Syndicalisme
 Marie-Victoire Louis

Grèves de femmes et rapports de pouvoir

In : Le sexe du pouvoir
Femmes, hommes et pouvoirs dans les organisations
Ouvrage publié sous la direction de Nicole Aubert, Eugène Enriquez,
Vincent de Gaulegac
ÉPI Editeur
Février 1986
p.58 à 78

date de rédaction : 01/11/1985
date de publication : 01/02/1986
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

La grève des femmes de Bekaert-Cockerill restera dans l'histoire comme le symbole de refus du travail à temps partiel pour les femmes, ou plus exactement du refus d'un temps partiel imposé sur une base sexiste. Mais au-delà de cet enjeu, le caractère exemplaire de cette lutte réside dans le bouleversement des rapports sociaux qu'elle a provoqué dans l'entreprise, dans les organisations syndicales et au sein même de l'État.

En effet, ces ouvrières en refusant la place qui leur était assignée dans la lutte pour une nouvelle répartition de la quantité de travail disponible ont mis à nu 1 la subordination des femmes et dévoilé les mécanismes de fonctionnement du pouvoir patriarcal.
Et c'est en ce sens que cette lutte antisexiste et minoritaire, par le grippage du fonctionnement des institutions qu'elle a provoqué opère comme un révélateur du fonctionnement social et de la place structurante qu'y joue les rapports de domination entre les hommes et les femmes. Cette grève est un excellent analyseur de l'articulation des rapports de pouvoir et à ce titre entre à part entière dans le questionnement de ce colloque.
Mais, au-delà de son « intérêt » intellectuel, cette grève menée par quelques femmes flouées doit être connue pour que 1 '« union sacrée » des intérêts sociaux masculins, qui s'est recomposée - en deçà des antagonismes de classes - pour écraser leur lutte, ne puisse plus se reproduire. Car il ne faut pas oublier que si ces femmes « sont entrées dans l'histoire » et si elles sont devenues un symbole des luttes de femmes, elles l'ont payé de leur sacrifice.

Bekaert-Cockerill, qui appartient pour moitié au groupe Bekaert, multinationale d'origine belge employant 12000 salarié-es - dont trois quarts en Belgique - et pour moitié à Cockerill-Sambre, groupe sidérurgique à capital d'État majoritaire, est composé de deux usine l'une à Hemixem , dans les Flandres, l'autre à Fontaine-L'Évêque dans la région de Charleroi (Belgique).
Or, depuis une dizaine d'années, le patronat a mis en oeuvre une politique de transfert des activités de son usine wallonne vers son usine flamande, qui est aussi le siège social de l'entreprise.Le résultat en est que l'usine de Fontaine-L'Évêque - où se déroule le conflit - a vu, en l'espace de 10 ans fondre ses effectifs salariés (900, dont 200 femmes) en 1973 à 320 en 1982. Il ne reste plus alors qu'une trentaine de femmes.
Rien, au départ, ne rendait cette lutte de Bekaert différente de celle qui avait marqué l'histoire de nombreuses grèves ouvrières pour le maintien de l'emploi : "On a fait beaucoup de grèves, raconte une ouvrière, mais on a perdu à chaque fois;  on reprenait le travail sans rien obtenir avec des licenciements cinq fois sur six, par paquets de cent, cent cinquante. Il n'y a eu qu'une seule année où on n'a pas licencié parce qu'on avait eu des commandes à l'improviste. »
À chaque stade de ces restructurations à répétition, des fabrications sont abandonnées : "On coupe les branches mortes" commentait la délégation syndicale.

C'est donc dans un contexte marqué à la fois par la menace permanente du démantèlement, voire de la fermeture totale de l'usine de Fontaine-L'Évêque et par un rapport de force défavorable aux ouvrier-ères en lutte face à un patronat réputé « combatif » que se déroulera le conflit. Plus globalement la Wallonie, qui fut le bastion d'une classe ouvrière, combative, mais partiellement domestiquée par la législation mise en place après les grèves quasi insurrectionnelles des années soixante, est une région en déclin réel. Pour ne pas parler de mort lente.

L'usine comporte une majorité écrasante d'hommes : ils sont 242 au moment du déclenchement de la grève, tandis que les femmes sont au nombre de 31, concentrées dans le secteur encollage et emballage des clous (division D). Celles-ci étaient victimes de plusieurs discriminations.
- La promotion pour les femmes, c'était clair, n'existait pas. "On ne se faisait pas d'illusions chez nous, il n y avait rien pour les femmes, c'était exclu ; on était ouvrière à l'encollage, c'est tout".  
On pourrait même parler, dans le cas de l'usine de Fontaine-L'Évêque, d'une politique de déclassement puisqu'une des ouvrières avait été affectée à l'impression des étiquettes et au pesage des camions parce que l'homme qu'elle devait remplacer « touchait un salaire trop élevé ». Alors le patron a dit : « Dans le fond, c'est un travail pas lourd, c'est un travail féminin »2 Et ce, alors que la productivité des femmes était nettement supérieure à celle des hommes. Celles-ci étaient affectées systématiquement aux postes aux cadences les plus élevées, et aux séquences de travail les plus courtes. La preuve de cette affirmation nous en sera fournie expérimentalement au cours du conflit puisque lorsque les 13 femmes seront licenciées à la fin du conflit, il faudra mettre 23 hommes pour les remplacer !

- Deuxième élément discriminatoire de taille : les femmes, et elles seules, devaient depuis deux ans nettoyer et balayer l'usine par roulement d'une semaine, parce qu'on ne voulait pas remplacer une femme de charge qui était malade. Des ouvrières racontent que lorsque le tour de certaines femmes venait de nettoyer, les W.-C. étaient volontairement souillés par certains. "Ils nous prenaient pour des riens du tout... »

- Enfin, bien entendu, les salaires dans les secteurs où étaient majoritairement concentrées les femmes étaient inférieurs à ceux de la moyenne de l'usine.
Assidues au travail, rarement absentes, les femmes de Bekaert étaient considérées comme de bonnes ouvrières qui « n'hésitaient pas à pousser leur production », qui continuaient "à se battre pour garder leur ouvrage ».

Sur le plan syndical, la F.G.T.B, (Fédération Générale des Travailleurs de Belgique) à dominante laïque et liée au Parti socialiste, est majoritaire dans l'entreprise, comme elle l'est dans la région wallonne qui est son principal bastion. Chez les travailleuses, néanmoins, elle est à égalité avec la C.S. C. (Centrale des Syndicats Chrétiens) liée au Parti social chrétien.
De caractère gestionnaire, le syndicalisme belge est pour une large part fondé sur une négociation entre partenaires sociaux et sur l'institutionnalisation d'organes de concertation qui ont pour vocation de canaliser et de tempérer les revendications des travailleurs. Ces pratiques conventionnelles renvoient, ici, à une forme de syndicalisme contractuel fondée sur les idées d'intérêt général, de paix sociale, de collaboration nécessaire entre le capital et le travail. C'est un syndicalisme de contrat dans la mesure où, par l'intermédiaire des représentants syndicaux, le patronat cherche à endiguer la résistance ouvrière, pour des périodes déterminées par les conventions.

