Syndicalisme
 Marie-Victoire Louis

Syndicalisme, sexisme et pouvoir sexuel masculin

"Cette violence dont nous ne voulons plus"
Syndicalisme et sexisme
N ° 7. Mars 1988
p. 3 à 7

date de rédaction : 01/01/1988
date de publication : 01/03/1988
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Alors que pour la première fois, l'action de l'AVFT s'exerce en étroite relation avec une section syndicale (Cf., la lutte de Carrefour - Montesson, p. 13), nous abordons dans ce numéro, les raisons pour lesquelles le syndicalisme a si peu posé le problème du sexisme dans l'entreprise comme dans les syndicats. Mais aussi pourquoi il a si rarement relayé les luttes de femmes pour leur dignité, ou lorsqu'il l'a fait, les a si souvent détournées de leur sens.

La grève d'avril 1982, au magasin Radar de Cachan en est un exemple éloquent. Déclenchée par une agression sexuelle du directeur et du sous-directeur sur une vendeuse, elle s'est terminée "victorieuse" selon la CGT par une augmentation des salaires de 3 % pour les 2 400 salariés de la société.
L'engagement de la direction de "respecter la dignité" fut néanmoins évoqué dans l'accord final. 1

Le syndicalisme s'est longtemps posé par rapport au féminisme comme porteur d'universel luttant contre un "particularisme" qui contrecarre et affaiblit son unité et ses forces.
Même lorsque les femmes revendiquaient l'égalité, elles n'en étaient souvent pas plus écoutées: quand les syndicats ont-ils organisé une grève générale pour l'application du principe : à travail égal, salaire égal ?

S'il était dans "l'ordre des choses" que les femmes participent aux actions "unitaires", comme force d'appoint à des mots d'ordre décidés sans elles, il était exclu qu'elles puissent impulser leurs revendications sur des bases définies par elles et requérir sur cette base la solidarité syndicale.

Ainsi dans la typographie, au début du XXe siècle, les syndicats, il est vrai, particulièrement misogynes, ont fait appel à des femmes pour soutenir des revendications d'augmentation de salaires spécifiquement masculines alors que ce syndicat refusait leur adhésion. 2
"Pas sérieux ", "pas important", "pas majoritaire", "pas urgent", "pas négociable" furent et sont encore les arguments opposés aux revendications des femmes. A fortiori, lorsque des luttes de femmes ont posé clairement des problèmes sexistes, le syndicalisme s'est toujours opposé à l'intervention des féministes sur le terrain du salariat, dans une logique s'apparentant à celle d'une "chasse gardée" masculine. [Cf., la lutte des ouvrières de Bekaert Cockerill3 mais aussi " l'affaire Couriau" p. 33]  
"Pas leur affaire", "pas des ouvrières", "pas compétentes", "manipulations extérieures"...

Il est indéniable que le syndicalisme a été porteur d'une culture patriarcale, faite de machisme, de valorisation de la force musculaire et de virilité, qui a été employée comme justificatif pour exclure, mépriser, humilier, "protéger" les femmes. Et le "le coup de chapeau" à la nécessité de "faire respecter la dignité des femmes et des jeunes filles" posé au 11e point du programme revendicatif de la CGT à son 38e Congrès ne doit-il pas être compris comme n'ayant d'autre cible que patronale et s'inscrire dès lors dans une logique de "protection" masculine, toujours si proche de l'infantilisation et du mépris des femmes ?

Aussi exploité fut-il par le patronat, un salarié peut toujours se prévaloir vis-à-vis des femmes d'un statut supérieur par le simple fait de son sexe.
C'est en ce sens, sans doute, que Madeleine Pelletier qui s'affirmait pourtant socialiste [bien que proche des libertaires et avant tout féministe] considérait que : "La classe ouvrière sera la dernière à venir au féminisme".4
Humiliées par leur sexe, éternel prétexte à leur dévalorisation de femmes et de salariées, les femmes ont eu à conquérir l'oubli de leur sexe.

Comment pouvaient-elles alors dénoncer les violences sexuelles ou sexistes ? N'y a-t-il pas la crainte, en outre, dans les milieux syndicaux que des analogies puissent être établies par les femmes entre tous les hommes, brisant ainsi les fondements de "la lutte de classes" ?

Les syndicalistes ne risquent-ils pas eux aussi d'être remis en cause tant dans leurs agissements privées que dans l'entreprise ?

Dès lors, ne sont-ce pas les fondements de leur légitimité à représenter les femmes qui sont posées ? Nous pensons qu'il s'agit là, d'une des raisons de la faible syndicalisation des femmes.

