Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis

De l'appropriation du corps des femmes au travail, en France, au XIXe siècle1

AVFT2
De l'abus de pouvoir sexuel, le harcèlement sexuel au travail.
Introduction
La Découverte, le Boréal
Mars 1990
p. 31 à 45

date de rédaction : 01/12/1989
date de publication : 01/03/1990
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Au XIX ème siècle, les femmes sont entrées dans le salariat, sans avoir conquis préalablement la libre disposition de leur corps et sans qu'aucune des barrières qui avaient été posées pour les maintenir dans la dépendance de leurs pères et de leurs maris n'aient été levées.

Le code Napoléon a théorisé et exporté à travers une grande partie du monde le modèle si prégnant de la famille patriarcale en instaurant légalement le pouvoir des pères, puis des époux, sur les filles et sur les mères.

Léon Richier, un grand juriste féministe français de la fin du XIX ème siècle, caractérise ainsi la situation des femmes : « Dans le mariage, elle est serve ; devant l'instruction nationale elle est sacrifiée, devant le travail, elle est infériorisée, civilement elle est mineure, politiquement elle n'existe pas. »

Ni leur corps, ni l'usage de leur corps ne leur appartient ; l'État leur interdit le libre choix de la procréation, tandis qu'il confère à tous les hommes par une dénégation formelle du principe de l'égalité - le privilège d'être obéis.

La non-existence politique des femmes n'était que l'expression de leur inexistence singulière ; elles ne peuvent posséder de biens propres, ni agir en justice. L'obéissance à laquelle elles sont juridiquement contraintes est ontologiquement liée à leur sexe ; elle se renforce avec le mariage. Les rapports sexuels sont une exigence incluse dans le contrat de mariage. La sexualité est un devoir ; les hommes en ont le monopole et en contrôlent l'usage. Au XIX ème siècle, l'idée même que les femmes aient une sexualité propre était encore marginale.

Les maris régissent aussi de travail de leurs femmes : ce sont eux qui délivrent ou refusent l'autorisation de travailler hors du foyer domestique ; ils bénéficient légalement, jusqu'en 1907 en France, des revenus du travail professionnel de leurs femmes.

Les pressions cumulées des pères et des maris, des patrons et des contremaîtres auxquels elles devaient chacun pour leur part obéissance contribuèrent dans un premier temps à accentuer les rapports de subordination comme de soumission qui faisaient d'elles des êtres dépendants qui n'avaient d'autonomie, ni économique, ni juridique, ni sexuelle.

Les droits d'usage du corps des femmes, y compris, bien sûr dans sa dimension sexuelle, se sont donc perpétués au sein des rapports salariaux.
Et c'est bien là que réside la spécificité des conditions d'usage de la force de travail féminine par rapport au prolétariat masculin. « Il n'est pas de métier, écrivait Nelly Roussel en 1904, où les femmes, même par le travail le plus acharné puissent subvenir complètement à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. Aussi, ce qui fait son esclavage, ce sont peut-être moins les chaînes légales que la nécessité où elle se trouve, neuf fois sur dix, de recourir à un homme qui l'aide à vivre et qui souvent abuse de sa position pour l'humilier et l'asservir. »

Seule une étroite frange de travailleuses qualifiées pouvait vivre de son salaire, les autres se voyaient alors contraintes de rester dépendance d'un mari, amant, maquereau.

Faire commerce de son sexe reste toujours une ultime "solution" et nombre d'hommes en acceptent le principe. La permanence de l'idéologie du « salaire d'appoint » ne peut-elle s'expliquer par l'intérêt de tant d'hommes à la perpétuation cette situation ?

Les femmes risquaient fort alors de ne se maintenir au travail que dans la mesure où cela plaisait aux hommes dans l'entreprise, c'est-à-dire dans la mesure où elles leur plaisaient.