Les conventions signées paritairement sont valables pour une durée très courte, un an ici, et comportent des clauses de paix sociale qui engagent les syndicats pour la durée des conventions. Ceux-ci doivent donc contrôler très strictement les conflits ouvriers, puisqu'en signant les conventions, ils engagent leur propre responsabilité. En période de crise, faute de pouvoir dénoncer la multiplicité des liens qu'il a noués avec le patronat 3, le syndicalisme devient alors un élément de la restructuration de la production et, en tant que tel, peut se trouver dans la nécessité de participer aux licenciements et à la répartition du travail disponible. Dans ce cas, les conventions collectives sont élaborées en vue d'une gestion de la crise, c'est-à-dire en vue d'une maîtrise calculée de ses effets sur le collectif ouvrier. Le syndicalisme, généreusement invité par le patronat à prendre sa part de « responsabilité », doit alors « gérer » les licenciements et donc participer à leur répartition de la manière la plus « socialement acceptable » par le collectif ouvrier. Or, dans le cas d'une classe ouvrière profondément imprégnée par l'idéal type du travailleur mâle qualifié, ce qui fut revendiqué, c'est que le travail soit partagé selon un ordre de priorité qui préserve aux ouvriers la place centrale dans la production. Dès lors, les autres catégories sociales, les femmes notamment (mais les jeunes ou les travailleurs émigrés peuvent se voir assigner ce même rôle), considérées comme des figures périphériques de la classe ouvrière, sont poussées à réintégrer leur statut « antérieur » 4. D'après le témoignage des ouvrières : "C'était normal pour ces hommes-là de renvoyer les femmes à leurs casseroles".

Avec une régularité quasi mécanique, puisque liée à la nécessité de la politique conventionnelle, la direction de Bekaert annonce à nouveau, le 17 août 1982, la nécessité de supprimer 75 emplois sans apporter par ailleurs de garantie quant à la survie à terme de l'entreprise.

Les propositions de la commission paritaire régionale sont repoussées à une majorité de 85 % des travailleurs. Une nouvelle grève est déclenchée sur la base du refus des licenciements et du démantèlement de l'outil de travail. Celle-ci durera 9 semaines et sera entrecoupée de négociations et de projets d'accords plusieurs fois repoussés.
Tout au long de cette grève à laquelle les femmes participent au même titre que les hommes, la résistance ne faiblit pas et quels que soient le nombre des licenciements et l'agencement des propositions conventionnelles, celles-ci sont toujours repoussées à une majorité de plus de 80 % des voix.
Le 24 septembre, en l'absence des représentants du personnel et alors que l'usine est encore occupée, le patronat fait part, au cours d'une réunion extraordinaire du conseil d'entreprise, de sa décision de licencier 56 personnes à la date du 29 novembre 1982, dont 59 hommes et 6 femmes.
La menace devient réelle puisqu'une lettre adressée ce même jour au directeur de l'Office National de l'Emploi (O.N.E.M.) de Charleroi annonce officiellement ces licenciements collectifs.
La grève se poursuit : : le patronat refuse tout engagement qui ne soit pas lié à une reprise des commandes et les syndicats reprennent, quant à eux, les arguments patronaux sur le risque de fermeture de l'usine, tout en revendiquant une "solution sociale" au conflit.
Bref, c'est l'impasse ; le patronat ne peut faire reprendre le travail, tandis que les syndicats doivent continuer, comme c'est la pratique en Belgique, à rémunérer les grévistes.
Or, la rémunération des jours de grève est d'autant plus élevée que le conflit se prolonge ; alors que le salaire moyen brut à Bekaert est d'environ 1 400 FB par jour, les grévistes touchaient 500 FB par jour au début du conflit pour atteindre 900 FB par jour à la neuvième semaine de grève. On comprend mieux dans ces conditions comment peut se nouer une alliance entre les syndicats et le patronat pour arrêter la grève ouvrière.

Le 8 octobre, après plus de 8 semaines de grève et de nouvelles réunions officieuses avec les syndicats, la commission paritaire régionale se réunit à nouveau en présence des représentants patronaux et syndicaux. Le président évoque "l'existence d'éléments nouveaux" et rappelle aux représentants ouvriers que cette réunion est "celle de la dernière chance afin d'essayer de limiter les départs causés par cette grève. Oublier de saisir cette chance risque de compromettre l'avenir du siège de Fontaine-L'Évêque et d'assister à sa fermeture définitive ». (P.V. de la commission paritaire. 8 octobre).

La proposition du mi-temps pour les femmes
La direction fait une nouvelle proposition comportant 2 volets :
- Soit 85 licenciements (29 effectués le 20 septembre, plus 56 nouveaux évoqués dans la lettre adressée à l'O.N.E.M.) ;
- Soit une série d'autres propositions qui permettraient de « sauver des emplois ».
Voici la présentation de ces propositions :
Répartition des 56 emplois menacés
(Proposition patronale du 8 octobre)
1. Mise à la pré pension : …………………………………….7
2. Création d'un quatrième groupe en division C…….…...5
3. Travail à mi-temps pour 31 femmes : ………………. …..13
4. 36 heures généralisées non compensées…………………8
Total des postes reconvertis, en tout ou en partiel : ………43 5
5. Licenciements : ……………………………………………...13
(À effectuer)

Cette proposition patronale, probablement élaborée en tenant compte d'une ligne syndicale de moindre résistance (les deux parties sont rencontrées à deux reprises avant cette réunion), est ici rédigée manière telle que le seul choix offert aux travailleurs est d'avaliser le principe même des licenciements, principe qu'ils avaient à plusieurs repris refusé lors des votes en A.G.
Dorénavant, le problème posé devient celui de leurs modalités d'application.
Par ailleurs, par sa proposition, le patronat parvient à se décharger sur le collectif ouvrier de la responsabilité du choix des licenciements en les mettant dans une situation de concurrence entre eux : les ouvriers devront dorénavant choisir qui sera sacrifié.
Enfin, l'indépendance de ces propositions, "le choix étant laissé d'accepter et de rejeter certains volets, les licenciements en étant réduits ou augmentés suivant le choix effectué et ainsi le nombre de personnes sauvées qui en découle » (P.V. du 8 octobre) contribue à isoler le problème du choix des femmes de celui de l'ensemble du processus des licenciements.
C'est ainsi qu'une grève unitaire que l'offensive patronale n'arriva pas à vaincre se mue, par cette proposition, en « un problème d femmes ».  

Le collectif ouvrier est dorénavant confronté au problème de la discrimination entre les sexes.