Les arguments employés pour ne pas prendre en compte ces questions sont souvent autant d'arguments de mauvaise foi (Cf. Loïca p. 30).
- "C'est un problème personnel qui ne nous regarde pas "
- "On se déconsidère à traiter des affaires de fesses "
- "Ce sont des histoires de bonnes femmes "
" Voici comment depuis des siècles,
écrivait Annie c., se perpétue l'exploitation la plus 'naturelle' du monde. Voilà comment depuis des siècles 'les histoires de bonnes femmes' sont ridiculisées, jugées avec condescendance et paternalisme, jamais avec respect, souvent considérés comme des futilités."5

Mais derrière cette dévalorisation généralisée des femmes qui permit à tant d'hommes de bénéficier de pouvoirs bien proches de privilèges léonins [travail souvent moindre,6 mais salaires plus élevés et promotions plus rapides, reproduction dans l'entreprise de logiques de dépendance et d'appropriation...] c'était bien le problème de contrôle de la force de travail des femmes, comme celui de la concurrence hommes/femmes qui est posé.

La Fédération féministe du Sud-Ouest, lors de l'affaire Couriau, en 1913, crut nécessaire de préciser à la Fédération du livre que : "les ouvriers ne disposent pas eux-mêmes de la main-d'oeuvre". (Cf. p. 33)

Certes, cette mise en concurrence hommes/femmes n'est pas généralisable à l'ensemble des pratiques syndicales qui ont fondé leur philosophie sur la solidarité des exploités et sur la lutte. Mais, pour ce qui concerne les femmes, il faut reconnaître que cette solidarité a été très relative et bien fluctuante au gré de l'évolution du marché du travail.

Aussi, ce qui souvent n'était qu'un moyen détourné de sauvegarder la place centrale des hommes-blancs-qualifiés dans la production, comme dans la famille et dans le syndicalisme fut masqué par un discours sur la pénibilité du travail qu'il fallait leur épargner, sur l'hygiène insuffisante etc. Plus profondément le "moralisme" vint, jusqu'à la dénonciation par les féministes de la "double morale" au secours des salariés comme du pouvoir marital.
Quant aux syndicalistes femmes et/ou féministes, elles sont alors déchirées entre deux appartenances souvent contradictoires.

Il est vrai que la prise en compte de cette reproduction dans l'entreprise des modes de fonctionnements humains patriarcaux risque fort de fort de faire voler en éclats une solidarité qui ne s'est pas historiquement fondée sur ces principes. C'est ainsi que l'on peut interpréter ce qu'exprimait Loïca, dans le roman de Dorothée Letessier : "Les problèmes personnels c'est la mort du syndicalisme". (Cf., p. 34)

En outre, il faut rappeler que " la question sexuelle" comme le texte de Lénine le montre bien (Cf., p. 19) a longtemps été considéré comme un problème bourgeois (jusqu'à W. Reich) qui ne peut qu'affaiblir tant le marxisme les forces ouvrières.
La sexualité était considérée comme un moyen de fuite, de plaisir individuel, un détournement des forces" qui pourraient être plus utilement utilisées, ailleurs, c'est-à-dire dans la lutte sociale.

Or, il nous semble que la sexualité est à la fois le lieu de la plus grande aliénation, mais aussi le lieu irréductible de la plus grande liberté individuelle.

C'est aussi la crainte que dans le temps des relations sexuelles avec des hommes hors de leur classe, les femmes n'abolissent un temps les rapports de domination inscrits dans le social. Elles risquent alors d'y acquérir, aux dépens de la ‘morale sociale’ comme de la ‘morale du travail’, une autonomie qui pourrait se révéler dangereuse pour l'ordre familial, mais aussi d'échapper à leur destin de classe par une "promotion" indigne.

***

Pourquoi les syndicats n'accepteraient-ils pas leur histoire et n'engageraient-ils pas des débats sur les discriminations et les violences ?
Les plans d'égalité professionnelle ne changeront rien à ces problèmes.

Pourquoi ne reprendraient-ils pas la thèse de syndicats canadiens selon laquelle, en usant abusivement de ses pouvoirs, c'est le salarié, comme le syndicaliste qui s'est mis hors de la protection syndicale ?

C'est en interrogeant la nature des relations entre les hommes et les femmes, et non pas en voulant en faire un problème de femmes que le sexisme pourra être combattu.

On ne se sentira plus alors obligé de commencer un article syndical - encore en 1985 ! - sur le harcèlement sexuel par la phrase suivante : "Messieurs, surtout, ne souriez pas! " 7

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Notes de bas de page
1 L'Humanité. 23 avril et 8 mai 1982.
2 M. Michard. La femme dans la typographie. L'Ouvrière. 9 juin 1923.
3 "La mise à nu", Les Cahiers du Grif. Septembre 1983.
4 Madeleine Pelletier, La classe ouvrière et le féminisme. La Suffragiste. Juillet 1912.
5 Lors de la grève des femmes de Bekaert Cockerill et Belgique en 1982 qui fut un exemple particulièrement scandaleux d'une "connivence " entre syndicalistes et patronat pour exclure les femmes du travail, on découvrit que 23 hommes furent nécessaires pour remplacer les 13 femmes licenciées pour avoir protesté contre cette injustice. Les Cahiers du Grif. Op.cit
6 Annie C.: Les révolutionnaires, Thionville et nous. Les Temps Modernes. Avril/mai 1974.
7 Frédéric Prouteau. Syndicalisme Hebdo. 11 novembre 1985.


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