q.p.5), expression à la neutralité de bon aloi.
* de « flux » (A.p.3 ). Le texte de la Commission de 1998 évoquait, pour sa part, « l’ensemble de la chaîne, du recrutement à l’exploitation sexuelle proprement dite en passant par le transport des victimes »... 19
* de « branches », terme employé d’ailleurs indistinctement concernant « la criminalité organisée » et « l’industrie du sexe » (F.p.4)....
La Résolution emploie l’expression de « branches de la criminalité organisée » (G.p.4) et évoque la « violence entre bandes rivales ». Mais que celle-ci mette, par ailleurs, cette violence au même niveau - et donc dans une logique d’équivalence - que» la violence et la cruauté mentale subie par les victimes » (H.p. 4)) mérite d’être noté. Avec une certaine force.
Ainsi, faute de remettre en cause les Etats qui tirent profit de l’exploitation de la prostitution, abandonnant le principe de la répression du proxénétisme, reconnaissant pour acquis le fait que des millions de personnes dans le monde n’aient d’autre horizon de vie que d’être pénétrées dans leur vagin, leur bouche, ou leur anus par des sexes d’hommes et/ou de les masturber, ce texte entérine le bon droit des hommes à avoir accès aux sexes des personnes prostituées.
La prostitution comme système de domination disparaît donc pour faire place à la normalisation de la marchandisation des sexes et des corps.
Sur ce fondement, l’Europe propose alors une politique centrée sur la seule « traite des femmes ».
Pour établir une analogie - qui comme chacun-e sait n’est pas un raisonnement, mais peut nous aider à y voir plus clair - il est aisé de comprendre la différence entre « lutter contre l’esclavage ou le système esclavagiste » et lutter contre le seule « traite des esclaves ». Ici, par ailleurs, des seules femmes...
Enfin, pour emprunter une image déjà utilisée, cette politique qui se focalise sur les seules modalités de transfert transfrontières de femmes par les proxénètes et/ou par les Etats revient, sans le dire, à ouvrir dans une baignoire les deux robinets grand ouverts, tout en affirmant que l’on va évacuer la partie, présentée comme souillée, de l’eau du bain. Avec une petite cuillère.
Dans ce texte, comme dans tant d’autres d’ailleurs, et ce, depuis des années, « la traite des femmes » est caractérisée de manière si extensive qu’elle contribue à déstabiliser tous nos référents, y compris en matière de droit international.
La voici : « ..la traite des femmes est un phénomène complexe englobant des aspects tels que les violations des droits de l’être humain, la lutte contre la criminalité organisée, les politiques de migration et de visas, les inégalités liées au sexe, la pauvreté, les inégalités socio-économiques dans les pays et entre eux... ». (Q. p.8)
On peut lire aussi plus loin que cette (nouvelle) définition de la traite « devrait - au futur - en effet couvrir toutes les pratiques proches de l’esclavage, outre (?) la prostitution forcée et l’exploitation sexuelle, travail forcé (!) et mariage contraint (!), par exemple (!) ». (7.p.9)
Mêlant indistinctement le droit, l’économie, le politique, abandonnant toute hiérarchie de normes et de valeurs, la problématique de la « traite » mêle donc indistinctement toutes les modalités d’expression de la subordination des êtres : mariage, salariat, prostitution, immigration...
Ce sera dès lors aux personnes contraintes à la « prostitution », au « mariage », au « travail forcé » et plus globalement à toutes les formes d '« exploitation » (concept qui peut dorénavant intégrer le salariat lui-même) de démontrer que les dites contraintes se sont exercées à leur encontre.
Cette définition de la traite qui fait fi de toute référence précise aux textes de droit (notamment) international, peut, dès lors, faire table rase de tous les acquis. Il n’est donc pas un hasard si cette nouvelle politique - qui remet en cause théoriquement et politiquement le concept même de « droits de l’homme » - ne cite pas non plus la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont l’un des acquis essentiel est sans doute qu’elle avait affirmé, dans son article 4 :» Nul ne sera tenu en esclavage, ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».