Mais, que s'est-il passé entre le 24 septembre et le 8 octobre pour que les propositions patronales changent de nature en posant le mi-temps pour 28 femmes non-chefs de ménage comme pièce maîtresse de leur nouveau dispositif ?
Nous savons par la presse régionale que dès le mois d'août, le mi-temps pour les femmes était un des volets du plan de restructuration patronal ; nous savons aussi que les syndicats n'avaient pas réagi explicitement sur ce point, Par contre, nous savons, par le mari d'une des futures femmes licenciées, que "le délégué avait parlé du mi-temps aux hommes un mois auparavant et qu'il leur avait fait comprendre que, pour eux, il n y avait pas de problème".
Ce que l'on peut imaginer aisément, c'est que les syndicats, mis devant l'alternative du licenciement de 50 hommes et de 6 femmes, ou d'une nouvelle répartition des « restes », se soient 'naturellement' portés sur la solution qui, à leurs yeux, comportait le moins de « risques » et pouvait le plus facilement être justifiée. Mais, contrairement à l'interprétation 'libre' qu'en ont faite les délégués syndicaux qui expliquaient aux femmes que "si elles acceptaient le mi-temps, cela permettrait de sauver 13 femmes qui autrement seraient licenciées" , aucun texte n'a jamais précisé qu'il s'agissait de licenciements de femmes.
Ce qui, en réalité, était proposé par le patronat au début octobre et qui avait d'ailleurs été transmis par les délégués aux ouvriers et aux ouvrières, c'était le licenciement de 11 hommes, dont 7 suppléants syndicaux et de 2 femmes.
Là encore, on peut supposer que face à la menace ou au chantage patronal, les responsables syndicaux ont orienté la proposition patronale en décidant délibérément de sacrifier les ouvrières pour sauver les syndicalistes. Cela ne signifie pas pour autant que la proposition patronale ait été dénuée de toute équivoque.
On peut penser que le patronat a pu laisser planer une ambiguïté quant à la nature réelle des personnes licenciables et que cette ambiguïté n'a été levée que lorsqu'il fut clair que le « subterfuge » syndical se fût révélé être un échec... sur le plan de l'efficacité.

Le 12 octobre, une nouvelle commission paritaire régionale se réunit pour entendre la réponse syndicale aux propositions patronales. Le délégué syndical F.G.T.B. de l'entreprise prend le premier la parole. Il explique qu'il "a fait rapport à l'assemblée générale de travailleurs et qu'il a présenté les dernières propositions patronales.
Pour des raisons psychologiques et afin de ne pas déroger au principe fondamental des lignes de conduite élaborées par les organisations syndicales et
pour essayer que les travailleurs acceptent ces propositions6, les délégations syndicales de l'entreprise ont préféré de ne pas présenter le volet de la réduction du temps de travail à 36 heures par semaine.
De ce fait, il faudrait que les membres du bureau de conciliation puissent acter que les 8 emplois que l'on aurait pu sauver par cette facette de la proposition ne le seront pas et d'examiner s'il n y a pas moyen de récupérer d'autres personnes qui devaient être licenciées par une amélioration du contenu des autres chapitres du plan patronal.
En outre, des précisions supplémentaires sont à demander quant au travail à temps partiel. Il faudrait développer quelques exemples chiffrés démontrer que la perte de salaire, en appliquant ce système, ne serait aussi importante que l'on ne pensait ».

Suivent alors pour alimenter la discussion et examiner le système du travail à temps partiel" , deux tableaux chiffrés, dont le second est calculé par revenu d'un ménage dont la femme affectée à l'encollage est au chômage, permettant de comparer les « avantages » respectifs du mi-temps et du temps complet.
Quant au représentant de la C.S.C., il propose de nouveaux volets, mais il maintient le travail à mi-temps pour les femmes.
Ce compte-rendu révèle donc de manière incontestable le choix de type sexiste qui a prévalu dans la position syndicale : non seulement le délégué reconnaît avoir délibérément tronqué la proposition patronale en ne présentant pas le volet concernant la réduction du temps de à 36 heures qui risquait de toucher l'ensemble des ouvriers, mais de plus il étaye la proposition concernant la mise des femmes au temps en présentant des arguments chiffrés tendant à "mieux les faire accepter".
Par ailleurs, les syndicats s'étaient assuré de la connivence tacite des ouvriers en leur faisant comprendre que "pour eux, il n'y avait problème".

À la fin de cette réunion, le bureau de conciliation n'ayant pu l'unanimité de ses membres sur une proposition susceptible acceptée par les parties, le conciliateur social propose la signature d'une convention, "estimant qu'en raison de la situation dramatique de l'emploi au niveau régional, tout doit être mis en oeuvre pour organiser et répartir le travail disponible afin de limiter au maximum les licenciements et va ainsi les sacrifices demandés au personnel. »
Parmi les éléments de cette convention figurait le point suivant : "Toutes les femmes non-chefs de ménage assureront des prestations sous régime de travail à temps partiel".  
Or, le conciliateur social présidant la négociation de cet accord d'entreprise est un représentant du ministère du Travail, chargé de rapprocher lors du renouvellement des conventions paritaires, la position des parties (patronale et syndicale).
Son intervention directe dans le conflit, puisque c'est à son initiative que cette position, dite de conciliation, fut rédigée, pose le problème de la responsabilité de l'État dans le règlement du conflit.
Or, la mise autoritaire des femmes à un emploi à temps partiel était en contradiction avec la loi belge à un double niveau :
- La direction allait à l'encontre de la législation sur le temps partiel, puisque celui-ci ne peut être imposé ;
- Cette mesure n'était appliquée qu'aux seules femmes et représentait une nouvelle infraction à la loi sur l'égalité de traitements entre hommes et femmes, sans même parler des directives européennes de 1976 sur l'égalité entre hommes et femmes.
En cautionnant un accord d'entreprise qui violait délibérément la loi, le conciliateur social prenait une lourde responsabilité.

Tout s'est passé donc comme si le patronat et le gouvernement avaient agi de concert pour sacrifier les femmes sur l'autel de la nécessité économique. Ils auraient alors utilisé l'entreprise Bekaert (où l'État est actionnaire à 50 %) comme laboratoire social, sachant qu'y étaient probablement réunies les plus grandes chances de réussite (faible nombre de femmes, connivence avec une délégation syndicale exclusivement masculine, réputée machiste et peu combative, menace crédible de fermeture d'entreprise, F.G.T.B. régionale soucieuse d'améliorer l'image de marque d'une Wallonie accusée de combativité aiguë...),

Le 15 octobre, une convention reprenant ces divers points sera signée entre la direction de Bekaert et les organisations syndicales représentant le personnel ouvrier. L'alinéa 1.4 reprenait intégralement la proposition du conciliateur social.

Or, les femmes concernées sont catégoriques : les délégués syndicaux, depuis longtemps au courant des mesures concernant la proposition patronale sur le temps partiel, connaissaient aussi leur refus sans réserve. Le vendredi 15, juste avant que les délégués ne partent à la négociation, les femmes leur avaient formellement "interdit" de négocier le temps partiel. Le délégué F.G.T.B, leur avait même répondu qu'elles "pouvaient lui faire confiance". Le soir même, la convention était signée, imposant le temps partiel aux femmes non-chefs de famille.
Les femmes concernées, concentrées en majorité dans le secteur encollage emballage, réagissent avec colère devant cette mesure qu'on leur imposait, et dont elles percevaient l'injustice, Si la dimension sexiste et discriminatoire n'est que progressivement apparue dans toute sa clarté ("On a mieux compris dans la lutte ce qu'on avait refusé", dit l'une d'elles), le refus était cependant catégorique chez les 28 femmes 7, d'autant plus que la convention n'étant valable que pour un an, elles risquaient fort de se retrouver "quand même à la porte, dans un an, avec un mi-temps sur les bras"... En outre, en passant d'un contrat à durée indéterminée à temps plein à un contrat à mi-temps valable pour la durée de la convention, les femmes perdaient les avantages sociaux liés à leur ancienneté.

