Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
Livre : Le droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis

Chapitre II. Le droit de cuissage. Repères

Le droit de cuissage. France, 1860 - 1930
Éditions de l'Atelier
Février 1984
p. 47 à 66

date de rédaction : 01/10/1983
mise en ligne : 16/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Et dire qu'on nous montre si facilement
le bourrichon avec des histoires
de l'Ancien Régime et la rosserie des seigneurs.
Foutre, les rosseries n'ont fait que changer de nom !
Le droit de jambage existe toujours,
Mille bombes !
Seulement, le patron appelle ça :
Se payer une fantaisie1


C'est dur de gagner sa vie,
surtout quand on n'est pas laide et que,
partout. " on se heurte au même refrain :
"Couche ou crève" 2

La "pratique" du droit de cuissage a été une réalité importante au XIX ème siècle.
Il est cependant impossible d'en avoir aucune connaissance chiffrée; aucune statistique, d'aucune origine ne pourra jamais permettre d'en connaître l'importance réelle.

Fut-il une "condition normale d'embauche " comme l'affirme Aline Valette, en 1897, lors d'une enquête réalisée dans le Nord3, fut-il "d'un usage courant" comme l'écrit Le Libertaire, un an plus tôt4, nous ne pourrons jamais confirmer précisément, même en nous limitant à des enquêtes partielles, ces affirmations.

Il existe, cependant, au XIXe siècle, de nombreuses références explicites au droit de cuissage, dans tous les secteurs (les services domestiques, l'agriculture, l'industrie, le secteur public naissant), dans les métiers traditionnellement féminins (textile) ou traditionnellement masculins (mines), comme dans la plupart des villes : Calais, Le Creusot, Belfort, Fougères, Limoges, Mazamet, Saint-Étienne, Saint-Chamond, Angers, Lille, Rouen, Valenciennes, Paris, Privas, Marseille, Lyon.

Que les villes, citées ici, soient des lieux de concentration ouvrière peut être interprété comme la preuve qu'une telle pratique est particulièrement fréquente dans l'industrie.
Ce constat doit être tempéré par le fait que la dénonciation des conditions de vie y est plus courante que dans d'autres milieux sociaux, notamment la paysannerie et le secteur des services domestiques.

Les servantes attachées à la personne, les bonnes-à-tout-faire, nommées de façon si explicite, ont probablement payé le plus lourd tribut au droit de cuissage. Dans le prolongement de pratiques serviles qui marquent si profondément ces emplois, dans l'aliénation de leur liberté et le rapport de subordination qui fondent les relations maîtres servantes, leur vie propre n'a que peu de place.
La domestique ne s'appartient pas, elle appartient à la famille de son maître.
Elle perd son individualité au point d'avoir à changer de prénom.
Elle n'a pas d'espace propre, pas de lieu à elle, juste une malle pour ranger ses affaires. Elle est logée dans une grange, une alcôve, une arrière-cuisine, un simple passage.
Son territoire peut se limiter à un simple lit de camp, replié dans la journée.
Son temps, non plus, ne lui appartient pas ; les journées de ses maîtres rythment les siennes.
Avoir une vie personnelle est une gageure. En 1901, 80 % d'entre elles sont célibataires. 5

Embauchées pour servir la famille, absorbées par elle, elles font partie du "territoire du maître." 6Dans nombre de maisons, les "services sexuels" sont requis quasiment au même titre que les autres et l'usage de servir le plaisir du maître est monnaie courante.

Balzac nous fournit, pour la société paysanne de la fin du XVIIIe siècle, avec le personnage de Rigou, dans Les paysans, une bonne description d'un chef de famille exerçant son autorité sur sa femme et sur les servantes dont il a fait un sérail :
" D'abord cet avare avait réduit sa femme qui ne savait ni lire, ni écrire ni compter, à une obéissance absolue. La pauvre créature finissait servante de son mari, faisant la cuisine, la lessive, à peine aidée par une très jolie fille appelée Annette, âgée de dix-neuf ans, aussi soumise à Rigou que sa maîtresse et qui gagnait trente francs par ans.
Annette était la dixième jolie bonne, prise par Rigou qui se flattait d'arriver à la tombe avec ces relais de jeunes filles.
Venue à seize ans, à dix-neuf ans, Annette devait être renvoyée.
Ce Louis XV sans trône ne s'en tenait pas uniquement à la jolie Annette.
Oppresseur hypothécaire des terres achetées par les paysans au delà de leurs moyens, il faisait sérail de la vallée, depuis Soullanges jusqu'à cinq lieues au-delà de Couches vers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements de poursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent la fortune de tant de vieillards"
7.

Si dans les campagnes, les servantes peuvent rester en relation avec leurs familles, dans les maisons bourgeoises, ces jeunes filles, déracinées pour la plupart, sont enfermées et solitaires. Elles sont, pour leurs maîtres, des proies faciles : "Aucun manuel de savoir vivre n'en fait état mais une bonne est mal placée pour résister aux avances de son maître ou du fils âgé. Elle peut essayer, mais ses chances de résistance sont minces et la durée de résistance est souvent brève, elle aussi", constatent Pierre Guiral et Guy Thuillier dans leur livre sur La vie quotidienne des domestiques en France au XIX ème siècle. 8 Et, selon eux, "le forçage des jeunes bonnes est presque une tradition"9

La "commodité" de la situation est évidente : la bonne est sur place, surveillée, le plus souvent isolée, et peut aisément être renvoyée, dès les premiers signes de grossesse.
Un jugement de la Cour de cassation de 1896 considère en effet, qu'"à aucun point de vue, on ne saurait considérer un maître comme tenu de garder à son service une fille enceinte, soit que l'on envisage l'immoralité de sa conduite, le mauvais exemple dans la maison ou les graves inconvénients de l'accouchement." 10

Pour Julie Daubié, dans son importante enquête sur La femme pauvre au XIX ème siècle, "l'homme marié séduit impunément ses servantes, ses apprenties et toutes les femmes que les nécessités de la subsistance retiennent à son foyer". Elle précise qu'"à Paris, près de la moitié des femmes admises à la maison d'accouchements sont des servantes, la plupart séduites et que plus de la moitié des enfants abandonnés ont, pour mères, des servantes". Elle cite aussi, sans plus de précisions, un certain Monsieur de Wattaeville, selon lequel "dans les départements agricoles, en général, les enfants trouvés proviennent des relations des maîtres avec leurs domestiques. " 11 Quant à Zola, il évoque dans Fécondité, "le long cortège des servantes engrossées et chassées au nom de la vertu bourgeoise." 12

Les employées de maison font souvent office de prostituées à domicile : si elles servent le maître, elles sont aussi sensées "déniaiser" le fils. Julie Daubié, là encore, s'indigne de la réponse d'une mère après le renvoi de la servante engrossée par son fils : "Je regrette cette fille qui m'était forte commode et empêchait mon fils de fréquenter de mauvais lieux. "13
En fin, dans la presse ouvrière,14 on peut lire ce constat lapidaire : "C'est plus économique que les cocottes et on s'en débarrasse plus facilement ".