Confrontées à une domination bicéphale, les femmes transposèrent dans le salariat la soumission et la résignation qui leur avaient été inculquées dans la famille. Elles furent donc exploitées comme les hommes ; elles le furent aussi plus qu'eux. Et surtout différemment d'eux.

Se posa alors le problème de la concurrence entre les propriétaires « légitimes », conservant grâce au code civil le privilège du caractère entier de leurs droits sur "leurs" femmes et les propriétaires « par détournement » acquérant par le salariat des droits d'usage sur la force de travail.

Jules Simon en fut l'un des analystes les plus conscients. Il constatait en 1861: « La manufacture... sépare les membres de la famille contre le vœu de la nature... Elle substitue à l'autorité du mari et du père l'autorité du règlement, du patron et du contremaître. »

Comment maintenir, dans ce bouleversement social potentiel, l'ordre familial qui avait si efficacement ordonnancé l'agencement hiérarchique des places affectées entre les sexes fut l'une des grandes 'questions sociales' du XIX ème siècle.

Le chantage sexuel fut d'autant plus contraignant que, historiquement, les femmes sont entrées dans le salariat par le biais :
- de services - le mot métier serait un anachronisme - les plus proches de ceux impartis « naturellement» aux femmes dans les familles: servantes de ferme, d'auberge, domestiques, bonnes-à-tout-faire, « attachées à la personne », vivant au sein de la famille du maître ;
- d'emplois qui permettent toutes les analogies entre prostitution et salariat, du seul fait que les femmes osaient afficher leur corps : comédiennes, danseuses, chanteuses...

Avec l'appel grandissant des femmes et des enfants dans l'industrie, c'est au XIX ème siècle que ces exigences sexuelles trouvèrent leur expression la plus brutale. Nombre d'ouvrières, très jeunes, célibataires en majorité, souvent sans famille, sont jetées « à corps perdus » dans un milieu où la compétition économique et sexuelle était largement ouverte.

Elles venaient soit de milieux où la « promiscuité » était la norme, soit de milieux familiaux ou éducatifs oppressifs (foyers de jeunes filles, orphelinats, convents usines) relativement clos.
Elles étaient assez formées pour soutenir le poids du travail mais pas assez pour avoir l'expérience de la vie.

Ces jeunes filles étaient d'autant plus désarmées face à des hommes, souvent plus âgés qu'elles, qu'elles avaient élevées pour la plupart dans une ignorance soigneusement entretenue de leur corps et n'avaient pas de contrepoids masculin familial à opposer au pouvoir des patrons et des contremaîtres. Ces substituts du chef de famille défaillant, ces symboles du pouvoir masculin reproduisirent dans les maisons, les ateliers, les magasins, les usines les pratiques de mise en dépendance et d'appropriation des femmes prévalant dans les familles.

On trouve au XIX ème siècle des références explicites à cette « pratique » dans tous les secteurs, les services domestiques, l'agriculture, l'industrie, le secteur public naissant ; dans toutes les branches, traditionnellement féminines comme le textile ou traditionnellement masculines comme les mines, à Calais, au Creusot, à Belfort, à Fougères, à Limoges, Saint-Étienne, Paris, Privas, Marseille, Lyon...
Il est alors question sa banalité, de sa fréquence, de son inéluctabilité.

Permanence de pratiques maritales ou rite sexuel, le droit de cuissage est l'équivalent d'un droit d'entrée dans le territoire des hommes. C'est une intronisation par la violence dans un monde viril où la place des femmes était jugé indue, méprisable ou scandaleuse. Mais nécessaire.  

C'est aussi volonté plus ou moins consciente de stigmatiser les femmes qui risquaient par leur salaire d'échapper à la tutelle masculine. C'est ainsi que tant de femmes durent payer d'un "don" de leur corps un droit encore bien aléatoire au travail. Émile Zola, Thomas Hardy, Honoré de Balzac, Guy de Maupassant, Octave Mirebeau nous en ont laissé des traces littéraires de valeur.
Le droit de cuissage se révéla la plus efficace contrainte à la soumission dans le travail, mais aussi la voie royale pour 'tomber' dans la prostitution. Les statistiques concernant les prostituées sont éloquentes à cet égard.