L'affaire n'était pas close ; il s'agissait dorénavant de faire accepte cette convention par le collectif ouvrier et par les femmes concernées.
On l'a vu, les délégués syndicaux ne s'embarrassèrent pas de scrupules pour négocier le temps partiel dont les femmes ne voulaient pas. Ils firent ensuite pression pour qu'elles l'acceptent, en les culpabilisant : « On nous a traitées d'égoïstes »... et en diffusant de faux bruits dans l'usine, selon lesquels de nombreuses femmes étaient d'accord.
Il faut reconnaître cependant que toutes les conditions étaient réunies pour qu'une décision de type sexiste ne rencontre que peu d'opposition.
Le patronat Bekaert, membre de la Fédération des Entreprises de Belgique a probablement mis tout son poids pour que le temps partiel se développe dans l'industrie où il était peu implanté, en faisant craque le maillon « faible », c'est-à-dire le travail des femmes.
Les syndicats ouvriers s'étaient en outre assurés, par une connivence tacite, du soutien des ouvriers, tandis que le conciliateur social avait couvert cette mesure au mépris de la loi.
Et ce n'est pas la politique menée par le gouvernement belge qui aurait pu fournir une alternative à cette convergence d'intérêts. Car il existe en effet en Belgique des mesures formellement discriminatoires (en matière de chômage) faisant référence à l'étal matrimonial ou familial.

Il restait donc à faire entériner par un vote « démocratique » la convention à la base.
L'enjeu était tout à la fois l'acceptation du temps partiel pour les femmes, et donc de la discrimination, et la fin de la grève.
Le 18 octobre eut lieu, en assemblée générale, le vote.
La délégation syndicale demanda la reprise du travail sur un accord dont les principes généraux furent formulés verbalement et dont les points principaux étaient :
- Chômage économique de 2 jours par cycle de 4 semaines pour le personnel masculin 8
- Prestation sous contrat de travail à temps partiel pour toutes les femmes non-chefs de ménage.
La convention ne fut même pas lue et le vote se fit dans des conditions de secret relatif : "On remplissait son bulletin sous l'œil des délégués et brigadiers qui le dépliaient avant de le glisser dans l'urne et on a compté avec la majorité ceux qui ont refusé de voter".
Sur 226 présents, il y eut 60 « non » (dont toutes les femmes), 40 refus de vote, tandis que 120 hommes décidèrent de la reprise du travail et donc de la fin de la grève.
Si les femmes opposèrent un front uni face à cette injustice, les hommes n'acceptèrent pas tous de la cautionner : 40 abstentions et 32 « non » exprimèrent la solidarité d'une fraction d'entre eux avec les ouvrières.

Mais immédiatement, le problème de la signification de ce vote était posé.
Ici, les règles de la démocratie fondées sur le principe de la suprématie de la loi majoritaire reproduisent et cautionnent tout à la fois l'injustice et la domination·.
Car l'enjeu réel du vote n'était pas seulement celui de l'affrontement des intérêts d'une majorité et d'une minorité mais aussi et surtout celui de la domination d'un sexe sur l'autre.
C'est ainsi qu'une majorité d'hommes décidèrent - en toute démocratie - du sort d'une minorité de femmes sacrifiées.

Le 19 et le 20 octobre, "la mort dans l'âme" , les ouvrières, avec leurs collègues masculins, doivent reprendre le travail et entériner par là même la décision de mise au travail à temps partiel.
Les syndicats leur avaient néanmoins promis qu'on discuterait secteur par secteur. Une réunion eut donc lieu, le 28 octobre, entre les délégués, les permanents et les femmes pour discuter du mi-temps. Ce qui est en réalité proposé aux femmes, en guise de discussion, c'est de choisir entre le mi-temps ou le tirage au sort du nom des femmes à licencier... « Comme il y avait des femmes avec plus d'ancienneté dans l'usine ou alors des femmes de chefs, le délégué F G. TB. nous a dit : "Il ne faut pas penser que ça va se passer comme ça !... On va aller mettre une boîte au milieu de la pièce et on va mettre tous les noms dedans et tirer au sort !." Il pensait que ça ferait plus honnête, plus démocratique... Il trouvait que c'était plus juste... que ça donnait sa chance à tout le monde... Alors lui, il n'en pouvait rien, puisque vous aviez tiré au sort vous-même ».
Les femmes refusent ce procédé.  

Alors même que tout semblait rentrer dans l'ordre :
- La grève de neuf semaines était terminée ;
- La convention imposant le temps partiel était signée ;
- La solidarité ouvrière était brisée…
de nouveaux rebondissements bouleversent un scénario qui n'avait pas prévu l'action des femmes. Celles-ci, vaincues, isolées, sans soutien syndical, vont entrer dans t lutte de manière autonome.

"Brusquement, nous avons réalisé que les commandes ne manquaient dans notre division... que c'était dans les ateliers masculins que le travail faisait rare. C'était donc pour céder nos machines à des hommes qu'on nous forçait à abandonner la moitié de notre travail et de notre salaire."
Elles se rendent compte, "en menant discrètement leur enquête et en faisant parler les délégués” , que la raison qui leur avait été donnée : "Les mettre à temps partiel pour sauver l'emploi de 13 femmes menacées" était un mensonge puisque, concrètement, il s'agissait de mettre sur leurs postes de travail des hommes d'un autre secteur qui, eux, chômaient.
On avait donc escompté qu'en leur demandant d'accepter le temps partiel pour sauver 13 d'entre elles (dont les noms, bien entendu, étaient d'autant moins connus qu'aucun texte n'avait précisé qu'il s'agissait de femmes), les ouvrières réagiraient sur la base d'une solidarité entre femmes.
L'acceptation des femmes aurait permis la réalisation d'un double objectif: le patronat faisait passer le temps partiel, en échange de quoi les syndicats sauvaient leurs sept syndicalistes menacés.
On comprend mieux dès lors l'enjeu de la réussite de l'opération, l'absolue nécessité de brouiller les cartes et l'impossibilité de toute solution transactionnelle.

Après quinze jours de travail, le 3 novembre, avant même qu'elles ne reçoivent leur préavis de licenciement qui devait arriver le 4, les ouvrières repartent en grève. Mais, contrairement à ce qui a été largement diffusé dans la presse, elles n'ont pas pris cette décision spontanément, mais à la demande des délégués syndicaux. L'une d'elles dit même : "Ils nous ont obligées à repartir en grève". Les 28 femmes qui venaient donc de terminer 9 semaines de grève ("C'était dur, très dur, on n'a pas eu le temps de se relever") s'installent à nouveau dans l'occupation.