Au XIXe siècle, les "faits divers" - en réalité le plus souvent de véritables tragédies humaines - contribuent à dévoiler les conditions de vie des servantes. C'est par exemple le cas lors de procès pour avortement ou pour infanticide, "le crime des servantes" selon Victor Hugo.

En étudiant systématiquement les femmes accusées d'infanticides au cours de l'année 1860, Marie-Agnès Mallet fait apparaître un profil type de l'accusée : il s'agit de jeunes femmes (entre 21 et 35 ans), célibataires, dont un grand nombre (41 %) sont domestiques. Et celles-ci doivent assumer, le plus souvent seule, la grossesse, l'accouchement, le crime et ces conséquences. 15
Marie-Agnès Mallet explique que si le nombre de cas où la jeune femme accuse ouvertement son maître est très faible, c'est parce qu'on l'interroge peu à ce sujet ou parce qu'accuser et compromettre un homme, a fortiori un patron, suppose un système de défense organisé et un grand courage.

Nombre d'exemples - relevés dans La Gazette des Tribunaux - confirment son analyse.

Le 9 février 1895 a lieu le procès de la fille Bouvard, paysanne savoyarde, âgée de 19 ans. Elle est envoyée par ses parents, à Paris, pour gagner sa vie et est embauchée par son oncle, le sieur Seigle, marchand de journaux. On apprend, au cours du procès, que son lit est placé dans la chambre même du fils Seigle, âgé de 28 ans. À l'audience, elle laisse entendre qu'il n'est pas étranger à la naissance de l'enfant dont elle s'est débarrassée. Celui-ci "nie avoir jamais eu aucun rapport avec la fille Bouvard ".
Le tribunal ne lui en demandera pas plus. 16

En 1896, la fille Marie Castanié, qui vient d'une honnête famille de paysans de l'Aveyron - elle a même voulu se faire religieuse - est embauchée comme cuisinière, par un sieur Vaqué, marchand de vins à Neuilly. Enceinte, elle est chassée, lorsque son séducteur, "un bellâtre, (s'affirmant) fatigué de ses galants exploits", lui annonce qu'il songe à se marier. Elle est la troisième à subir le même sort. Malade, abandonnée, sans ressource, n'osant retourner dans son pays, elle vitriole le marchand.
Elle est arrêtée, conduite à Saint-Lazare, où elle accouche. 17

Lors de grands procès criminels, aussi, surgissent, au détour des plaidoiries, sans que l'on y prête encore vraiment attention, les pratiques sexuelles des chefs de famille à l'égard de leurs domestiques. Ainsi, en 1901, lors du procès de Madame Groetzinger, accusée d'avoir tué son mari, sa sœur, pour sa défense, évoque les brutalités de son beau-frère qui "abandonnait sa femme pour aller avec de vulgaires personnes et cherchait à débaucher toutes les bonnes. " 18

Cette même année, un autre procès est particulièrement suivi, celui de l'assassinat de Madame de Cornulier par son mari.
Lors des audiences, on apprend par l'avocat de la défense que celui-ci "couche avec toutes ses bonnes".19 Il a notamment des relations avec Philomène, la cuisinière qui est devenue "la sultane de la maison", mais aussi avec Célestine, la femme de chambre. Mais personne, pas même l'avocat de Madame de Cornulier, n'a mis en relation ces relations ancillaires avérées avec les soupçons concernant l'infidélité dont son épouse est accusée. Ou plus exactement, elles ne le sont incidemment que pour déconsidérer les témoignages - considérés comme subornés - des subordonnées.  
Or, c'est bien, au nom de son "honneur" que, sur de simples soupçons, Monsieur de Cornulier, acquitté sous les applaudissements du public, a justifié le bien fondé de l'assassinat de sa femme.

En tout état de cause, sauf rarissimes exceptions, les principales intéressées - les bonnes, les servantes - restent en silencieuses. Elles ne sont que les sujets des discours et des romans. 20 Et sans doute, à cet égard, en sus de ses réelles qualités littéraires, peut-on expliquer le succès que rencontre Octave Mirbeau avec Le Journal d'une femme de chambre, publié en 1923. En faisant parler si fortement Célestine, il a redonné symboliquement la parole à toutes ces femmes privées d'individualité et d'histoire.

Au tournant du siècle, on commence cependant à dénoncer leur situation et donc leurs conditions de vie. Séverine, notamment, prend en 1900 la plume pour défendre les bonnes et "évoque l'incommensurable malheur de la servitude... l'éternelle humiliation, les exigences sans mesure, les corvées sans limites, les fringales jamais assouvies et l'impôt du sexe perçu par le maître ou l'ami de la maison."21

"Le XlXe siècle, nous rappelle Anne Martin - Fugier, est hanté par le spectre de la servante qui devient maîtresse. La servante, c'est l'autre femme de la maison, l'usurpatrice en puissance du titre de maîtresse de maison, du nom et de la fortune."22.

Dans l'ordre familial dominé par le chef de famille, les deux femmes peuvent se trouver en position de concurrence. En effet, le mari peut du fait du contrat de mariage, imposer à sa femme des relations sexuelles mais il peut avoir les mêmes exigences avec la bonne, du fait du contrat de travail qui entérine le rapport de subordination.

Dans certains cas, l'épouse - faute d'alternatives - peut accepter comme un moindre mal la situation qui lui permet d'échapper à ce que beaucoup considèrent comme une "corvée". Par ailleurs, le statut d'une épouse ne dépend-il pas de celui de son mari, son honneur ne dépend-il pas de la tenue de sa maison ? Mais qu'elles "acceptent", sous contrainte,23 ces relations, ne signifie pas qu'elles n'en souffrent pas.
Les maris savent en outre que la crainte du scandale leur garantit une quasi-impunité.
Enfin, l'épouse comme la servante seraient probablement tenues pour responsables, l'une de n'avoir pas su choisir sa bonne, ni contenter son mari, l'autre de l'avoir provoqué pour en obtenir certains avantages.