On peut donc considérer que même la condamnation de l’esclavage peut être remis en cause : l’emploi de l’expression de « pratiques proches de l’esclavage » peut en effet être analysé comme tel. 20
Enfin, ce processus d’implosion de tous nos repères n’est pas, pour l’Union européenne, encore achevé: le Parlement « appelle de ses vœux une approche sui generis de la traite des femmes ». (3.p.9) Affirmation qui n’empêche pas pour autant les rédacteurs/rédactrices de ce texte - qui semblent peu craindre d’être accusé-es d’incohérence - de parler aussi de « traite des femmes et des enfants ». (I. p.5) Et de demander, en outre, à la Commission qu’elle « étende les propositions qu’elle envisage de présenter...aux hommes et aux enfants ».(p.14)
Quoi qu’il en soit, sur ces nouveaux fondements (dont le confusionnisme théorique a été délibérément et savamment pensé), il est alors notamment demandé aux Etats-membres de « présenter des propositions spécifiques visant à harmoniser les législations et méthodes nationales de détection et de poursuite ». (9. p.10)
Ce sont donc toutes les législations internes qui devront alors disparaître pour se re-fonder sur ces nouvelles normes. Et c’est en ce sens que la France ne peut plus s’affirmer comme « abolitionniste ».
Cette Résolution propose en outre logiquement le lancement d’une nouvelle convention internationale qui serait chargée de remplacer celle de 1949. Elle « invite » en effet « l’UE à lancer l’initiative d’une convention des Nations Unies prévoyant la sanction des personnes qui instaurent, organisent ou pratiquent une quelconque forme de traite des êtres humains ».(31. p.15)
Pour remplacer l’expression de « prostituées » - comme celle de « travailleurs/euses du sexe » d’ailleurs - la terminologie de « victimes de la traite » est dorénavant de mise. Et du fait de cet élargissement infini de l’emploi du concept de « traite », de fait, potentiellement, toutes les femmes peuvent être considérées comme des « victimes potentielles de la traite ». (p.10)
Il faut, à cet égard, être clair-e: l’emploi du terme de « victimes » - fussent-elles qualifiées de « vulnérables », « extrêmement dépendantes » ; « exposées à la violence et à la marginalisation » - ne saurait donc, en aucun cas, être considéré comme un progrès. Car cette Résolution ne leur confère aucun droit. Et ce, bien entendu, y compris lorsqu’elle affirme vouloir « protéger et venir en aide aux victimes ». (6. p.6)
Ce concept de « victime » - qui, on l’a vu, est, ailleurs, subsumé dans la catégorie des « acteurs » - ne leur confère même pas un « statut » ; il devient un « état ». Le texte emploie explicitement l’expression d '« état de victime de la traite ».(9. p. 7)
Quant au terme de « droits », il n’est jamais employé dans la résolution, sauf dans un considérant (D) qui affirme « voir » « les victimes privées de tous droits élémentaires ».
À constater l’évidence – à savoir que les victimes du « trafic » n’ont, par définition, pas la citoyenneté du « pays de destination », dans lequel elles ont été « trafiquées » - la Résolution européenne prend dorénavant cette réalité pour acquise.
Toutes les femmes donc - et plus tard, on l’a vu, tous les hommes - peuvent donc dorénavant être, sous le couvert d’une dénomination de « victime » ou de « victime potentielle », être attiré-es et/ou repoussé-es en fonction des besoins du marché. La Résolution parle ainsi de « 500.000 victimes de la traite (qui) pénètrent chaque année en Europe occidentale ». (A.p.3)
C’est ainsi que les (non) droits de ces « victimes de la traite » font d’elles la figure emblématique de la force de travail « libre» du XXI ème siècle.