À ce moment du déroulement de la grève, il est important de se pencher sur la position des syndicats ouvriers. Le vote n'avait pas dissipé le malaise qui s'était emparé des ouvriers comme des ouvrières. La réunion paritaire demandée pour le 22 novembre risquait de mettre à nouveau les syndicats en difficulté. Les femmes avaient certes repris le travail, mais elles continuaient à exprimer ouvertement leur désaccord. Est-ce la volonté de briser définitivement la résistance des femmes et d'éviter ainsi que la réunion prévue ne remette en cause le difficile équilibre auquel ils étaient parvenus en signant la convention qui ont conduit les délégués à leur imposer de repartir en grève ? Espéraient-ils ainsi mieux mettre en relief leur isolement et les éloigner définitivement des ouvriers ?

On pourrait croire en effet que leur but était la remise en question de l'accord. Or, les femmes concernées estiment, avec un certain recul, qu'il s'agissait au contraire de le faire avaliser, mais à partir d'une stratégie de pourrissement. Cette stratégie avait d'ailleurs de grandes chances de réussite puisque les hommes dans leur majorité ne les soutenaient pas non plus. Leur réaction fut celle de la dérision condescendante. Lâchées par la majorité des hommes, elles découvrent alors que la solidarité ouvrière fonctionnait à sens unique : il était dans l'ordre des choses que les femmes participent aux grèves « unitaires », mais il était exclu qu'elles puissent impulser une grève sur des revendications propres et requérir sur cette base la solidarité des hommes. Plus précisément, les ouvrières ne peuvent requérir la solidarité des ouvriers que lorsqu'il est clair que ces grèves de femmes sont menées sur des objectifs de lutte ouvrière (droit à l'emploi, augmentation de salaires...) et non pas sur des objectifs qui s'expliquent par des revendications liées à leur sexe (grève pour la dignité, contre les humiliations imposées par la hiérarchie, pour la reconnaissance d'une qualification sur des postes dits féminins, pour l'aménagement des horaires de travail, etc,).

Les femmes, en refusant la discrimination, recomposaient, par des mots d'ordre unitaires, l'unité de la communauté ouvrière. Ce qu'elles voulaient, c'était un partage équitable du travail, et donc du chômage, pour tous, soit sous la forme des 36 heures pour tous, soit sous celle du partage du chômage, mais en gardant leur contrat de travail à temps plein :
Voici leur position :

"Appel à tous nos camarades.

Nous avons bien réfléchi à ce qui nous arrivait et ce n'est pas à la légère que nous avons décidé de partir en grève. La convention contre laquelle nous nous révoltons est cousue de fil blanc. Il y a des hommes en trop dans certains groupes. On veut les transférer dans notre secteur et, pour leur faire place à temps plein, on veut imposer aux femmes un travail à temps partiel.
La direction a, du reste, commencé à appliquer ce programme et nous a envoyé notre préavis. Nous sommes solidaires de tous les travailleurs de l'usine, nous voulons aider nos camarades et prendre notre part des difficultés. Mais nous refusons d'être traitées plus mal que les hommes : nous avons le même droit au travail et les cotisations syndicales que nous payons doivent nous donner les mêmes garanties d'être bien défendues. Nous pensons que les Patrons font dans notre entreprise une tentative pour imposer le temps partiel avec le soutien d'un gouvernement qui est contre les travailleurs. Nous savons que le temps partiel, c'est le système que les Patrons veulent imposer à tous, hommes et femmes, pour réduire en douceur les salaires et le volume de l'emploi. On se sert des femmes pour mettre en route dans l'industrie un système de travail que l'on imposera demain aux hommes. Nos délégués doivent comprendre qu'en soutenant notre grève, ils se battent pour tous les travailleurs.
La direction fait pression pour que nous reprenions le travail en attendant la négociation. Nous savons bien que si nous travaillons, les commandes urgentes seront satisfaites et que le Patron occupera alors une position de force qui lui permettra de mieux imposer sa volonté. Si l'on veut une reprise du travail, il faut nous apporter une solution convenable. Nous sommes prêtes à accueillir des hommes en plus dans notre secteur, même si cela doit entraîner pour tous un roulement de chômage, mais nous ne voulons pas d'un travail à temps partiel qui diminuerait davantage nos revenus et ferait de nous des travailleurs de seconde zone.
Nous sentons bien que, si nous restons isolées, le Patron va tenter de nous étrangler dans un coin. Aussi, nous allons envoyer cette déclaration qui est un appel au secours à nos centrales syndicales, à Georges Debunne et à Jef Houtuys, ainsi qu'aux femmes de nos organisations pour que tous s'occupent de faire respecter nos droits.
Nous demanderons aux parlementaires d'intervenir auprès du ministre de l'Emploi et du Travail pour qu'il fasse respecter la loi qui garantit aux femmes l'égalité de droit en matière d'accès à l'emploi. Et nous allons nous charger nous-mêmes d'informer la presse. Nous comptons sur la solidarité de tous nos camarades pour relever le défi que nous lancent les Patrons et gagner la bataille.
Les femmes en grève."


Au cours d'une assemblée générale tenue le 15 novembre, les ouvrières révèlent publiquement le pot aux roses, devant de nombreuses personnes (des femmes syndicalistes notamment) extérieures à l'usine : "Les postes des femmes devant passer à mi-temps étaient occupés par des hommes".
Les ouvrières refusent tout net de suspendre leur grève et lient la reprise du travail à la suppression du temps partiel.
Il faut préciser ici que des délégués syndicaux contrôlent très largement, sinon totalement, la formation des listes syndicales. Ils maintiennent en tête de liste les délégués principaux, même si les suppléants ont obtenu plus de voix qu'eux. "Ici, en Belgique, les délégués sont toujours en tête de liste et ils s'arrangent comme ils veulent... On a beau voter, c'est toujours le délégué qui reste et même s'il n'a pas de voix, il prend les voix des autres... Moi, je trouve qu'on devrait élire celui qui a le plus de voix" constate une ouvrière.

Or, c'est ici le cumul de ces pouvoirs syndicaux avec le pouvoir masculin qui va rendre les pratiques syndicales particulièrement scandaleuses.
Les exemples, au cours du conflit, ne manqueront pas.
On a vu le délégué F.G.T.B, refuser la création d'un poste de travail pour imposer aux ouvrières le nettoyage de l'usine ; le même avait, en 1979, refusé à une ouvrière sa présence sur la liste syndicale : « Il voulait me refiler le poste sécurité hygiène où on n'avait rien à dire... alors j'ai refusé... ce n'était pas la peine que j'aille perdre mon temps... » Et elle conclut : "Ils ont toujours vu ça avec des yeux d'hommes... "

 Il semble bien qu'à l'issue de cette assemblée, la majorité des travailleurs avaient été fort impressionnés par la combativité des femmes qui assurèrent objectivement le rôle qu'auraient dû jouer les délégués syndicaux 9. Au cours de l'assemblée générale, les ouvriers demandent notamment aux ouvrières de se mettre sur les listes syndicales pour les futures élections sociales car si «elles défendaient les hommes comme elles défendaient les femmes, il n y aurait plus de problème ». L'élimination des « meneuses » devenait dès lors pour les syndicalistes une nécessité s'ils voulaient garder le contrôle de leurs électeurs ; la concurrence était trop dangereuse pour être maintenue en l'état.

