Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis

La Manufacture tourangelle de confection

"Cette violence dont nous ne voulons plus"
Bulletin n° 3,
Novembre 1986.
p. 11 à 14. 1

date de rédaction : 01/10/1986
date de publication : 01/11/1986
mise en ligne : 16/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Le 15 mars 1979, l'ensemble du personnel, 478 personnes - quasi exclusivement des femmes - cesse le travail à la suite d'une assemblée d'information demandée par la section CFDT au cours de laquelle elles apprennent que le chef de service de la comptabilité M. Queyroux, avait " manqué de respect " à l'une d'entre elles, Edith Andrault, employée dans son service, huit mois auparavant.

En juillet 1978, la machine mécanographique étant tombée en panne, M. Queyroux, qui « préfère prendre sa voiture », emmène son employée, Édith, à l'usine d'Issoudin à une centaine de kilomètres de Tours pour pouvoir effectuer la paie.
« C'est lui qui conduisait, racontera-t-elle, moi, je ne disais rien, je regardais la route. Tout à coup, il me lance: Et si je te volais un baiser ? Qu'est-ce que tu en penses ? »
Je lui répondis : '
Rien du tout', sèchement, pour qu'il comprenne.
Il a freiné, et puis sans prévenir, il a reculé jusqu'au chemin creux qu'on venait de croiser. J'étais un peu inquiète, évidemment, mais j'essayais de me dire qu'il avait peut-être envie d'uriner.
J'avais le coeur qui battait, je n'osais pas bouger.
Il avait défait sa ceinture de sécurité et il a commencé à essayer de me serrer, de m'embrasser.
Comme il voyait que je le repoussais, il m'a dit : '
Si tu ne te laisses pas faire, je t'étrangle.'
Quand il était en colère, c'est un homme qui devenait fou, il ne se contrôlait plus.
Je l'ai quand même repoussé, mais ce n'était pas facile, parce que j'étais toujours attachée avec la ceinture.
Finalement, il a laissé tomber, et on est repartis.
De temps en temps, il essayait encore de me mettre la main sur le genou.
Il n'arrêtait pas de me demander : '
Tu ne penses pas du mal de moi, quand même ? '
Je n'arrivais pas à desserrer les dents. »

En arrivant à Issoudun, l'employée et le chef du personnel croisent le directeur de l'usine de Tours : "J'ai hésité, mais je me disais qu'il ne me croirait pas. C'est vrai, une femme, on peut toujours dire que c'est elle qui l'a cherché."

Elle se tait. Elle a peur. Par-dessus tout elle craint que son histoire ne s'ébruite. Sauf une amie à qui elle se confie un soir, et une brève et confidentielle entrevue avec le directeur de l'usine : "Je ne lui ai pas raconté en détail, je lui ai simplement dit que M. Queyroux m'avait 'manqué de respect'", elle garde sa honte pour elle. Elle refuse même que le directeur le convoque. « C'était une personne très timide, qui ne savait pas trop comment ça allait être pris... Parce que, vous savez, avec les bonshommes, ce n'est pas toujours évident ! » commente, plusieurs années après, la déléguée CFDT.

« J'étais gênée, je me sentais culpabilisée. À la maison, avec mon mari, avec les enfants, ça n'allait plus. Je devenais horrible. »

Ses collègues constatent qu'elle "change". Aux vacances de février: « Je sentais que je m'enfonçais ; j'étais au bout du rouleau. C'est alors que je me suis décidée, j'en ai parlé à mon mari. C'est lui qui m'a poussée à en parler aux filles.» Commentaire d'une responsable CFDT : « Moi, à ce mari, je tire mon chapeau ! Parce que défendre la dignité de sa femme, c'est beau et c'est rare ! »