La marge qui séparait le salariat et la prostitution était encore bien étroite.

Les patrons, leurs fils et les « petits chefs » ont été les principaux bénéficiaires de ce droit féodal, dorénavant "démocratisé".
Ils pouvaient sans grand risque profiter de l'usage gratuit de ces corps qui leur évitait l'usage payant de la prostitution. Qu'ils en aient personnellement "profité"  ou qu'ils aient fermé les yeux lorsque les représentants de leur autorité prélevaient cette « dîme » au passage, le silence patronal trouve sans doute là partiellement explication.

Aussi, faute de pouvoir reconnaître cette réalité, en opposition avec les fondements de la morale que la bourgeoisie maniait à l'usage des classes laborieuses - on se contenta d'évoquer abstraitement les dangers de la "promiscuité » des ateliers.
Pourtant, l'article 16 de la loi du 2 novembre 1892, jamais utilisé, prévoyait : « Les patrons et leurs représentants doivent veiller au maintien des bonnes mœurs et à l'observation de la décence publique. »

Les responsabilités furent alors rejetées sur les ouvriers : on leur prête une sexualité sauvage et débridée ; leurs femmes sont qualifiées de "faibles", "frivoles", "immorales".

Ce mélange des sexes qui choquait certains moralistes s'avéra plus tard, dans les usines, et plus tard dans les bureaux un alibi supplémentaire pour accroître la surveillance qui s'exerçait sur les femmes : enfermement, contrôle obsessionnel de la vie privée, séparation forcée des sexes.

Tant que le droit de cuissage ne devenait pas un scandale risquant de mettre à mal la réputation de l'entreprise - voire celle de son patron - le problème n'existait pas.

L'employeur partagé entre deux contraintes - protéger sa hiérarchie, garante de son pouvoir, ou « couvrir » un individu au risque de mettre à mal cette même autorité - choisissait le plus souvent la seconde solution.

Licencier celle par qui le scandale arrive, démentir les faits, faire pression sur les éventuelles fortes têtes aidaient à circonscrire étroitement le problème à l'intérieur de l'entreprise, en "fabriquant"  au besoin une « faute professionnelle ».

Si l'on s'explique relativement aisément le silence patronal, la très faible solidarité ouvrière et syndicale pose des problèmes plus complexes. `

Dans cette lutte inégale pour l'accès au corps des femmes, quelles solutions les ouvriers avaient-ils à offrir ?

Concurrencés souvent par leurs propres femmes du fait des politiques patronales de gestion de la main-d'oeuvre, ils avaient en outre bien du mal à défendre leur propre dignité. Le terrain était en outre d'autant plus piégé pour les femmes - par-delà les oppositions de classe - que les hommes se protégeaient mutuellement par d'efficaces «complicités gaillardes », que sexuellement on s'embarrassait peu de consentement dans le lit conjugal, le bordel ou les ateliers et que la banalité de la violence conjugale relativisait les atteintes à la dignité au travail.

Pour se protéger du droit de cuissage qui fut considéré certains comme une véritable « terreur ouvrière », l'on tenta de perpétuer le statut de femme au foyer, mais aussi de transposer l'ordonnancement familial au sein de l'entreprise.
Aussi, les femmes qui payèrent le prix le plus élevé de ces violences sexuelles furent celles qui n'avaient pas d'hommes les « protéger » : les « femmes seules », jeunes filles, veuves, divorcées, « filles-mères ».

Beaucoup d'entre elles n'eurent d'autre alternative que de rechercher au sein de l'espace de travail un protecteur de substitution. Et cette protection devait souvent se payer...