Dépourvues de tout droit, violées, violentées, abusées, séquestrées et/ou mises à nu, battues, bref, prostituées, ces femmes, souvent très jeunes, sont en outre - ou tout au moins, un petit nombre d’entre elles - censées participer à sa régulation du marché qui les transforme en produit marchand. 21Et ce, par les procès qu’elles sont censées intenter contre les » présumés trafiquants ». (p.10)
Le Parlement européen propose alors, pour ce faire, sous la dénomination d’» aide aux victimes » (p.17), un certain nombre de mesures qu’il « souhaite » (et qui ne sont donc pas contraignantes) que les Etats-membres leur « fournisse »: «un logement approprié et satisfaisant aux conditions de sécurité adéquates, un accompagnement médical et psychologique ainsi que l’accès à tous les services sociaux et sanitaires, des conseils juridiques...une aide financière… une réintégration sûre et volontaire dans leurs pays d’origine ou l’intégration dans le pays de résidence ou dans le pays de destination finale». (p.12)
« La possibilité légale de l’octroi d’une indemnisation et de réparation des dommages subis » est évoquée (p.10). Il est aussi proposé de « protéger les victimes », ainsi que leurs « témoins et la famille de ces derniers ». (p.10) Et dans certains cas de figure, le Parlement est « d’avis que les persécutions liées au sexe et, concrètement, la traite des êtres humains devraient justifier l’octroi d’un statut de réfugié ». (p.13)
Enfin, il propose que les ONG « à l’autorité reconnue en matière d’assistance aux femmes victimes de la traite 22soient habilités à instruire….les procédures d’octroi de permis de séjour ». (p.13) L’Etat sera alors en outre quitte de sa responsabilité.
Il faut, là encore être clair-e : La possibilité d’obtenir « une indemnisation », d’obtenir « un permis de séjour spécial », et même un « statut de réfugié » ne sont pas des droits. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire des Etats qui ont besoin de témoins pour (tenter de) réguler le marché. Et ce, par l’intermédiaire de procès soigneusement choisis, à l’encontre d’organisations, pour eux, particulièrement dérangeantes. Ces procès maintiendront en outre la fiction d’une lutte contre le système proxénète.
À ceci près que seuls seront dorénavant poursuivis par les Etats, non plus les proxénètes (petits et grands) mais les seuls trafiquants. C'est-à-dire ceux qui agissent sur le plan international.
Enfin, dans la mesure où il est plus probable que très peu de femmes prendront les risques - pour des avantages qui au mieux concerneraient quelques dizaines d’entre elles - d’attendre, sous la terreur, des mois, voire des années, de tels risques (y compris pour la vie de leurs proches) pour un résultat judiciaire, par ailleurs aléatoire, le Parlement européen évoque « la possibilité pour les ONG (actives dans le domaine de la traite (p.13), d’engager l’action en justice au nom de la victime ». (p.10) Il sera alors possible de se passer de leur dénonciation ; d’autres pourront le faire à leur place.
Quant à « la non-criminalisation des victimes de la traite » (9) - à laquelle « invite » la Commission - elle signifie aussi que l’Union européenne leur reconnaît (sous certaines réserves) leur bon droit à être dorénavant prostituées.
La lecture de cette « Résolution » nous contraint à poser un jugement politique sur ce texte.
a) En premier lieu, il faut dire que celui-ci n’a pas, si l’on s’en réfère à son titre, pour finalité de lutter contre la traite. En effet, cette Résolution ne s’assigne pas de « lutter contre » la traite, ou - à l’instar de la convention de 1949 qui employait l’expression de « répression de la traite » - de « réprimer » la traite. Elle propose - et la nuance est de taille - « de nouvelles actions dans le domaine de la lutte contre la traite ».
Certes, dans le texte lui-même, l’expression de « condamnation de la traite » est prononcée, tandis que le terme de « crime » l’est aussi. Mais aucune expression, aucun terme ne peut être pensé sans la resituer dans son contexte qui, seul, lui donne son sens. 23 Ainsi, le terme de « crime » s’inscrit dans le cadre d’une « demande faite aux Etats-membres et aux pays candidats ». Il est aussi évoqué eu égard « aux pratiques assimilables à l’esclavage ».
De fait, la qualification pénale retenue en matière de « traite des femmes » n’est pas celle de « crime », mais bien celle - cité à deux reprises - de « délit ». (R.1. p.5), (9.p.6)
b) Cette Résolution concernant ce qui relève donc d’un « délit » est, sur le principe même de la condamnation de la « traite » extrêmement mesurée.