"Nous, les 28 femmes, décidions de défendre nos droits. Les patrons n'étaient pas pressés de négocier, ni nos délégués syndicaux non plus, nous décidions d'appeler à l'aide vers l'extérieur, pour qu'on nous explique nos droits. Nous voulions apprendre et savoir nous défendre nous-mêmes, car la délégation, elle, en était incapable, elle nous laissait tomber. Notre appel fut entendu et, de l'extérieur, on est venu nous aider, nous renseigner".

Mis à part le soutien des travailleurs alors en grève et d'individualités, les femmes de Bekaert seront essentiellement soutenues par des femmes en grève elles-mêmes (Concord Lighting) et par des femmes menacées par le risque de diffusion du temps partiel (A.C.E.C..). Elles ne seront pas soutenues par la solidarité des travailleurs de Charleroi.

Aussi, quand il fut clair que c'était en tant que femmes qu'on les sacrifiait et que la solidarité ouvrière n'avait pas résisté à la défense des intérêts masculins, elles furent amenées à rechercher la seule solidarité possible pour elles, celle des femmes.
Certes, tout au long de leur lutte, les femmes de Bekaert ont refusé le label de « féministes». Elles ont au contraire mis l'accent sur l'aide "des enfants et des maris car sans eux, notre combat n'aurait pas été aussi loin. Ils étaient toujours là pour nous aider à faire les vaisselles oubliées et acceptaient bien souvent les repas en retard ou simplifiés. Ils étaient là, avec leurs paroles d'encouragement et tant d'autres attentions encore".
Certes, leur expérience concrète d'ouvrières les avait poussées à dévoiler et à dénoncer les mécanismes de la division sexuelle sur les lieux mêmes du travail.
Mais, confrontées à des femmes qui centraient uniquement leur dénonciation sur l'absence de solidarité masculine dans le conflit et qui voulaient dès lors opposer le collectif hommes au collectif femmes, les ouvrières de Bekaert ont vigoureusement repoussé cette vision d'une lutte fondée sur une opposition frontale de nature sexuelle : "On n'est pas des MLF et tout ça, on est des femmes qui veulent récupérer notre travail". En outre, certaines féministes tentèrent de pousser les ouvrières de Bekaert à accepter la proposition syndicale - patronale de remplacer 13 hommes par 13 femmes, au nom de l'efficacité (13 femmes en plus au travail) et du refus de perpétuer éternellement le sacrifice des femmes.

Femmes, épouses et ouvrières, elles avaient besoin d'un soutien de leur lutte au sein de leur foyer et d'une solidarité pour ébranler le front masculin dans l'entreprise, Que leurs collègues furent aussi leurs maris rendait l'équilibre très précaire.

L'intelligence de ces couples a sans doute consisté à autonomiser sur le terrain de l'entreprise leurs pratiques (chacun étant libre et responsable de ses choix) tout en renforçant leur solidarité dans le couple afin d'y puiser les forces nécessaires pour faire face aux menaces dont il était l'objet (elles, en tant que « meneuses », eux, en tant qu '« époux de meneuses »). Ce "front" du couple devenait un enjeu central de la lutte dans l'usine même ; la meilleure preuve en étant que les attaques n'ont pas cessé pour le briser : chantage à un deuxième licenciement, mise d'un mari sur l'ancien poste de travail occupé par sa femme, plaisanteries machistes sur le thème de la virilité et du pouvoir féminin, proposition de remplacer les 13 femmes licenciées par 13 hommes.

Mais ce constat doit être relativisé. Cet équilibre conquis par les ouvrières les plus combatives, qui se sont aussi trouvées être celles dont les maris étaient les plus compréhensifs et les plus libéraux, ne fut pas le lot de toutes, tant s'en faut.

Parmi les ouvrières, italiennes notamment - d'origine ou de nationalité -, nombreuses furent celles qui eurent à choisir entre continuer à se battre ou à rentrer à la maison.

Quoi qu'il en soit, le mouvement féministe belge, puis international, est venu au secours des femmes de Bekaert. Et cette solidarité va modifier les règles du jeu, y compris dans l'entreprise. Les délégués syndicaux ont d'ailleurs bien compris la nature de l'enjeu de cette aide lorsqu'ils ont décidé de fermer l'entreprise à toute « manipulation extérieure ».

C'est à partir de ce moment que les relations entre les femmes en grève et les responsables syndicaux vont plus particulièrement se dégrader. L'ouverture de l'usine sur l'extérieur et l'aide que les femmes y ont trouvée ont été considérées par les délégués comme une contestation de leur pouvoir, comme un danger pour leur emprise sur les ouvriers au point d'en redouter l'efficacité. Ils ne se trompaient d'ailleurs pas puisque les femmes apprirent ainsi l'existence d'une loi qui les protégeait (loi du 4 août 1978 interdisant toute discrimination fondée sur le sexe). Dorénavant elles pourraient s'appuyer sur un principe de légalité qu'elles opposeraient à l'injustice et à la discrimination. Si besoin était de prouver l'utilité d'une loi sur l'égalité professionnelle, elle est ici faite,

Les femmes de Bekaert, en faisant « sortir » le conflit de l'usine et en révélant la nature d'un accord discriminatoire cautionné par les syndicats, interpellent violemment l'appareil syndical. Ce n'est que tardivement - du fait de la résistance des structures locales à se laisser déposséder du 'dossier' - que les femmes permanentes des commissions femmes et les femmes interrégionales pourront se rendre sur le terrain et chercheront à intervenir dans le conflit. Mais l'argument institutionnel qui leur fut opposé, pour empêcher que leur intervention dans le conflit ne vienne bouleverser le « consensus » local, fut qu'elles n'appartenaient pas à la structure syndicale compétente en la matière, celle de la métallurgie. Ce cas révèle, a contrario, l'absence de réel pouvoir politique des commissions femmes travailleuses dans les syndicats. De plus, ces femmes, dont l'engagement dans le conflit a beaucoup contribué à sa publicité, étaient écartelées entre leur position syndicale et leur identité de femmes syndicalistes. Minoritaires elles aussi dans leur institution, permanentes qui plus est, elles ne pouvaient relayer jusqu'au bout l'aspiration des femmes de Bekaert, ni choisir clairement leur camp par la situation qu'elles occupaient dans l'appareil, alors même qu'elles étaient conscientes de la discrimination, de la violation de la ligne syndicale, des abus de pouvoirs et de la nature des pratiques des délégués : « Même nous, on ne pouvait pas dire aux femmes :'faites-leur confiance'"  (Une permanente F.G.T.B,).