Les franges ouvrières les plus qualifiées, les mieux payées, les plus syndicalisées s'attachèrent alors à justifier la thèse du nécessaire maintien de la femme au foyer. En affichant leur volonté et leur capacité de garder leurs femmes par-devers eux, ils prouvaient qu'avec leur seul salaire, ils pouvaient nourrir leur famille et épargner en outre à leurs femmes les grossièretés du monde du travail.
Cette appropriation légale de la force de travail féminine par les maris transféra au sein de la famille les prises de décision.

Quant à ceux qui ne pouvaient empêcher l'accès de leurs femmes au travail salarié, ils n'avaient pas à s'en glorifier. Qu'ils se plient aux nécessités matérielles ou à la volonté de leurs femmes de travailler hors du foyer, beaucoup sentirent à cette occasion leur autorité bafouée.
Dépouillé de son bien par un plus puissant que lui, il ne peut échapper à l'humiliation que sur le mode tragique.
Que faire ?
Venger son honneur dans le sang ?
Procès infamants, perdus d'avance - les bourgeois ont le bras long - misère pour la famille, n'est-ce pas bien cher payé ?
Surtout lorsqu'il est si facile de quitter le terrain inégal du combat - comme la loi et la culture le leur permettaient - en contraignant leurs femmes à quitter leur emploi.

La crainte de cette si fréquente réaction maritale est bien d'ailleurs l'une des raisons qui poussent les femmes à se taire. Et explique leur silence.  

Mais la capacité légale de bénéficier des revenus de ce travail explique que certains d'entre eux puissent aussi pousser certains à 'vendre leurs charmes' afin de bénéficier d'un salaire supplémentaire. La morale et la misère ne font ménage. Comme les « maquereaux » mettent des femmes sur le trottoir et s'attribuent les bénéfices de leurs "activités", certains maris qui peuvent utiliser à leur profit les salaires de leurs femmes, les "mettent au travail" sans se soucier du « prix » qu'elles ont à payer.

Dès lors, les mécanismes de la double morale se mettent en place sur le mode de la schizophrénie.

Cependant, lorsque, très rarement, cette solidarité masculine s'exprime pour défendre une jeune fille - pratiquement jamais une femme mariée - c'est quasi exclusivement sur le fondement d'une défense de familial bafoué et non pas sur celui d'une solidarité de classe.

C'est dans ces conditions qu'émerge une doctrine syndicale fondée sur le machisme et le culte de la virilité, l'idéalisation rétrograde de la femme au foyer et le mépris de la femme travailleuse.

Seuls quelques milieux libertaires et anarcho-syndicalistes dénoncent le droit de cuissage et posent le problème de la responsabilité - pour ne pas dire de la lâcheté - masculine.

Pourtant, lors de la plus grande grève ouvrière déclenchée contre le droit de cuissage, la grève de Limoges de 1905, le journal Le Libertaire conclut son analyse sur ces mots : « Franchement, travailleurs limousins, la cause méritait -elle un tel effort ? »

L'usine, la manufacture furent pour tous et toutes des lieux de dépersonnalisation et de mépris. Pour les ouvrières emprisonnées dans l'atelier, attachées aux machines, emmurées dans l'étroitesse de leur condition, isolées entre elles, sortir du rang, échapper au sort commun tient de l'exploit.

Tout est fait, dans une implacable uniformité, pour leur enlever toute identité corporelle et affective.
Elles sont vêtues uniformément, dans des alignements sans faille, fondues dans la masse, parfaitement interchangeables.
Le corps des femmes gêne et embarrasse ; on le fait disparaître sous des tenues obligées qui le gomme, le déforment, lui enlèvent toute féminité.

Toute l'organisation hiérarchique du travail reproduit et aggrave la dépendance des femmes, par rapport aux hommes et aux machines, par analogie avec les fonctions qui sont traditionnellement dévolues dans le couple. Le même modèle d'organisation sociale et sexuelle du travail prévaut dans les familles et à l'usine. L'interdiction faite aux femmes de réparer les machines en marche est un double symbole de ce pouvoir des hommes lié à leur sexe et à leur volonté de maintenir le contrôle de la technique.