On peut lire qu’il s’agit de « préconiser une politique commune de l’UE qui soit axée sur l’élaboration d’un cadre juridique, la mise en œuvre de la loi et des mesures de prévention et visant à poursuivre et à châtier les coupables ». (6. p.6)
Notons que ces deux derniers mots empruntent plus aux systèmes religieux et /ou moraux qu’aux principes du droit pénal international.
Et, quelques lignes plus bas, il est fait état, en des termes tout aussi peu rigoureux, « des sanctions efficaces, appropriées et dissuasives contre les responsables de la traite ». (9.p.6)
Enfin, le texte évoque « une mise à plat des problèmes rencontrés dans l’identification et les efforts 24de démantèlement des réseaux et l’identification des liens éventuels 25entre mafias ». (9. p.7)
c) Plus encore, on peut considérer que cette Résolution légitime le principe de la traite des femmes, et donc de l’échange marchand des femmes.
Je vais prendre pour le démontrer trois citations, lesquelles concernent des domaines - Internet, médias, blanchiment d’argent - où les enjeux financiers sont particulièrement importants. Voire structurant.
En effet, il est question, dans ce texte :
- de « mettre le holà » - et non pas d’interdire et/ou de criminaliser - la diffusion d’informations concernant « la vente des femmes ». Le texte en effet « invite les Etats-membres à mettre comme il convient le holà à la tendance à se servir des technologies nouvelles, Internet notamment, pour faire circuler des informations en matière d’offre et de demandes des réseaux de trafiquants, y compris la vente des femmes ». (p.11)
- de» limiter le commerce du sexe », c’est-à-dire donc d’en accepter le principe. Le texte « demande aux médias d’utiliser leurs codes de déontologie pour limiter le commerce du sexe, ou pour y renoncer, dans le but de rendre ce négoce le plus difficile possible pour les réseaux de traite de femmes ». (p.15)
- de prendre en compte une notion de seuil à partir duquel le blanchiment de l’argent en matière de traite des femmes devrait être pris en compte. Le texte affirme :» La Commission des droits de la femme et de l’égalité des chances attend avec un vif intérêt de nouvelles initiatives communautaires en matière de blanchiment de l’argent dans les cas où la traite des femmes constitue une part notable des revenus obtenus ». (p.19)
Évoquer la référence à « une part notable des revenus », c’est, sans ambiguïté, considérer que le principe même et de la traite et du blanchiment de l’argent de cette « traite » est légitime.
Dès lors, on peut même considérer que cette position ne peut que pousser les organisations maffieuses à se diriger vers les bénéfices liés à la « traite ». Et, compte tenu de l’interpénétration des réseaux maffieux concernant la drogue, les armements, la prostitution, cette politique ne peut que favoriser le blanchiment leurs agissements criminels.
Il est donc possible d’affirmer que l’enjeu de ce texte est donc, sous certaines réserves, d’organiser, de réguler le marché de la prostitution transfrontières des femmes. Et au-delà celle des tous les êtres humains. Car, après les femmes, on l’a vu, les textes européens « s’attaqueront » aux hommes. Et aux enfants.
Le marché a eu raison de la citoyenneté.
Les femmes sont dorénavant, pour l’Union Européenne, des objets du marché mondial.
Pour les hommes, et les enfants, il faut encore attendre un peu.
J’ai évoqué dans la première partie de cette présentation les apports et les avancées de la convention de 1949. Mais, celle-ci - qui, comme tout texte, est le produit de son histoire - a aussi d’importantes limites qui doivent aussi être analysées pour refonder un abolitionnisme du XXI ème siècle.
Que peut-on en dire ?
a) Le principe même du « proxénétisme » n’est pas formellement condamné.
Dans la mesure où l’emploi du terme d’ » exploitation » - qui relève d’une acception marchande - assimile de fait le sexe humain, le corps humain à une marchandise, la convention entérine le principe selon lequel le sexe, lui-même, puisse être un objet du marché. Et si celle-ci a posé le principe de la condamnation de certaines modalités « d’exercice » du proxénétisme, considérées, par elle, comme relevant de l’ » exploitation » condamnable, elle ne remet pas en cause le principe selon lequel, sous certaines réserves, cette « activité » puisse générer un profit.