Par orgueil, par amour-propre, par refus de s'abaisser au niveau de sa servante, par crainte d'avoir à reconnaître qu'elle est traitée comme elle - voire moins bien qu'elle - l'épouse se tait et souvent refuse de voir l'évidence. Elles " font celles qui ignorent, puisque la vie est ainsi faite"24, écrit une commerçante à la maîtresse-servante de son mari pour lui demander de revenir au foyer conjugal et, par là même, de lui "rendre" son mari.

Si l'épouse souhaite réagir conte et dénoncer ces relations humiliantes, sa liberté est faible. C'est l'argent du mari qui rémunère la bonne; avoir une bonne, est, en outre, l'expression de son statut social. Le plus souvent, l’épouse ne réagit que lorsque la situation devient socialement gênante et que le scandale ne peut plus être caché. Une bourgeoise en colère déclare à son mari : "Croyez-vous que j'ignore vos fredaines. Je me tais d'ordinaire pour sauvegarder ma dignité d'épouse, mais ne me poussez pas à bout. " 25

Pourtant, si la situation devient pour le mari trop dangereuse ou risque d'être trop coûteuse, si la bonne est enceinte ou si elle émet, en échange de son silence, quelque exigence d'ordre financier - la seule qu'elle puisse espérer - la décision est alors prise de s'en débarrasser.  L'épouse se dresse contre l'intruse qui menace, à travers l'institution familiale, sa propre situation. Le mari, certes "honteux, baisse les épaules". 26

Néanmoins, c'est lui, qui, en décidant de chasser la bonne, garantit le bon ordre du ménage et confirme ainsi son pouvoir. Il est d'ailleurs souvent conforté par sa propre femme. "Un jour, la servante d'une marchande de volailles vient dire (à sa patronne) qu'elle était grosse de Monsieur et que, comme celui-ci lui refusait l'argent qu'il avait promis pour accoucher, elle s'adressait à elle. Vous avez du toupet, ma fille, lui répliqua-t-elle, et vous n'êtes qu'une cochonne! Quant à Monsieur, il est chez lui et il est libre de faire ce qui lui plait " lui répondit la maîtresse de maison. 27

Aussi disparates et dispersées soient-elles, les sources abondent en ce qui concerne les ouvrières.
Julie Daubié, là encore, nous apporte nombre de faits précis. Elle cite les enquêtes d'Auguste Blanqui, d'Eugène Buret et de Louis Reybaud : "La plupart des dispensateurs de travail, pour qui l'ouvrière est une proie facile, la séduisent et l'abandonnent " affirme-t-elle. 28  

En respectant la diversité d approches, des points de vue, des styles, nous pouvons avancer un certain nombre d'informations ponctuelles suffisamment précises pour que nous puissions les considérer comme éléments probants.

En 1890, dans la Bonneterie, à Troyes, selon Le Père Peinard, "ils sont bougrement rares, les singes qui ne réclament pas des ouvrières girondes des dédommagements".29

En 1893, un contremaître du bobinage, nommé Faudier âgé de 66 ans "aime la chair fraîche" et guigne principalement les fillettes de 12 à 14 ans. Dès "qu'une envie tenait sa sale carcasse, il ne reculait devant rien ". C'est ainsi qu'il est cependant accusé de violences sur la petite Maria Paulo, âgée de 13 ans et demi. 30

En 1894, à Halluin, dans le Nord, la rumeur publique accuse depuis longtemps déjà, un tisserand Henri M... de se livrer à des "actes d'immoralité" sur des fillettes de moins de 13 ans. À la suite d'une enquête ouverte par Monsieur Champion, le commissaire de police, sa culpabilité est établie. Plus de dix victimes ont fait au magistrat des dépositions accablantes pour l'inculpé qui, malgré ses dénégations, est arrêté. 31

En 1896, non seulement "on" exige des peigneuses et des fileuses de laine de Tourcoing "la redevance bestiale pour leur accorder de l'occupation", mais leur joug se perpétue une fois embauchées à l'usine, puisque les contremaîtres "ne se gênent pas au besoin pour assouvir sur elles leur brutale passion". 32

En 1897, à l'usine Burk, à Saint Denis, des parents s'aperçoivent que leurs fillettes dépérissent, sans qu'ils puissent s'en expliquer la cause. Quelques apprenties "fatiguées de servir de jouet " au contremaître le dénoncent. 33

En 1898, Aline Vallette se voit répondre par une ouvrière du tulle que "sans un peu de coquetterie, il n'y a pas d'ouvrage". Celui-ci ne se donne pas sans condition : "Tu en auras, si tu veux, telle est la formule consacrée." 34

En 1899, au Creusot, l'un des plus anciens ouvriers de l'usine constate que "bien rares sont celles qui peuvent se soustraire à cette honteuse servitude". Et l'envoyée spéciale du journal féministe La Fronde constate que "parmi les traditions qui sont conservées dans cette ville féodale figure, en première ligne, le droit du seigneur, à cette différence près avec l'Ancien Régime, qu'il est exercé par des centaines de contremaîtres, au lieu de l'être seulement par le châtelain du pays".35

En 1900, à Belfort, "certains ateliers mixtes (non cités) sont un sérail pour le directeur ". Celui-ci "choisit parmi les 15 à 20 jeunes filles de l'atelier les plus jolies et quand après quelques mois, il en est fatigué, il les envoie à l'un de ses valets".36

En 1902, à Paris, dans l'industrie chapelière, les modistes et garnisseuses "rabaissées au rôle de jouets, tout au plus bonnes à souffrir tous les caprices de leur maître, doivent donner souvent un peu de leurs charmes c'est-à-dire de leur dignité. Chair à profit, chair à plaisir en même temps."37

En 1907, à Fougères, "tel patron ou tel contremaître oblige telle ou telle fille, telle ou telle mère de famille à subir ses caprices. Sans cela, elles n'obtiennent pas de travail." 38

En 1913, à la raffinerie de sucre Lebaudy, "ce qui se passe dans les ateliers est inouï. Les paroles obscènes, les mots crus, les gestes dégoûtants, les attouchements cyniques sont de bonne mise." 39