Noyées dans la masse et enserrées dans des rapports hiérarchiques infantilisants qui empruntaient leurs modèles à ceux de l'école, du couvent ou de la prison, les femmes n'étaient pas pour autant « protégées » des agressions masculines, comme on voulut le faire croire.

L'usine n'est pas le lieu des femmes.
Rien n'est conçu pour faciliter leur présence, tout est fait au contraire pour leur ôter leurs moyens de protection dans une logique de dénégation et de mise à nu.

Elles n'ont le plus souvent pas de vestiaires propres, elles se déshabillent dans l'encoignure d'un pilier, dans des endroits où tout le monde passe.
Rien n'est fait pour qu'elles puissent se nettoyer et elles doivent rentrer chez elle dans un état pitoyable. Dans certains cas, seuls les hommes se voient affecter des douches.

Les toilettes des femmes, lieux par excellence de l'intime, sont l'objet d'un voyeurisme quasi institutionnel qui leur ôte toute protection ; graffitis obscènes, dénonciations infamantes font partie du cadre de travail. Mais plus profondément encore, c'est par le contrôle des fonctions et des besoins naturels des corps que s'exerce la surveillance : demande d'autorisation pour aller aux toilettes, voire interdiction complète, sauf autorisation exceptionnelle et à heures fixes.
Les règles des femmes - tabou par excellence : peuvent être l'objet d'une surveillance et d'un contrôle humiliants.

Enfin, les fouilles - dont la suppression est une vieille revendication ouvrière - sont une occasion supplémentaire d'humiliations.

D'emblée, les conditions matérielles de travail placent les femmes dans des rapports de subordination ; postes sédentaires, isolés, rémunérés au rendement, mobilité étroitement surveillée, travaux répétitifs dépourvus de responsabilité, éternellement recommencés.

En analogie avec les services domestiques, les femmes sont chargées de balayer les ateliers, de nettoyer les toilettes, de faire les courses, de servir les repas, le café...

Ce sont enfin les hommes qui embauchent, décident des arrêts de travail, affectent aux postes, infligent des amendes, rédigent les règlements intérieurs, organisent l'agencement intérieur de l'usine, décident des promotions.

Cette subordination hiérarchique est visible dans les formes prises par l'expression de 1'autorité hiérarchique : amendes, punitions, parfois coups et menaces de coups, autant de pratiques infantilisantes qui empruntent aux mécanismes de l'expression de l'autorité du paterfamilias

Comme les prostituées, les religieuses entrant au couvent, les femmes mariées, les travailleuses perdent leur nom : un nom suppose une identité, une histoire propre - qui sait, peut être des exigences ! On les appelle par des numéros, on leur demande de changer de prénom.
Les injures dont, par ailleurs, on les gratifie sont révélatrices du statut qu'on leur accorde.

Toute une symbolique sexuelle qui est encore le quotidien des femmes 'colle' au statut de la femme au travail.

Le sexe des femmes était la raison majeure de la dépréciation de leur travail ; aussi le salaire des femmes est-il moins défini par les tâches que postulé par leur sexe.

Dépossédées collectivement de leur individualité pour être mieux réappropriées singulièrement dans leur sexualité, ces femmes ont été efficacement maintenues dans des rapports de domination personnels. Par leur salaire, leur qualification, elles pouvaient échapper à l'appropriation masculine e conquérir une part d'indépendance.

C'est par leur corps qu'elles sont privilégiées ou au contraire humiliées, par lui qu'elles sont distinguées et opposées les unes aux autres.
Il faut être jeune et jolie, disponible, compréhensive et avant tout dépendante : la contrainte au travail y est alors plus forte et le chantage plus aisé.
Les emplois qu'elles occupent ne sont pas des métiers mais des prétextes, l'embauche est un service qui peut impliquer une contrepartie ; le salaire apparaît comme un don discrétionnaire.