C’est dans cette, gigantesque « faille », et en jouant dans l’ambiguïté du terme d '« exploitation », que se sont, dans un premier temps, engouffré les tenants du marché pour transformer l’ » exploitation » en « contrat ».
Lors de leurs premières attaques de la convention de 1949, les Néerlandais, dont les positions ont été globalement reprises par l’Union européenne, ont obtenu d’imposer la signification première, libérale, pré-marxiste, de ce terme dans sa signification de « mise en valeur ». Cette acception de ce terme ouvrit alors la voie aux concepts d '« exploitation sexuelle », puis à l '« exploitation sexuelle commerciale », et enfin à l '« exploitation commerciale », pour mieux pouvoir alors se transformer en « commerce du sexe ». Dès lors, celui-ci était légitimé.
C’est ainsi que, dans la mesure où la convention de 1949 ne remettait pas en cause le principe même selon lequel le sexe humain pouvait être un objet d '« exploitation », la logique toute libérale du « contrat » 26 a pu progressivement entériner la légitimité du « contrat sexuel ».27 Et ce, au sein d’un système fondé sur la négation de la liberté de la personne humaine.
b) Le principe du droit d’accès, pour les « clients », au sexe des personnes prostituées est conforté dans la convention de 1949. Ceux-ci sont en effet présentés, comme étant censés être régis par « leurs passions ».(Article 1)28 Or, cette formulation, qui se réfère à la fois au désir et à l’amour, confère incontestablement un statut positif à la sexualité masculine prostitutionnelle.
En outre, la référence à « la passion », souvent opposée à « la raison », contribue à déresponsabiliser, au moins partiellement, les « clients ». Elle prolonge, en outre, la référence « pulsionnelle » qui serait censée qualifier la sexualité masculine. Quant à l’emploi du mot : » satisfaire », non seulement il ne remet pas en cause le principe de leur « demande », mais il la légitime.
c) Le statut des personnes prostituées est plus ambivalent. Elles sont, en effet, dans ce texte, à la fois, considérées, même « consentantes », comme des objets de « l’exploitation d’autrui » (Article 1), mais aussi, comme « se livrant.. à la prostitution ». (Article 6)
Ainsi, l’abolitionnisme - dont il faut toujours rappeler qu’il est pluriel - peut, tout à la fois, selon l’article 1, en se référant à une critique économiciste (y compris marxiste et/ou socialiste), assimiler le principe de la défense des droits des prostituées à celle des salarié-es. Mais il peut aussi, selon l’article 6, perpétuer la longue histoire responsabilisant les prostituées de leur « sort ».
En effet, si les prostituées sont considérées comme « se livrant à la prostitution »29, le terme signifie qu’elles ‘ se confient à'», qu’elles s’en remettent à’ ...une personne, voire à une force incontrôlable qui les dépasse.30 Elles sont donc considérées comme se coulant dans la fonction, dans le rôle auquel ‘on’ (les Etats, les clients, les proxénètes) les assigne, censées agir en conformité avec l’ ‘usage’ que l’on attend d’elles, pour le bon plaisir de la personne à laquelle elles « se livrent ». Dès lors, qu’elles se ‘mettent au pouvoir de’.., elles sont agies, elles n’agissent pas. Mais elles sont néanmoins considérées responsables de ce qui, alors, leur arrive.
Ce terme peut aussi signifier - dans une interprétation toute culpabilisante - qu’elles « s’abandonnent à », « se laissent aller à », et donc qu’elles » se manquent à elles-mêmes ». Mais aussi, dans une interprétation toute construite sur les (non) valeurs féminines - qu’elles « se dévouent à quelqu'un », y compris jusqu’à faire « don d’elles-mêmes ». Elles sont alors considérées comme participant à cette négation d’elles-mêmes.