Son récit suscite la colère. La déléguée au Comité d'entreprise, Brigitte Hoffmann, prend l'affaire en main : « On a décidé qu'on ne pouvait pas laisser passer ça. » Les langues se délient.
Chacune à son tour expose ses doléances l'encontre du chef du personnel, dont le comportement « toujours fixé sur le sexe », était devenu « intolérable ».
« Il avait un regard qui vous fixait, qui vous déshabillait. Je vous assure, on se sentait toute nue devant lui. »
Un jour, dans une réunion syndicale, il a lancé, tout content : : "Eh bien mesdames, quand je vous vois toutes autant que vous êtes, eh bien, ça ne me ferait rien de vous prendre une par une ! " À quoi la déléguée syndicale, forte du dépôt d'une plainte dont il n'était pas encore avisé, répond : « Dites donc M. Queyroux, pour un cardiaque, ça serait peut-être un petit peu beaucoup ! »

Une jeune femme travaillant à l'annexe de l'usine raconte alors qu'une dizaine de jours après ce qui était arrivé à Edith Andrault, il l'avait embrassée de force dans un coin. Elle s'était débattue, elle avait crié, mais elle ne pouvait être entendue de là où elle était. Néanmoins, au procès, des femmes témoignèrent qu'elles avaient vu peu après Madame Jacubec sortir de la réserve en pleurs: « Il s'était passé quelque chose. »

Dès le lendemain, une délégation est reçue par le directeur de l'usine et une confrontation est organisée entre les deux "parties" dans son bureau. «Après deux heures de débats, nous sommes ressorties de ce bureau complètement écœurées de voir avec quelle maîtrise et quelle assurance il se défendait de toutes les accusations portées contre lui.
Jambes croisées, méprisant, plein de morgue, il répétait sans arrêt:
' Mais vous êtes folle, mon petit ! Vous inventez, reprenez-vous ! '.
Il était très, très convaincant », raconte Brigitte Hoffmann.
Édith en pleurs ne peut continuer son récit.
C'est une de ses collègues qui continue.

À la fin, tout de même, M. Queyroux s'énerve et affirme : « Tout homme qui se respecte se doit de faire des propositions à une femme et toute femme doit se faire un honneur d'y répondre. »

Outrées, mais fortes de cet « aveu », les employées appellent à un débrayage. « Je dois dire que je n'étais pas très à l'aise, reconnaît B. Hoffmann. C'est tout de même délicat de sortir ça devant tout le monde. »

Dans son intervention, elle affirme : « Le service concerné poursuivra l'action et cessera le travail et ceci jusqu'à ce que la direction générale prenne une décision et dans le sens souhaité par le personnel, c'est-à-dire le renvoi immédiat du chef du personnel. Ouvriers, ouvrières, maîtrise et cadres, nous sommes tous concernés. Peut-être pas tous de la même façon, mais certains sont touchés par les salaires, car c'est lui qui est responsable des augmentations et à ce jour nous ne pouvons pas en dire plus. C'est avec l'appui de tout le personnel, y compris maîtrise et cadres que nous pourrons agir énergiquement. Nous comptons sur vous et, en tant que femmes, nous demandons de travailler et d'être respectées ; c'est toute la condition féminine qui est en cause. »

Maître Lizon-Croze, du barreau de Tours, prend en charge le dossier.
La section CFDT retrouve les noms et les adresses des employées qui avaient antérieurement demandé leur compte du fait du comportement de Queyroux.
Elles acceptent de témoigner et une plainte, signée par vingt personnes, est déposée auprès du procureur de la République pour « outrage public à la pudeur » et « attentat à la pudeur ».
La direction, qui très vite a pris la mesure de la détermination de la CFDT, choisit de « laisser faire ».
Les gendarmes viennent à l'usine et interrogent le personnel.
Les déléguées du personnel refusent dorénavant les réunions en la présence de M. Queyroux. La direction ne lui donne plus de travail. Même l'encadrement refuse les contacts avec lui. « Ils avaient un peu peur, commente B. Hoffmann. Ils devaient se dire: Mince, si elles mettent leur nez un petit peu partout ! ' Il y en avait sûrement qui n'étaient pas blancs comme neige... »

Le jour du procès, l'ambiance était épouvantable.
Les avocats de Tours étaient venus « pour rigoler ».
Quant à l'avocat de Queyroux, Me Chazes, il alla jusqu'à oser dire : « Mais, regardez, Monsieur le juge, regardez, Monsieur le Président, mais regardez la morphologie de ces deux personnes-là... [les plaignantes] alors que mon client, bon père, bon époux... »
Brigitte Hoffmann, cinq ans après raconte « qu'elle mourra avec ces mots-là en tête ».
Me Chazes se permet même des remarques sur le physique de Me Lizon-Croze : « J'en étais malade pour les personnes qui étaient sur leur banc; quant à moi, j'ai l'habitude de mes confrères », raconte-t-elle.