Au moment de l'embauche, les questions auxquelles elles doivent répondre ont plus à voir avec leur vie privée qu'avec leurs compétences. Elles sont examinées, soupesées, déshabillées du regard. C'est la femme que l'on teste, que 1'on scrute, que l'on jauge. Et là, des demandes d'ordre sexuel peuvent être explicites : « Couche ou crève », selon l'expression de Victor Marguerite.

Ce chantage a au moins le mérite de la clarté, mais le plus souvent la proposition est implicite. C'est aux femmes de comprendre ce que l'on attend d'elles. Nombre d'hommes ne s'abaissent même pas à expliciter la demande. Ne s'agit-il pas d'un droit qui leur est échu, voire d'un privilège qu'ils accordent à celle qui a été ainsi élue ?
En outre, clairement explicitée, une demande qui suppose que l'offre puisse être refusée risque de les exposer à une humiliation inutile.

Éternelles soupçonnées sur le plan de la moralité - le certificat de bonne vie et mœurs n'a été supprimé en France qu'en 1952 -, potentielles fraudeuses quant à leur capacité de cacher une grossesse, ce sont néanmoins sur les critères d'accès à leur corps qu'elles sont choisies.

Les hommes placent, déplacent, remplacent ; ils menace les plus récalcitrantes, les moins compréhensives des emplois les plus durs, les plus isolés, les plus fatigants.

Ces affectations qui ressortent de la logique si classique de l'échange des femmes sont souvent l'objet de jeux pervers, deviennent des occasions de s'amuser au détriment de certaines, de s'échanger les femmes après s'en être servi.

L'arbitraire qui préside à l'embauche joue également pour les renvois. Le chômage, saisonnier ou non, si fréquent dans les emplois féminins est autant d'occasions fournies à certains de se faire accorder des faveurs qu'ils n'auraient pas eues dans d'autres circonstances. « La morte-saison tue la vertu », note laconiquement un auteur du début du XX ème siècle.

S'il est le prétexte à leur propre dévalorisation, leur corps souvent le seul moyen laissé aux femmes de sortir de la masse, d'améliorer leur condition ou simplement d'obtenir reconnaissance professionnelle et son aliénation est souvent la première forme de promotion. Les femmes « promues » ont été placées là, favorites d'un moment, reines d'un jour ou d'une vie, dans une relation de dépendance personnelle liée à leur sexe.
Elles ne peuvent sortir du rang par elles-mêmes.

Tous les romans populaires que lisent avec avidité ces travailleuses sont d'ailleurs construits sur ce double espoir d'échapper à l'usine par un amour hors de sa classe. La presse ouvrière, consciente du danger, vilipende ces "feuilletons", ce "second pain" de l'ouvrière, qui transportent les femmes au pays de l'illusion et qui laissent croire à l'ouvrière que sa beauté suscitera un jour une passion de millionnaire.

Mais n'est-ce pas aussi, plus profondément, la crainte que ce rêve d'amour ne les détourne de leur prolétaire de mari et de la nécessaire lutte de classe ?

Les femmes ainsi promues doivent, face aux autres salarié-es, à tout prix faire oublier les conditions de leur promotion, en faisant une surenchère dans l'expression de l'autorité hiérarchique qui la transforme alors en caricature, tandis qu'elles doivent sans arrêt confirmer auprès de leur protecteur le type de dépendance personnelle dans laquelle elles ont été placées.

Leur conduite justifie alors tous les stéréotypes sur les-femmes-chefs-qui-sont-pires-que-les-hommes.

Certains ne se privent pas alors de leur faire sentir la déchéance de leur position ; tout est permis avec elles, puisqu'elles sont désormais tenues. Que certaines d'entre elles ne soient maintenues à leur poste qu'en devenant elles-mêmes des entremetteuses, des pourvoyeuses de chair fraîche, voire des "mouchardes", n'est pas fait pour surprendre.