Mais, plus encore, elles peuvent même être considérées, parce qu’elles ne s’y sont pas opposées, comme ayant, participé à la construction de ce système. Voire, parce qu’elles sont les seules visibles, (« les autres », courageusement, se cachant) être considérées comme, seules, responsables d’un système qui, pourtant, n’existe que sur la négation de leur personne, de leur désir, de leur intégrité corporelle et psychique.
Ainsi, faute d’être reconnues, selon cette expression, comme étant, dans la prostitution, des êtres humains libres, elles ne peuvent être considérées comme des « victimes », ou, tout au moins, comme des victimes agissantes. Aussi, si elles veulent recouvrer leur statut de personnes libres, elles n’ont alors d’autre choix que « quitter » la prostitution. Ce qui s’avère une contradiction indépassable, puisque, justement, l’expression « se livrer à » les nie comme personnes pouvant, librement, faire des choix.
C’est donc dans cette faille conceptuelle sur le statut des personnes prostituées que le libéralisme s’est engouffré, en leur reconnaissant un statut de « victimes », mais sans pour autant leur conférer de droits. Sinon justement celui de « se » prostituer.
En tout état de cause, il n’est pas acceptable d’affirmer, comme cela a été fait lors du dernier Congrès de la FAI 31 par l’une de ses principales responsables, que la Convention de 1949 reconnaissait « le droit de se prostituer ». En effet, cette interprétation ‘révisionniste ’ ouvre la voie à la légitimation d’un « droit au proxénétisme ». En contradiction formelle avec le jugement politique de condamnation de la prostitution que la Convention pose dans son préambule, ainsi qu’avec la pénalisation de certaines modalités du proxénétisme qu’elle met en œuvre.
C’est sur ces apports de la convention de 1949, mais aussi ses limites historiques qu’un nouvel abolitionnisme doit être théoriquement et politiquement refondé. Lequel impliquerait nécessairement le principe de la pénalisation des clients.
En conclusion, et pour revenir à la première partie de cet exposé, c’est donc parce que le système proxénète est un système de domination (qui, par ailleurs comme tout système historique est complexe et évolutif) des personnes prostituées par les Etats et les proxénètes et ce, pour les « clients », que toutes les politiques, les législations, les analyses, les prises de positions qui évacuent l’une ou l’autre de ces composantes participent - faute de le remettre en cause - à la normalisation du système prostitutionnel.
Je pense notamment à celles qui se focalisent exclusivement sur les personnes prostituées. Mais aussi à celles qui limitent la condamnation de la prostitution à certaines catégories de personnes (les enfants) et/ou à certaines modalités d’organisation de son « exercice » (le « trafic », « la traite », le « tourisme sexuel », les « réseaux de l’Est »...)
Plus encore, je pense que tant que celles-ci ne condamnent pas formellement (et en tirent les conséquences) les politiques de normalisation actuellement mises en œuvre, par l’Union européenne, l’ONU, le BIT, le Conseil de l’Europe…. de facto, elles les cautionnent.
Je considère donc que proposer des revendications d’amendements au sein même d’une politique de « la traite» - je pense notamment à la convention de l’ONU en préparation concernant la criminalité transnationale organisée - c’est de fait accepter de cautionner l’abandon de la lutte contre la prostitution et le proxénétisme.
En conclusion, je souhaiterais affirmer qu’il n’y a pas de lutte pensable contre la prostitution sans remise en cause de tous les fondements de la domination masculine, et contre toutes les violences qu’elle légitime.
La lutte contre la prostitution ne peut donc être que féministe.
Ensuite, le principe dorénavant acquis de la commercialisation des êtres humains - qui augure une ère de barbarie - oblige à poser un jugement éthique et donc politique non seulement sur le patriarcat, mais aussi sur le libéralisme économique.
Il me semble enfin que seule l’affirmation du principe selon lequel « le corps humain est inaliénable » - qui clôt l '« Appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète » -32 peut résoudre, au fond, la question du proxénétisme.
C’est la raison pour laquelle seule une position éthique - et donc politique – concernant le système proxénète doit venir arrêter sa légitimation par l’Union Européenne.
Maurice de Poret
Un grand merci à Guy Aurenche pour sa brillante et vibrante intervention.