Le 22 novembre devait avoir lieu la convention paritaire chargée de régler, entre autres, le problème du temps partiel. Il était donc essentiel que les femmes puissent aller exprimer leur point de vue et demandent que deux d'entre elles, soutenues dans cette revendication par les permanentes femmes de la F.G.T.B. puissent s'y rendre, ce qui leur fut refusé par la délégation.
Elles attendent huit heures sous la pluie et sur le trottoir sans que les délégués syndicaux veuillent bien venir les informer. "En fait, ils n'osaient pas sortir parce qu'ils venaient de faire un sale coup dans notre dos".
Car, ce qui est en effet décidé au cours de cette réunion du 22 novembre, c'est la suppression du point 1.4 de la convention du 15 octobre « en échange» du licenciement de 13 femmes. Ces licenciements, "décidés en raison de la non-application du travail à  temps réduit", selon la terminologie de la nouvelle convention signée le même jour (point 2.3 de la convention du 22 novembre) restaient cependant toujours discriminatoires et illégaux puisqu'un employeur ne peut mettre fin à la relation de travail pour le motif que les femmes ont tenté de faire respecter la loi sur l'égalité du traitement.
Aussi, après avoir agité à nouveau le spectre de la fermeture totale de l'entreprise en insistant clairement sur le fait que si la division "D" (celle des femmes) fermait, celle des hommes (la "C" ) fermerait nécessairement, le patronat met les syndicats en position d'accepter le licenciement des 13 femmes (dont celles qui avaient le plus durement attaqué la position syndicale pendant la grève) ou de fermer la division des hommes.
C'est ainsi que dans le silence total des représentants syndicaux, fut tout à la fois décidé le licenciement de 13 ouvrières et l'abandon du point discriminatoire de la convention du 15 octobre. Là encore, la responsabilité syndicale est posée. Si aucune preuve ne peut être avancée, de nombreux indices vont dans le sens d'une responsabilité syndicale directe dans le choix des personnes à licencier.

Le 23 novembre, les délégués viennent à l'usine sans rien laisser filtrer des décisions prises la veille. "Nous on était là, raconte une ouvrière, pensant qu'ils allaient nous dire quelque chose... Grand mystère, rien du tout ! C'était notre avenir qui se jouait, mais, nous, on n'avait pas le droit de savoir ! ".

Le 25 novembre, une assemblée générale devait se tenir à l'usine pour faire part du compte-rendu de la réunion paritaire du 22 novembre. En arrivant à l'usine, les ouvriers et les ouvrières lisent un avis affiché sur la porte de l'usine, annonçant le licenciement de 13 femmes. Le 'coup' avait été bien mené. Dans ces conditions, il n'était plus possible de compter sur la solidarité qui aurait pu se manifester au cours de l'assemblée générale: «Celles qui n'étaient pas affichées ne se sentaient plus concernées et les hommes disaient... 'Ouf ! On n'est pas dedans !' ». (Une ouvrière licenciée)

Lors de l'A.G., les femmes, en colère, stupéfaites, demandent aux délégués qu'on leur lise la convention et qu'ils justifient leur position. Mais, d'après l'une d'elles: "Ils n'ont dit qu'une chose.. :'Reprenez le 'travail ! Je vous en supplie ! Ceux qui ne sont pas licenciés, reprenez le travail, ou alors l'entreprise va fermer ! Qu'est-ce qu'il va faire le patron ! ' .. ." Vous vous rendez compte… ; des délégués qui pleurent, pour le patron ! Et nous, on ne lisait déjà plus partie de l'usine, c'était fini ! ».

Enfin, lors de cette même A.G., la presse rapporte que «le délégué principal a vigoureusement nié que les délégués syndicaux aient participé au choix des ouvrières dont le licenciement définitif vient d'être annoncé, mais ses propos ont été accueillis par des huées et des injures ».

« Licenciées pour avoir réclamé l'égalité des droits.
Licenciées pour avoir osé nous battre malgré les délégations qui, apparemment, étaient d'accord avec la direction.
Oubliées. Rejetées pour avoir combattu la discrimination.
On ne nous reconnaissait plus le droit de grève.
Expulsées pour avoir demandé qu'on nous reconnaisse nos droits de travailleuses. »

Devant la menace d'une recomposition de la solidarité des ouvriers et des ouvrières, il était urgent de réagir. En ce qui concerne les hommes, la solidarité d'un groupe d'entre eux survit au licenciement des 13 femmes et s'affirme lors de la reprise du travail, le 29 novembre: "Ils n'avaient pas envie de prendre la place des femmes" disent les ouvrières.
En conséquence, ils demandent la réunion d'une nouvelle assemblée.
Les syndicats leur apprennent alors que le point 1.5 de la convention signée le 22 novembre prévoyait que: "Le travailleur devra accepter d'être affecté temporairement ou définitivement à toute tâche qui lui sera confiée, pour autant qu'elle réponde à ses aptitudes physiques et intellectuelles." Tout refus d'une nouvelle affectation serait alors assimilé à un refus de travail et les exposait au risque de licenciement,

Mais au bâton était jointe la carotte puisque cet article se poursuivait ainsi: "La différence négative du salaire horaire de la nouvelle fonction ne pourra être supportée par l'intéressé pendant la durée de la présente convention".

C'est ainsi que les hommes, contraints de travailler sur les postes de travail « libérés» par les femmes mises à temps partiel n'auront pas à subir la faiblesse du niveau des salaires féminins ; ils continueront - pour un temps - celui de la convention, à toucher leur salaire antérieur. Aux mêmes postes de travail que les femmes, les hommes toucheront 40 FB de plus qu'elles à l'heure. Cet article, ignoré des ouvriers comme des ouvrières puis qu'aucune convention n'avait été lue aux ouvriers, visait donc à empêcher toute jonction et toute solidarité entre hommes et femmes.
Le problème de la solidarité des femmes devait lui aussi être résolu.
Le 25 novembre, les fédérations F.G.T.B, et C.S.C, font passer des appels radio déclarant qu'elles ne reconnaissent plus la grève et qu'elles ne la rémunéraient plus. Ni les permanents, ni les délégués n'eurent l'élémentaire courage de l'annoncer de vive voix aux ouvrières. Ce communiqué mettait donc les femmes non licenciées dans une situation dramatique puisque, si elles ne reprenaient pas le travail, elles perdaient toute indemnité de grève et risquaient d'être licencié.
Le 29 novembre, le travail reprend à l'usine Bekaert-Cockerill.
Treize femmes ne se présenteront pas à l'usine, les autres restent embauchées à temps complet.

l. Que penser de la pertinence du concept de classe ouvrière lorsque les rapports de sexe ne sont pas pris en compte ? En effet, dans cette grève, c'est à l'intérieur même de la classe ouvrière que se jouent les rapports de concurrence et de discrimination à l'encontre des femmes. Plus encore, une solidarité masculine entre sphères supposées antagoniques - patronat, État, syndicat, classe ouvrière - s'est révélée pour exclure sur un fondement de pouvoir patriarcal, au moins partiellement, les femmes de la sphère du travail salarié.

2. Que penser ici de l'utilisation syndicale d'un pouvoir démocratique que comme arme contribuant à légitimer l'exclusion des femmes puisque c'est par un vote démocratique qu'une majorité d'ouvriers décida du sort d'une minorité d'ouvrières discriminées du fait de leur sexe ?
On peut donc ici parler d'un pouvoir démocratique discriminatoire.