On note même çà et là des grèves menées par des femmes contre d'autres femmes ; en effet, les conditions de leur promotion rendent leurs ordres moins légitimes. Cette hiérarchie n'existe que par la seule relation de pouvoir, puisque aucune compétence ne la justifie.

Et l'on comprend mieux a pourquoi les ouvrières les plus conscientes et les plus organisées étaient les plus attachées à l'avancement à l'ancienneté, qui diminuait d'autant les moyens de pression individuels la hiérarchie.

Cette réalité largement imposée aux femmes se retourne contre elles` ; elles sont accusées par une certaine bourgeoisie de viser plus haut que leur condition, par les syndicats de trahir leur classe, par les féministes de contribuer dégradation de leur sexe et par les hommes de leur faire la concurrence déloyale en utilisant des armes que leurs collègues masculins ne possèdent pas.

Toute situation qui procure à certaines du pouvoir tend à se retourner contre l'ensemble des femmes ; celles-ci sont sensées alors ne peuvent conquérir le pouvoir que par une immoralité notoire.

Les effets pervers d'une situation de dépendance se transforment en traits structurels dont chacun s'attache à démontrer la pertinence. Progressivement, par une inversion de l'analyse, on fait des femmes la cause de l'immoralité du système. Et la rancœur, la jalousie qui s'instaurent alimentent tous les préjugés contre les femmes qui n'aimeraient que les privilèges, les distinctions, les faveurs...

Cette mise en dépendance par rapport aux hommes est bien la principale difficulté pour mettre en place concrètement une solidarité féminine. Accorder certaines faveurs aux unes pour exciter la jalousie des autres, n'est-ce pas le meilleur moyen de les diviser, de les isoler ? C'est ainsi l'on oppose si efficacement les femmes entre elles. Elles se divisent selon ces critères, entre celles qui ont "cédé" et celles qui ne l'ont pas fait, les jolies et les autres, les "vieilles" qui n'intéressent personne, sauf pour le sale boulot, et "les jeunesses", objets de toutes les conversations, de tous les échanges, de tous les fantasmes.

Et c'est bien dans les modalités de ce transfert que se jouent les mécanismes de la reproduction de ce pouvoir patriarcal par les femmes.

Les relations entre elles passant préalablement par les critères de rapports singuliers aux hommes, elles sont alors amenées à ne plus se voir qu'à travers le prisme des regards qui les aliènent le plus le plus efficacement. Et il n'est pas absurde de penser que dans ce contexte d'isolement, de concurrence, de force des préjugés et d'habitudes forgées très largement sur des critères définis par des hommes, les femmes soient, dans leurs jugements, particulièrement dures entre elles.

Les hommes, eux, peuvent se montrer au moins magnanimes, tant qu'ils ne sont pas sont pas directement concernés.

Les femmes se divisent alors elles-mêmes entre celles qui savent que l'on n'a que le bon temps que l'on se donne, celles qui font parade de leur désordre, celles qui s'en cachent et les "mijaurées".

Concurrentes des hommes et doublement concurrentes entre elles par leur travail et par leur sexe, les femmes sont ainsi efficacement transformées en rivales. Les crêpages de chignon, les crises nerveuses qui furent si souvent présentées comme la preuve irréfutable de l'insuffisante conscience de classe des femmes ne sont-ils pas avant tout le reflet et le résultat de ces manœuvres de division ?

Les hommes étant enfin, le plus souvent, les dépositaires du pouvoir, c'est souvent à eux que les femmes sont amenées à faire appel soit pour défendre leur point de vue, soit pour trancher les conflits entre elles. Il leur est alors permis, dans ce rôle d'arbitre, de se montrer conciliants, de faire la leçon ou d'affirme avec force leur autorité en privilégiant telle ou telle d'entre elles.
Les hommes sont ainsi confirmés dans leurs privilèges, tandis que les femmes sont, elles, enfermées dans leurs petitesses et leurs rivalités de "bonnes femmes ».