En 1919, dans un rapport de stage, une surintendante aux usines Renault écrit : "Je constate combien le chef d'équipe, le monteur peut être un sultan, combien les femmes sont à sa merci."40

En 1924, à Saint-Étienne, à la Manufacture des Armes et Cycles, on raconte, de manière plus allusive, que le patron "n'est pas insensible au charme des jolies filles".41

La même année, à Louviers, un libertaire raconte une scène à laquelle il a assisté : "Dans un tissage, parmi toutes ces femmes qui peinent douloureusement, le directeur passe et repasse parmi toutes ces femmes dont il semble être le dompteur. Le voici arrêté devant une gamine de 18 ans, une maman déjà. Les yeux de l'homme reflètent un désir. Celui de posséder pour un soir cette pauvre fille. Avec un toupet de maquereau, il lui propose... la nuit. Parbleu, à une fille mère que ne peut-on demander e un patron que peut-on refuser ? La porte n'est-elle pas là ?" 42

Toujours la même année, à Haumont, un contremaître nommé Fraiche est arrêté. Les langues se délient, la peur recule. Toute la population se réjouit, « plus particulièrement les femmes qui ont eu beaucoup à souffrir de cet horrible individu [car] il considérait les ouvrières comme de la chair à rendement pour peu qu'elles soient gentilles, comme de la chair à plaisir ». 43

En 1925, à l'usine de Thaons, les femmes qui ne "se laissent pas faire par la bande de chef aillons qui leur font la cour sont obligées de partir ou sont mal vues. C'est l'encouragement à la prostitution sur toute la ligne. Des contremaître au directeur, tous s'en mêlent."44

La même année, à la biscuiterie l'Alsacienne, le contremaître est "très pressant auprès des femmes travaillant sous ses ordres. La chair à travail exploitée dans cette boîte doit-elle également devenir chair à plaisir ?" se demande L'Ouvrière, le journal du parti communiste.45

En 192 à la parfumerie Bourgeois, route Delizy, à Pantin, nombreuses sont les ouvrières qui ont à se plaindre des avances du directeur qui les considère comme "des femmes envers qui tout est permis. Il faut se plier à sa volonté, sinon, c'est la porte".46

On évoque aussi, en 1926, à Douarnenez, un scandale de moeurs :"Des patrons, fils de patrons ont satisfait leur besoin de débauche sur quelques filles de pauvres". 47

Chair à travail, chair à patron. Peut-on en douter ?

Un poème réaliste d'Eugène Pottier, daté de 1884, évoque les conditions régnant dans ce que l'on a appelé les sérails en haillons. 48 Il décrit les contraintes imposées aux ouvrières et aux membres de leur famille: pressions des contremaîtres, silence des patrons qui "du côté des moeurs ferment l œil ". Tout se conjugue - y compris le silence du mari - pour qu'elle entre dans "le sérail" - pour le bien de sa famille - avec pour seul projet d'accéder au statut de protégée.

Contremaître de fabrique49

Comme un pacha, j'ai mon sérail
Ma belle enfant, je veux t'y mettre.
Contremaître est pire que maître
Si tu dis non, pas de travail.

Les blondes, les rousses, les brunes,
Tout y passe ; on n'est pas, mon coeur ;
Le contremaître, pour des prunes.
J'exerce le droit du seigneur
Que ce soit chose convenue.
Nous nocerons aux bons endroits
Il faut payer ta bienvenue.
Je ne fais plus de passe-droits !

Tes lèvres sont comme deux fraises
Mais tu boudes, je le vois bien :
Mes pièces, dis-tu sont mauvaises,
L'ouvrière n'y gagne rien !
Si c'est pour cela que tu pleures,
J'en ai d'un autre numéro,
Viens me trouver dans mon bureau.

Mon nez bourgeonne et se culotte,
Que veux tu, c'est le vin du cru
... ... ... .……………….
... ... ... ... ... ... ... ... ...
50
Les plus sages me font des mines,
Pour moi se prennent les cheveux.
Vois déjà ce tas de gamines, j'en fais déjà ce que je veux.

Mais je suis bon diable, ma biche,
Si j'enfile mon chapelet
Mariée ou non, je m'en fiche.
Un mari geint, puis se résigne ;
D'ailleurs s'il vient à broncher
Sur son livret, je fais un signe.
Malin, s'il vient à s'embaucher !

Quand tu passeras ma protégée
Tu la couleras douce ici
Au travail, la mieux partagée
D'honneur tu me diras merci.
Pour la prime, je suis sévère
Faire produire est mon orgueil
Les patrons ne s'en privent pas
Du côté des moeurs ferment l'œil.

Vous vivez tous à la fabrique
Le père et la mère sont vieux
Tes frères parlent politique.
Tous à saquer dans tes beaux yeux
À leur profit, sois bonne fille
Le ménage n'est pas rupin
Fais au moins ça pour la famille
Tu leur ferais perdre le pain.

Comme un pacha, j'ai mon sérail
Ma belle enfant, je veux t'y mettre
Contremaître est Pire que maître
Si tu dis non, pas de travail.

C'est probablement dans les mines de charbon que les conditions imposées aux femmes, très minoritaires dans un milieu imprégné de valeurs viriles, sont les plus dures.
Le droit de cuissage y est, là, sans doute, une quasi-norme.
Un reportage intitulé, "Les filles à cailloux", publié, en 1925, dans L'Ouvrière, nous fournit d'utiles précisions concernant les conditions de vie imposées aux ouvrières des mines : " Le triage et la lampisterie sont des lieux de prostitution autant que d'exploitation. Les ouvrières doivent parfois, pour ne pas être congédiées, se soumettre à la volonté du chef de triage, du surveillant, de l'ingénieur etc, c'est-à-dire donner leurs corps pour la satisfaction de ces brutes. Il n'est pas d'expressions ordurières, il n'est pas d'injures que les ouvrières ne s'entendent dire. Huit jours dans ces lieux-là suffisent pour apprendre son catéchisme à une enfant de 13 ans.
Un certain chef de triage barbu est tout fier d'affirmer qu'il a cueilli autant de fleurs d'orangers qu'il a de poils dans sa barbe. Un dernier fait scandaleux à signaler : dès le moindre signe de grossesse, c'est d'abord la visite du médecin et ensuite le renvoi pur et simple. "
51