3. Que penser des pratiques syndicales, excluant les ouvrières de tout pouvoir de représentation, cautionnant leur exclusion partielle du monde du travail pour remplacer des femmes par des hommes et n'hésitant pas à contribuer au licenciement des femmes pour maintenir pouvoir et privilèges syndicaux ? On peut donc ici parler d'un pouvoir syndical sexiste.

4. Que penser d'une politique de gestion du personnel qui, pour briser la résistance des femmes, leur propose la réintégration dans leur emploi mais au détriment de leurs camarades masculins ? Et lorsqu'elles refusent et qu'elles sont licenciées, que pénalise le patronat ? Leur sexe ou la solidarité ouvrière qu'elles incarnent ? Plus globalement, est-ce uniquement sur un critère de type sexiste que la main-d'œuvre féminine est utilisée et sélectionnée ?
Le pouvoir patronal a su ici utiliser toutes les contradictions d'ensemble de la structure syndicale. Il a d'ailleurs utilisé le sexisme moins comme une arme contre les femmes que comme moyen privilégié de division de classe ouvrière ; il était en effet prêt à abandonner cette arme lorsqu'elle s'est révélée pouvoir se retourner contre le pouvoir patronal.

5. Que penser de la stratégie des ouvrières qui, au nom du refus de la concurrence, y compris en leur faveur et alors même que la majorité des hommes était d'accord pour la faire jouer contre elles a abouti à leur licenciement ? Corrélativement, que penser d'une stratégie contraire ne retenant que le principe de l'efficacité : maintenir à tout prix les femmes dans l'emploi. Le féminisme peut-il se fonder sur une injustice même si celle-ci joue en faveur des femmes ?

6. Peut-on continuer, au sein du féminisme à parler sur la base d'un rapport antagonique d'intérêts entre le monde des hommes et le monde des femmes, alors même que la lutte des femmes de Bekaert a montré les possibilités - même partielles - d'une solidarité masculine sans que les femmes ne renoncent en rien aux principes de leur lutte ?
C'est donc en termes de rapports sociaux politiques et non pas uniquement de sexes qu'il faut avancer la réflexion féministe sur le pouvoir.

7. Enfin, comment relier les luttes de femmes entre elles et permettre leur capitalisation sur le plan politique ? À défaut, le pouvoir des femmes ne risque-t-il pas de se limiter à lutter contre des projets élaborés par d'autres?
Quoi qu'il en soit, la combativité des femmes parce qu'elles sont exclues du pouvoir sert de révélateur des mécanismes de domination et d'exploitation dont elles sont encore l'objet. Lorsqu'elles secouent ce joug, ce qu'elles attaquent c'est le coeur même des institutions et plus particulièrement les fondements et la légitimité de la hiérarchie et de la délégation de pouvoirs.

Si le silence sur l'histoire des femmes vient partiellement de leur mutisme, là, les femmes ont parlé, haut et fort. Elles ne sont plus le symbole de la question sociale; elles sont au coeur de la question politique, car les femmes n'acceptent plus sans réaction une division sociale du travail fondée sur la ségrégation sexuelle.
Ce qui est en cause ici c'est l'articulation du féminisme et du politique qui ne se résume pas, comme certain-es voudraient bien le faire croire, et le cas des femmes de Bekaert en est une illustration flagrante, à la pénétration des femmes dans la sphère du politique.

Un intervenant. Cette différence de productivité entre les hommes et les femmes ne serait-elle pas une façon de mesurer la pression qui s'exerçait sur ces femmes car, à mon avis, on ne fait pas du zèle par plaisir en collant des cartons ?

Marie-Victoire Louis. Bien sûr, mais je voudrais dire aussi que je ne suis pas sûre que ce soit sur une dimension purement sexiste que se gère la force de travail féminine. En réalité, pour le patronat, l'enjeu était le passage au temps partiel et là je crois qu'on ne peut pas séparer le problème du temps partiel de l'ensemble de problèmes d'aménagement des horaires de travail et du temps de travail. Le fait que ce ne soit pas purement sur une dimension sexiste que la force de travail féminine est utilisée ouvre, je crois, des horizons au niveau de la méthodologie de l'approche en sociologie du travail. C'est-à-dire qu'en réalité, l'enjeu c'est peut-être d'abord la productivité. Si on utilise la force de travail féminine c'est pour la docilité qu'elle est censée recouvrer, mais si ce sont les femmes qui sont les plus acharnées à se bagarrer, alors on permute d'un sexe à l'autre et pour le patronat de Bekaert cela ne posait aucun problème. Au niveau du gouvernement belge, il y avait sûrement des contradictions multiples et variées, mais le patronat, quant à lui, a clairement dit qu'il voulait le temps partiel.

Marcel Bol de Balle. L'expérience du syndicalisme belge est intéressante. Mais je crois qu'il faut ajouter que si le patronat est pour le temps partiel c'est d'abord, bien sûr, parce qu'il est contre la revendication syndicale de réduction du temps de travail, mais c'est aussi - et je prends beaucoup de précautions pour dire cela - parce que beaucoup de femmes trouvent que c'est une formule qui leur convient et qu'elles souhaitent. Donc le patronat s'appuie là sur un certain nombre d'aspirations du côté d'un certain nombre de femmes dans un certain nombre de milieux.

Débat résumé par Nicole Aubert.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Le numéro des Cahiers du Grif dont est issu cette communication s'intitule : « La mise à nu ». On s'y reportera pour les analyses plus spécifiques à la grève elle-même. Septembre 1983.
2 Ce même poste de travail sera « masculinisé» sept ans plus tard, lorsque cette ouvrière sera « intégrée » dans le groupe de femmes devant autoritairement passer à temps partiel.
3 Le cas de la prime syndicale est particulièrement pertinent : les adhérents syndicaux paient mensuellement (à moins que la cotisation ne soit prélevée à la source par le patronat) leurs cotisations syndicales, tandis que le patronat ristourne en fin d'année l'équivalent des cotisations aux syndiqués (dans certains cas, cette ristourne peut être même supérieure au montant de leur cotisation), sous forme de «prime syndicale ». En soutenant ainsi la « fidélité syndicale », le patronat dispose d'un moyen de pression d'une extraordinaire efficacité.
4 . Pour une analyse plus 'poussée', cf. M.-V. Louis et O. Galland: «Chômage et action collective », Sociologie du travail, n° 2, 1981, p. 173 à 191.
5 « Personnes sauvées par la proposition» selon le texte patronal.
6 Souligné par moi.
7 Sur les 31 femmes de Bekaert, on comptait 3 « chefs de famille ».
8 C'est exactement ce que le bureau de conciliation avait recommandé le 17 août, mais pour l'ensemble du personnel de l'usine !
9 Il faut rappeler qu'il existe en Wallonie une tradition de lutte de femmes, avec notamment la grève des ouvrières de Herstall qui ont posé avec force le principe: « à travail égal, salaire égal ».

Retour en haut de page