Cependant, la plaidoirie de Me Chazes fait mauvais effet auprès du tribunal.
Et Queyroux est condamné à verser 200 F d'amende à l'État, ainsi qu'à la section CFDT qui s'était constitué partie civile2.

La presse locale observe un prudent silence : l'image de marque de Tours et de son maire, M. Royer était en jeu. À cet égard, le fait que celui-ci se soit fait le champion d'une morale puritaine et réactionnaire a sûrement beaucoup pesé dans cette affaire.

Seule une journaliste de Libération, Catherine Simon, écrira un long article en juin 1981.

Bien que Queyroux ait perdu, les plaignantes sont condamnées pour diffamation3, pour « faire bonne justice », selon les termes du procureur de la République.
« Ça, je vous assure que je ne l'ai jamais digéré, dit B. Hoffmann. Recevoir un petit bleu : 'Inculpée', alors que nous défendions notre dignité de femmes...
Je suis allée au commissariat de mon quartier qui voulait interroger ma mère, qui avait la maladie de parkinson, et mon fils.
D'emblée, j'ai refusé.
J'ai dit au commissaire :
'Vous vous rendez compte... pour un salaud comme ça ! '.
Ils ont très bien compris. Ils ont arrêté l'affaire.

Les militantes font appel.
Elles adressent une longue lettre à Monique Pelletier, secrétaire d'État à la condition féminine qui ne leur répond pas, puis à Yvette Roudy qui leur adresse ses vœux le jour du procès. Le patron paie leur voyage. Queyroux et son avocat sont absents.
Les condamnations sont levées. "Nous avons gagné notre honneur de femmes que nous revendiquions".

Édith Andrault qui a un emploi avec plus de responsabilités et qui a pris en outre depuis des responsabilités en dehors de l'usine travaille toujours à la MTC.

Et lorsque la direction embauche un cadre, celui-ci est clairement informé qu'il n'est pas question qu'il outrepasse ses droits : « Une fois, ça suffit, maintenant, c'est terminé ! »
Plus fondamentalement, estime la responsable CFDT, « ils n'oseraient pas nous faire des vacheries, parce qu'ils savent qu'on ira jusqu'au bout. Je crois qu'on était remontées d'un cran » analyse-t-elle.

Enfin à la question posée: "Étiez-vous conscientes parmi les premières4 à poser ce type de problèmes", la réponse fuse : « Et comment ! Et je peux vous dire qu'on en est fières ! »

Pour enfin terminer : « Moi, ce que je déplore, c'est que les gens ne veulent pas dire...
Moi, je ne sais pas...
C'est beau l'emploi.
Mais il y a des choses à dire quand même !
Sinon, les bonshommes, ils auraient le droit de tout !... »

Octobre 1986

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Notes de bas de page
1 Repris dans: AVFT, De l'abus de pouvoir sexuel Le harcèlement sexuel au travail Ed. La Découverte /Le Boréal. Mars 1990. p. 18 à 23.
2 Il sera finalement licencié en 1979 pour "faute lourde".
3 Pour que la qualification pénale de 'diffamation' puisse être reçue, l'avocat de Queyroux avait estimé que les accusations portées contre son client avaient eu lieu en public, alors que les réunions se passaient dans un local fermé - qui deviendra la cantine - de l'usine..
4 Cf. Le droit de cuissage Chapitre IX : Le silence déchiré et Chapitre X : La grève de Limoges contre le droit de cuissage. Avril 1905.

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