Un an plus tard, une nouvelle enquête réalisée dans le même journal auprès des trieuses des mines du Pas de Calais confirme à quel point "leur vie est misérable".
Elles sont environ 2 500 travaillant à la surface et ne sont embauchées que si elles ont entre 12 et 18 ans et célibataires.
"Elles travaillent dans les pires conditions... Il n'est pas de mots orduriers qu'elles ne doivent entendre durant la journée de labeur, et aussi pendant leur retour au coron. Il existe dans presque tous les chantiers de mines des chefs de triage qui, avec des promesses alléchantes de travail facile, ou par des menaces, quand les trieuses résistent, arrivent à se faire un jouet de ces femmes et se servent d'elles. N'est-ce pas les conduire au ruisseau ? Et tout cela pour un salaire de 91 Frs...
Le mépris que l'on constate à l'égard de la trieuse se trouve un peu diminué à l'égard de la lampistière.
Il n'en est pas moins vrai que de jeunes ouvrières sont ici aussi exploitées de façon odieuse. Insultées, elles le sont tout comme les trieuses et aussi grossièrement. Elles sont également à la merci de l'instinct bestial des chefs lampistes ou de carreau.
Trieuses, lampistières sont des parias parmi les parias de la mine."
52

Un troisième article, publié la même année, confirme ces dires, pour l'ensemble de la région du Nord : "La trieuse doit subir les propositions malhonnêtes des chefs porions, des mineurs de fond et de jour et des galibots. La malheureuse doit tout accepter et lorsqu'elle a 13, 14, 15, 16 ans, ce qui n'est pas rare, elle devient enceinte, elle est montrée du doigt, sa famille l'abandonne, le séducteur aussi". 53
Il faut noter - car le constat est rare dans une publication communiste - que les pratiques abusives des supérieurs hiérarchiques sont mises sur le même plan que celles des mineurs.

Les femmes travaillant dans le secteur tertiaire, venant de milieux de l'artisanat et de la petite bourgeoisie, bénéficient d'une condition meilleure que celle de l'ouvrière. Le statut d'ouvrière - tout en négativité - reste cependant celui de référence, parce que c'est celui auquel elles cherchent à échapper.
Leurs conditions de vie, si elles sont encore dures, sont moins pénibles, les contraintes moins lourdes, les grossièretés moins fréquentes, la respectabilité plus affichée.
Elles ont un certain niveau de qualification et aspirent à concilier tout à la fois indépendance financière et considération.

En dépit de cela, les métiers féminins qualifiés ne sont pas épargnés par le droit de cuissage. Nombre de salariées s'en sont plaintes.
Si "les employées ont en général plus de tenue que l'ouvrière, [si] elles mettent à se bien conduire une sorte d'honneur professionnel, [si] le milieu ou elles vivent n'est pas aussi indulgent à la faute que les milieux populaires"54, cela ne signifie pas que les rapports de pouvoirs entre les sexes sont pour autant abolis. Nombre de ces abus se perpétuent donc, d'autant que "l'accès à ces postes est fort encombré".55  

Dans l'administration, les dénonciations sont plus rares que dans l'industrie.
Les moyens de pression - bien que non négligeables - sont moindres sur femmes, mieux protégées, mais ayant surtout sans doute aussi une plus grande conscience de leur valeur.
Il ne faudrait cependant pas prendre la faiblesse de la revendication dans ces secteurs comme révélateur de la situation réelle. Ces secteurs d'activité n'ont qu'une faible implantation syndicale ; les traditions de lutte n'existent pas encore.
Un article écrit à la veille de la Première Guerre mondiale affirme que "sous des apparences plus correctes, ou plus hypocrite on retrouve dans les grandes et petites administrations des faits semblable à ceux constatés dans les usines. Comme les ouvrières, les employées peuvent être sujettes aux mêmes propos obscènes, aux mêmes tracasseries, a mêmes abus de pouvoirs".56

Beaucoup ne bénéficient que de contrats temporaires qui ne leur accordent que fort peu de garanties. La concurrence est rude, les recours quasiment inexistants. Enfin la discipline est particulièrement rigoureuse.: "Aucune garantie n'est assurée aux femmes contre les caprices d'un chef", déplore le journal féministe La Fronde. 57

Au lendemain de la guerre, un article évoque pudiquement la réalité selon laquelle, certains chefs de service "qui se croient des personnages respectables" se seraient se de la situation ou se trouvaient tant de femmes, devenues soutiens de famille "pour obtenir, par la suite de gêne familiale, des faveurs qu'ils n'auraient jamais eues dans d'autres circonstances". 58

Il est question, plus précisément, en 1925, des conditions de travail imposées aux auxiliaires du Ministère des Finances, " brimées, malmenées, astreintes le plus souvent à une besogne souvent peu en rapport avec leurs forces, dans des conditions d'hygiène littéralement intenables. Bref, elles sont traitées - droit de jambage compris - de manière véritablement scandaleuse." 59
Et, aux douanes du Havre, en 1926 un capitaine, " laid comme un hibou" abuse de ses galons et de son influence, pas sur ses subordonnés, mais sur leurs femmes qu'il considère "comme chair à plaisir". 60

Comme les employées, les vendeuses de magasins sont plus fragilisées que leurs collègues masculins parce qu'elles sont, jusqu'à la guerre, très minoritaires, employées à des postes subalternes, majoritairement embauchées comme auxiliaires et aisément remplaçables. 61

Les chefs de rayons ont le droit d'embauche, de licenciement, de promotion ; les inspecteurs souvent d'anciens policiers ou militaires, surveillent les rayons et le personnel, reçoivent les réclamations des clientes, ont le droit de "réprimande".
Elles ont au-dessus d'elles une hiérarchie presque totalement masculine [inspecteur, chef de rayon, premier et deuxième second] qui fait la loi et n'ont, le plus souvent, "aucun recours". 62
Au sein de cette organisation, "la dignité n'est pas toujours sauve. Des froissements de toutes natures, pour les femmes surtout, rappellent d'autres temps"63constate Marie Bonnevial, féministe, syndicaliste et socialiste.