Avant que les associations organisatrices viennent à la tribune pour parler de l’après-colloque, on va avoir le temps de répondre à quelques questions.
Marie-Victoire Louis a reçu beaucoup de questions.
En voilà une.
Question
“ Que va-t-il sa passer maintenant suite au vote de cette Résolution par le Parlement européen ? Quelle est la position adoptée par les représentant-es de la France ? Quel poids représentent-ils ? Que peuvent-ils encore faire ? ”
Réponse de Marie Victoire Louis33
Je sais qu’il y a deux conférences de presse demain au Parlement européen : l’une de Patsy Sörensen, députée européenne Verte, qui est la rédactrice du projet de rapport émanant de la Commission des droits de la femme et de l’égalité des chances, rapport qui défendait la Résolution que je viens de critiquer. Elle avait par ailleurs, signé, avec plusieurs responsables des Verts, dont Daniel Cohn-Bendit, le texte intitulé : « Appel pour une réduction des risques en matière de prostitution » qui au nom du « réel » demandait de transformer la prostitution en « métier... « afin de réduire au maximum les souffrances de personnes qui la subissent déjà »….
Geneviève Fraisse, elle aussi, députée européenne, sur la liste « Bouge l’Europe » fera, elle aussi, une conférence de presse.
Mais il faut être clair : le processus de mise des sexes sur le marché mondial ne va pas, de lui-même, s’arrêter. Et ce d’autant moins que personne, gouvernements compris, n’a vraiment de contrôle politique réel des textes émanant de l’Union européenne, à l’exception d’un petit groupe d’expert-es dont nous ignorons presque tout, source de financement compris.
Je me souviens à cet égard d’une rencontre à laquelle j’avais participé et au cours de laquelle j’ai déjà procédé au même type de critique des textes européens, en présence de deux personnes, l’une travaillant à la Commission, l’autre du Parlement que je considérais comme les expertes en la matière. Or, alors que je m’attendais de leur part à une critique précise de mon argumentaire, il n’en a rien été. Je me suis alors dit que si ces deux personnes qui, pour moi, incarnaient les politiques que je dénonçais, n’étaient pas à même de me critiquer, c’est qu’elles ne les connaissaient donc pas. Ou en tout cas, pas suffisamment. Et dès lors, cela signifiait que d’autres qu’elles les rédigeaient à leur place.
Nous ne pouvons donc que ressentir une très grande impuissance lorsque nous sommes confrontées à cette énorme machine de production incessante de textes – qui ne peuvent être réellement compris et critiqués que par quelques spécialistes – mettant en œuvre de la logique du marché dans tous les domaines.
Je considère aussi que les abolitionnistes (au sein desquel-les je me situe) n’ont pas joué le rôle qui aurait dû être le nôtre, à savoir de dénoncer avec suffisamment de force ces textes avant qu’ils soient adoptés.
Je considère enfin que le gouvernement français, malgré ses affirmations abolitionnistes, il ne s’est pas opposé à cette déferlante libérale.
Le discours de Madame Pery, Secrétaire d’Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, à New York, mérite à cet égard, d’être analysé. Après avoir affirmé : « L’être humain n’est pas une marchandise et ne peut donc faire l’objet d’échanges et de commerce », celle-ci a poursuivi :» Ceci est contraire à l’esprit et à la lettre de la Convention des Nations Unies de 1949 à laquelle nous tenons à affirmer notre attachement. Les négociations en cours à Vienne sur le projet de ‘Protocole sur le trafic des personnes’ 34 additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, doivent conserver cet esprit » Dans une autre rédaction du discours de la ministre, trouvée officiellement sur le site de l’ONU, il était écrit entre parenthèse : « Vouloir réglementer la prostitution au nom des droits des prostituées, c’est en réalité légitimer la prostitution ». 35 Cette phrase a été ultérieurement supprimée.
Faire référence à « l’esprit » de cette convention signifie qu’on n’en défend plus « la lettre » et que « réaffirmer son attachement » à ce texte ne signifie pas que l’on rappelle l’avoir signée et ratifiée, et encore moins, que l’on fait de son maintien un préalable non négociable. Et faire référence à la nécessité de « conserver l’esprit » de la convention de 1949, c’est de facto l’enterrer. Sans le dire.