Mais l'accès au salariat - qui fut la plus grande menace du pouvoir du chef de famille - créa les conditions d'une plus grande liberté des femmes. En passant de la tutelle familiale à la logique du contrat - le contrat de travail - en échappant à l'horizon étroit du foyer familial, en se voyant conférer un revenu, en pouvant éventuellement jouer de la concurrence masculine, des femmes ont pu commencer à se constituer un territoire propre et à bâtir leur autonomie. Progressivement de nombreux signes dévoilent que cette appropriation du corps des femmes n'est plus de l'ordre de l'évidence et que ces pratiques relèvent de l'abus de pouvoir.

Des femmes se considérant comme travailleuses à part entière se battent pour échapper à ces affectations d'elles-mêmes par leur sexe. Si des hommes exigent qu'elles leur cède, les femmes plus nombreuses dans le travail, mieux organisées, plus qualifiées, peuvent tenter de leur répondre : "dignité", "mérite", ou "compétence".

Le discours sur l'immoralité ouvrière se renverse ; ce sont de jeunes femmes qui ne craignant plus - ou moins - d'affirmer leur dignité dans le travail, osent porter des jugements sur les pratiques des classes dirigeantes.

On voit apparaître des dénonciations individuelles dans la presse ouvrière où les auteurs de ces pratiques sont nommément cités ; des scandales éclatent, des histoires sortent de l'ombre, des bagarres opposent maris et contremaîtres. Certains sont licenciés, dénoncés, attaqués en justice. Des femmes portent plainte, vitriolent, assassinent.

Mais des luttes surgissent aussi qui posent de manière incidente ou centrale la revendication de la défense de la dignité des femmes.Ce sont les chapelières de Saumur en 1899, les ouvrières de Giromagny en 1900, les chemisières de Villedieu en 1902, les ouvrières du « bagne Bessonneau » à Angers 1904, du « bagne Lebaudy » en 1902 puis en 1913, les fromagères de Roquefort, les transporteuses d'oranges et les fileuses de soie des Cévennes en 1907, les employés de magasins Esders à Paris en 1910 et 1911, les ouvrières en parapluie d'Aurillac en 1914.

Mais c'est dans les tabacs et allumettes qui employaient 18000 femmes sur 20000 salarié-es au début du XIX ème siècle que ces violences furent les efficacement dénoncées.
Le président du Conseil, à la Chambre, prend le 15 mars 1895 publiquement position contre le directeur de la Manufacture d'État de Dijon qui "avait manqué de respect à une ouvrière" et estime "légitime" "l'émotion des grévistes".

Les statistiques démontrent en outre que « les questions de personnes » sont un motif de grève nettement plus important chez les femmes.
Ce sont dans les secteurs les plus féminisés que les grèves de femmes sont les plus efficaces. Dans grèves « mixtes », la réaction syndicale est pratiquement toujours de détourner ces luttes de leur sens.
Les motifs ne sont pas assez sérieux, ni importants, ni urgents et rarement prioritaires.

Par ailleurs, comment négocier la dignité ?

Cependant, c'est bien par le sentiment de l'insupportable de ces injustices que des solidarités ponctuelles, y compris masculines, apparaissent.

Les luttes féministes contre le harcèlement sexuel sont bien issues de cette histoire ; l'enjeu n'est rien moins que celui de séparation de la sphère du privé et du professionnel, du corps et de la force de travail.
Bref, de l'existence des femmes comme individues.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Marie-Victoire Louis, résumé d'un rapport de recherches financé par l'ATP du CNRS « Recherches féministes, recherches sur les femmes : "Le droit de cuissage - France - Fin du XIX ème -début du XX ème siècle " (à paraître).
2 Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail.

Retour en haut de page