Dans le même sens, André Lainé, dans une thèse de droit, publiée en 1911, sur Les demoiselles de magasins dénonce "la responsabilité certaine de l'employeur et l'odieux de son rôle lorsque celui-ci n'hésite pas à faire d'aussi monstrueux abus de son autorité. Le fait n'est que trop fréquent dans les grands magasin" affirme-t-il.
Mais les patrons ne sont pas les seuls à "se faire agents de démoralisation de (leurs) employées... Certains inspecteurs, certains chefs de rayon contraignent (les vendeuses) à avoir pour eux de coupables complaisances. Le fait est notoire que pour être admise dans tel magasin, la postulante doit satisfaire le caprice de plusieurs chefs si tel est le bon plaisir de ces messieurs." 64

C'est aussi la situation dénoncée, en 1914, aux Galeries Lafayette : il faut, pour conserver un salaire dérisoire, « avoir un comporte ment de valet ». 65

Sur la base des rapports écrits des chefs ou inspecteurs du Bon Marché entre 1872 et 1882, analysés par Claudie Lesselier, ce constat apparaît juste.

L'attitude envers les chefs, la contestation de leur pouvoir ou l'insuffisant respect de leur autorité est le principal motif d'observation et de renvoi. 66
Là encore, on note que les vendeuses - ici, celles travaillant aux Galeries Lafayette - "doivent subir les caprices des rois fainéants qui les surveillent". La syndicaliste qui rédige l'article précise bien qu'elles « sont soumises à la pire des servitudes, forme moderne du droit du seigneur ».67Au Printemps, c'est dans les annexes du boulevard de Lorraine à Clichy, qu'en 1925, un dénommé Sandches, qui est tout heureux de "faire son petit Primo de Rivera consulte malproprement les ouvrières et renvoie sans motif celles qui ne veulent pas subir ses caprices".68

Dans un livre publié, en 1905, par un médecin sur la situation des infirmières en France, celui-ci estime que "les atteintes à la morale" dans les hôpitaux sont "un mal aussi fréquent qu'incurable, que l'avancement ne se fait pas toujours au mérite et que les avis des médecins pèsent peu dans la balance, à côté des notes du directeur et de l'appui du conseiller municipal. Or, le directeur est un homme comme les autres. Il est mieux disposé pour les jolis minois ". L'auteur rapporte "une vérité généralement admise dans tous les milieux qui s'occupent de questions hospitalières, c'est que rien n'est plus funeste à la bonne tenue d'un hôpital que de mettre le personnel féminin sous la direction d'un homme ".
Quant aux étudiants, c'est "un aphorisme parmi eux que de prétendre que (les infirmières) qui ont une conduite légère sont celles qui font le mieux leur service".69

Deux ans après la parution de ce livre, un directeur d'hôpital de Paris dresse, dans un roman qui se veut réaliste, un tableau fort sombre de la vie des employées des hôpitaux. L'une d'entre elles y affirme d'un ton relativement résigné : "Nous devons en passer par là, un peu plus tôt, un peu plus tard." 70
Mais c'est surtout l'hôpital Tenon qui est à de nombreuses reprises l'objet de dénonciations. En 1924, le directeur est personnellement accusé dans la presse ouvrière ; les femmes qui y travaillent "sont en effet atteintes dans leur dignité de femmes et de travailleuses".71

Les premières institutrices laïques placées, seules, dans un milieu qu’elles ignorent et souvent hostile - surtout lorsqu'elles sont chargées de placer les sœurs des Congrégations - n'ont, dans leur vie quotidienne, peu de rapports avec des interlocuteurs masculins. Mais leur vie dépend largement d'eux : l'inspecteur d'Académie pour leur carrière, le maire et le secrétaire de Mairie pour leurs conditions de vie.
C'est l’une des raisons qui explique que ces femmes devinrent, beaucoup plus que collègues masculins, "la proie facile et désarmée des tyranneaux réactionnaires".72

Dans le livre de Danièle Delhomme, Nicole Gault et Josiane Gonthier consacré aux premières institutrices laïques, on découvre, à travers leurs écrits, que certaines d'entre elles ont dénoncé, souvent avec un réel sentiment d'injustice, ce pouvoir hiérarchique masculin qui peut détruire carrière, amitié, mariage, réputation.

L'institutrice de l'école d'Argenteuil raconte ainsi les propositions odieuses auxquelles "jeune, laide, seule, orpheline dès son jeune âge, elle a dû faire face.
Un maire m'a fait un de ces affronts qu'on ne peut pardonner.
Je ne sais comment je pus m'échapper, mais, furieux de n'avoir pu arriver à ses fins, il guetta les moindres petites choses qu'il put relever contre moi, fit de mauvais rapports et finalement je dus quitter l'école que j'avais formée, les enfants que j'aimais et, le jour de mon départ, suprême affront, il rôdait autour de moi et répétait :
'Dites oui et vous restez là’ !

Un autre, bien plus tard, j'avais alors 35 ans, voulut un jour m'embrasser, il avait l'excuse d'être ivre, si c'est une excuse ; je me reculais avec dégoût. Que fit-il ? J'avais pour amie une jeune femme que j'avais connue enfant au couvent où j'avais été élevée, après l'avoir totalement perdue de vue. Je la retrouve avec le plus grand plaisir. Nous nous fréquentons, elle n'était pas heureuse en ménage, elle me confiait ses peines, nous nous consolions.
Monsieur le maire prétendit que si j'étais rebelle aux hommes, c'est parce que je me réservais pour l'autre sexe. J'ignorais absolument à ce moment qu'une pareille horreur pût exister ; lorsqu'on m'eut instruite, je demandais mon changement immédiatement.  Je l'obtins. Je rompis une amitié qui m'eut été douce.
Voici pour quelques maires, d'autres sont très bons, c'est vrai, et j'ai le bonheur en ce moment d'avoir un de ceux-là.
Et les inspecteurs ? J'ai connu M. M... non, M. Vaupasse.
73 Il est vivant, il est à Paris, joli monsieur que celui-là ! Espérons que l'âge l'a assagi. Je le souhaite pour sa femme et ses enfants, mais encore plus, pour ses subordonnés. Quand ce monsieur voyait qu'il ne pouvait rien espérer d'une femme, il la forçait à quitter la circonscription dont il avait fait son sérail. On peut toujours faire de mauvais rapports ". 74

La palme d'or du droit de cuissage revient sans conteste à cet inspecteur de Mostaganem, en Algérie, M. Doléac qui, à la fin du siècle selon un instituteur adjoint nommé Gard, enseignant dans la même ville, "s'octroya, dit-on, 600 pucelages dans sa circonscription. Il se comportait comme un véritable sultan avec un nombre illimité de favorites émargeant au budget de l'enseignement. Pendant une dizaine d'années environ, avancements et distinctions furent répartis par cet inspecteur à l'immoralité notoire. Menacé de poursuites judiciaires pour débauches de mineures, il fit son testament en faveur de sa pourvoyeuse la plus zélée, Madame Dreyfus (elle-même institutrice), puis il se suicida. "75