Il n’est donc pas un hasard, si, dans son communiqué de presse en date du 10 juin, où celle-ci s’est « félicitée de l’issue des négociations de l’Assemblée générale... », la ministre française n’a pas évoqué la question de la prostitution. Car il aurait alors fallu expliquer que la France avait entériné, à New York, un texte qui était l’arrêt de mort de l’abolitionnisme.
Tout au plus est-il donc possible d’affirmer, que « la France réaffirme en permanence son attachement aux dispositions de cette convention »36 où, comme Martine Aubry, le 17 mai 2000, à l’Assemblée Nationale, que « la France continue à défendre une position abolitionniste ». En vain.
Quant à Monsieur Pierre Charasse, représentant le Ministère des Affaires Etrangères, il a affirmé, le 15 novembre 2000, lors d’un colloque organisé au Sénat,37 « La France maintient le cap, assume ses responsabilités,( et) est très attentive pour éviter toute dérive ». Pour enfin conclure que « sur le plan européen », c’était « très compliqué ». 38
En réalité, la France – qui n’a plus d’indépendance politique et économique en la matière - ne peut plus continuer à affirmer qu’elle est et reste « abolitionniste ». Et si on ne peut qu’approuver la position de la ministre sur le statut hors commerce de l’être humain, cette affirmation pose problème, dans la mesure la France, en tant que membre de l’Union européenne, négocie, signe, adhère, applique déjà des traités, des conventions, des politiques qui, eux, transforment les sexes et donc les corps en objets marchands.
Nous sommes donc en droit de demander à l’Union Européenne, mais aussi au gouvernement français, des comptes concernant les engagements qu’ils ont pris, entre notre nom, sans nous informer de leur signification.
Seule une position éthique peut arrêter cette logique de marchandisation des sexes, des corps. Et donc des êtres humains.
La dénonciation doit être à la mesure du danger des politiques mises en oeuvre. C’est-à-dire politique et radicale.
Je n’en vois pas d’autre.
« Je me permets aussi, à cette occasion, de rappeler mon désaccord avec les termes de " peuple de l'Abîme", "nouvel esclavage" et "exploitation sexuelle". Ces questions, si importantes, de vocabulaire ne pourraient-elles pas s'avérer être un objet de débat dans le cadre du "plan d'action" que vous comptez lancer » ?
Femmes Infos. Vers la marchandisation légale du corps humain. Revue du CODIF. N ° 89. Hiver 2000. 30. Frs. Tel: 04 91 33 42 07. Fax: 04 91 33 45 26 ;
CM. Cahiers Marxistes. La prostitution: un droit de l’homme ? Juin-juillet 2000. N° 216. Bruxelles. Belgique. Tel/fax: 00 - 32 - 2 511 93 76. (article sur le site des Pénélopes)
Cette présentation d’une décision de justice - dont il faut espérer qu’elle n’est pas conforme à la réalité - entérine le fait que la relation entre « le client » et la personne prostituée relève bien du droit des contrats (ici, de travail). Par là même, cette présentation entérine la violence mise en œuvre par le client, dont l’ivresse n’est ni considérée comme une circonstance aggravante de son acte, ni même, comme atténuant sa responsabilité. En outre, celui-ci est laissé juge de la norme selon laquelle le dit « contrat » doit être apprécié. Plus encore, ce n’est pas l’éjaculation, mais l’orgasme - laquelle renvoie à la notion, toute subjective, ici, fondée sur des normes masculines, de « plaisir sexuel » - qui est entérinée. Il faut enfin noter que dans ce pseudo « contrat » entre « le client » et la personne prostituée, le proxénète, non cité, est exclu ; son « activité » est donc entérinée. Sans évoquer le rôle fondamental accordé, ici, dans une décision de justice, par l’expert psychiatre. Et ce, au moment où jamais la légitimité des fondements mêmes de leurs « expertises » n’ont été, si radicalement, critiquées.