Si les autorités municipales peuvent exercer un réel pouvoir, que dire de celui des inspecteurs d'Académie qui disposent quasi souverainement des carrières, par le moyen des notations, des appréciations rédigées lors des inspections, mais aussi et surtout des mutations d'office ? Celles-ci, n'étant pas considérées comme une sanction, sont sans appel.
Les inspecteurs tiennent de fait dans leur main la vie de ces jeunes femmes et inspirent une véritable terreur. 76

Les termes employés pour évoquer le droit de cuissage et plus globalement les abus sexuels exercés par des hommes ayant un pouvoir sur les femmes sont révélateurs de la manière dont évolue la perception du phénomène et dont il est jugé.
L'homme est souvent présenté de façon positive et ludique. Il est entreprenant, galant, il aime la fête, il s'amuse, c'est un bon vivant.
Lorsque l'on évoque les relations instaurées avec les femmes, celles-ci sont en général présentées comme étant de l'ordre d'une nature masculine positive, aimable, valorisante. L'homme fait des avances, des propositions à une femme, il a des bontés avec les femmes.
La métaphore peut évoquer le butinage de fleurs en fleurs ; dans le même sens, il conte fleurette.
Le vocabulaire évolue cependant.
L'appréciation dévoile une critique quant au sérieux comme à l'honnêteté de l'intention.  Il fait des fredaines, il conte des boniments, des balivernes.
Les auteurs de ces promesses sont cependant en règle générale l'objet de la convoitise. On évoque les bonnes fortunes de coureurs de jupons, dont certains sont décrits comme des amateurs de fruits verts. Le statut de tombeur de femmes, d'homme à femmes suscite même l'envie et provoque le respect.
On dit de ceux qui sont prévenants avec les femmes, qu'ils sont enclins à la galanterie ; sinon, pour ceux dont les manières sont plus cavalières, qu'ils sont de rudes gaillards, qui savent y faire avec les femmes.

Toutefois certaines voix se font plus critiques, sans, pour autant, remettre frontalement en cause une conception naturaliste, instinctive, passionnelle d'une sexualité masculine, considérée comme incontrôlable. On peut même aller jusqu'à évoquer des oublis regrettables. Cette vision dominante qui déresponsabilise les hommes explique certaines expressions : l'homme cède à un entraînement, il est dominé par la passion, saisi par une flambée d'amour, il assouvit sa passion ou, pour les moins raffinés, il culbute une femme.

De manière plus allusive, il se permet des privautés, s'offre un caprice, se passe une fantaisie.

Pour d'autres, il faut simplement jeter sa gourme, car il faut bien que jeunesse se passe.

Cependant, la reconnaissance de pressions afin d'obtenir les faveurs d'une femme peut être évoquée. L'homme lutine, tourmente, poursuit une femme de ses assiduités, par des propos ou des gestes insistants. Il la surprend, prend des libertés avec elle, plus ou moins scandaleuses.

Mais la notion d'abus apparaît. Les pressions sexuelles apparaissent de moins en moins comme de l'ordre de la nature de sexes et des pouvoirs, tandis que les pratiques masculines deviennent l'objet de la critique, en des termes encore réservés. Il est désormais question d'actes téméraires, de gestes trop hardis, de familiarités indues, de froissements, de tracasseries, de gestes déplacés, de coupables avances.

Les femmes qui n'échappent pas aux assiduités des hommes sont alors subornées, mises à mal.

Cependant, c'est encore largement au sein d'une problématique d'une morale masculine que la dénonciation se pose : une femme est déshonorée, elle a subi les derniers outrages. Mais la violence n'est encore évoquée qu'à mots feutrés, et toujours sous-estimée. On parle de mœurs froissées, d'affronts, d'attentats à la pudeur consommés.

Si hommes et femmes peuvent être uni-es dans une commune réprobation tenant à leur immoralité ou à inconduite, néanmoins ce sont bien les femmes qui sont le plus communément l'objet de la critique; elles sont faciles, légères, dévergondées, inconstantes et dès lors rendues responsables non seulement de leur chute, mais aussi d'avoir entraîné, provoqué les hommes. C'est parce qu'elles sont séductrices qu'ils cèdent à leurs allures provocantes.
Elles ne sont reconnues comme victimes que consentantes ou coupables.

Ces jugements montrent à quel point, lorsqu'il s'agit du comportement sexuel des femmes, la frontière - lorsqu'elle n'est pas niée pour mieux les seules responsabiliser des crimes commis contre elles - est difficilement posée entre contrainte et liberté.
On peut ainsi lire le jugement suivant, pour le moins ambigu : un homme est considéré comme ayant usé de pressions pour contraindre (une femme) à se donner à lui ; alors, prise de force, elle cède.

Une femme peut ainsi être séduite par des prévenances, mais elle est aussi contrainte à la complaisance, à moins que celle-ci ne soit achetée. Elle cède à la contrainte, à moins qu'elle ne se laisse faire, s'abandonne ou se soumettre. Elle accorde ses faveurs, se donne ou se livre.  

Progressivement, cependant, le jugement devient condamnation : on décrit, on déplore, on s'indigne des mauvais traitements, des avances coupables, des propositions malhonnêtes. Et, si l'homme arrive à ses fins, c'est parce qu'il a eu raison des scrupules de celle, qui a désormais un statut de victime, de malheureuse.

La responsabilité des hommes est clairement posée ; la dénonciation s'affiche de plus en plus clairement. La colère, la menace, le désir de vengeance s'expriment. Plus encore, on sort de l'analyse individuelle pour évoquer des logiques sociales. On parle de droit de cuissage, de traite des blanches, tandis que la métaphore de l'esclavage, du servage, du harem, du sérail se banalise.

Plus les rapports de pouvoirs entre hommes et femmes sont inscrits dans le réel, plus la condamnation se fait violente. Les patrons, les contremaîtres sont voués à l'anathème~ ce sont des salauds, des goujats, des misérables, des sadiques, des malfaiteurs, des noceurs abjects, des satyres d'ateliers, voire des cochons, des pourceaux.

Ces termes sont ceux le plus souvent employés par les hommes.
Les femmes, quant à elles, se bornent à évoquer le terme de "défense de leur dignité".

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Notes de bas de page
1 Le Père Peinard, Un cochon, 10 août 1890.
2 Victor Margueritte, Le Compagnon, roman de moeurs, Paris, Flammarion. 1923. p. 8.
3 Aline Valette, Au pays du tulle, La Fronde. 17 avril 1898.
4 Le Libertaire, Le droit de cuissage, 22 avril 1897
5 Pierre Guiral & Louis Thuillier, La vie quotidienne des domestiques en France au XIX ème siècle, Paris, Privat, Hachette, 1978, p.33.
6 Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, La domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 1979, p. 329.
7 Balzac, Les paysans, ColI. Folio, Gallimard, 1985, p. 282, 288, 289
8 Pierre Guiral & Louis Thuillier, Op. cit. p. 114.
9 Ibid. p.133.
10 Cité dans Pierre Guiral & Louis Thuillier, Op.cit. p.114
11 Julie Daubié, La femme pauvre au XIX ème siècle, Op. Citp. 54,63.
12 Cité dans Anne Martin Fugier, Op. cit. p.300.
13 lbid. p, 88.
14 Le Cri du Peuple, 20 décembre 1903.
15 Marie-Agnès Mallet, Maîtres et servantes. Des histoires d'infanticides, France, XIX' siècle, Projets féminises, N° 1, Mars 1992,
16 La Gazette des Tribunaux, 9 février 1895.
17 Ibid. 21 / 22 décembre 1896.
18 La Gazette des Tribunaux, L'affaire du boulevard Magenta. 22, 23, 24 août 1901.
19 Ibid. 26, 27,28 avri1 1901, Cf. aussi, Marie-Victoire Louis, Le procès de Cornulier, Cette violence dont nous  voulons plus, Violences conjugales, N° I0, juin 1990, p. 31 à 35.
20 En ce qui concerne les sources littéraires, on peut notamment se référer à :

- Eugène Sue, Les mystères de Paris, Paris, 1841-1843, 4 ème partie, Chapitre 8, 9, 10, 12,

- Guy de Maupassant, Une vie, Rosalie Prudent, Histoire d'une fille de ferme, La maison Tellier, La petite Roque.

 - Honoré de Balzac, Les paysans, La terre.  

- Octave Mirbeau, Le journal d'une femme de chambre.

- Emile Zola, Pot Bouille, La Curée, Le rêve, La terre, Fécondité,

- Michelet ,Journal.

- Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, La fille Elisa, La Faustin,

- Gustave Geffroy, L'idylle de Marie Biré, L'apprentie,

- Léon Frappié , La Figurante, l'institutrice de province,

- Jules Renard, Les cloportes, Le pain de ménage,

21 Séverine, La bonne, La Fronde. 24 mai 1900.
22 Anne Martin-Fugier, Op. cit. p. 174.
23 Cf. Nicole-Claude Marhieu, "Quand céder n'est pas consentir, Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques unes de leurs interprétations en ethnologie", in L'arraisonnement des femmes, Essai en anthropologie des sexes, réunis par Nicole-Claude Mathieu, Cahiers de l'Homme, Editions de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1985, p. 169 à 245.
24 May-Armand Blanc, La lettre à Justine, La Fronde,14 juin 1902.
25 May-Armand Blanc, Art.cit.
26 Michelet, cité dans Pierre Guira1 & Guy Thuillier, Op.cit. p. 133.
27 Sur l'hypocrisie bourgeoise, cf. Gaston Kleyman, Maternité, Le Libertaire, 6 juillet 1896.
28 Julie Daubié, Op, cit. p.54.
29 Le Père Peinard, Un cochon, 10 août 1890.
30 Ibid. Contrecoup violeur, 25 juin 1893.
31 La Gazette des Tribunaux, 6 septembre 1894.
32 Le Libertaire, Chair à travail, chair à plaisir, 13 Novembre 1896.
33 Ibid. 22 avril 1897,
34 La Fronde, Aline Val1ette, Au pays du tulle, 17 avril 1898
35 Ibid. Jeanne Brémont, Les femmes au Creusot, 4 octobre 1899
36 La Voix du Peuple, Le droit du seigneur, 30 décembre 1900
37 Ibid. La journée de 8 heures dans l'industrie chapelière, 12 mars 1902
38 L'Humanité, Prospérité capitaliste, misère prolétarienne, 3 janvier 1907
39 La Bataille Syndicaliste, La raffinerie, 400 femmes en lutte, 10 mai 1913
40 Annie Fourcault, Femmes à l'usine en France dans l'entre deux guerres, Paris, F. Maspéro 1982, p, 99.
41 L'Ouvrière, St Etienne, 23 octobre 1924
42 Le Libertaire, Le droit du patron, 22 mars 1924
43 L'Ouvrière, 13 novembre 1924
44 Ibid. L'usine de Thaons, 9 avril 1925
45 lbid. 23 avril 925
46 Ibid. Parfumerie Bourgeois, 30 septembre 1926
47 Ibid. 19 mars 1926
48 Le Courrier Populaire, 21 septembre 1867, cité par Pierre Pierrard, La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire, Ed, Bloud et Gay, 1965, p, 168
49 Le Père Peinard, 5 juin 1884.
50 Les deux vers manquent dans le manuscrit.
51 L'Ouvrière, Les filles à cailloux, 27 août1925.
52 Ibid. Alphonsine Bernard, Dans les mines du Pas de Calais, les lampistières, 8 avril 1926.
53 Ibid. Yvonne Autré, Dans les mines du Pas de Calais, 8 avril 1926.
54 Fenelon Gibon, Employées et ouvrières. Conditions d'admission et d'apprentissage. Emplois, traitements, salaires etc.., Lyon, Librairie E. Vitte, 1906. Préface du comte d'Haussonville.
55 Ibid.
56 L'Action ouvrière, Féminisme officiel, 15 novembre 1909
57 La Fronde, Les femmes bureaucrates. 5 janvier 1888
58 L'Ouvrière, Dans les administrations, 19 mars 1925
59 Ibid. Un scandale, 10 Décembre 1925
60 Ibid. La vie de caserne aux douanes, 9 décembre 1926
61 Claudie Lesselier, "Employées des grands magasins à Paris, avant 1914". In : Travaux de femmes au XIX ème siècle. Le Mouvement Social. Octobre-Décembre 1978. N° 105. P. 109 à 126
62 Ibid. p.115.
63 La Fronde, Les grands magasins. 23 janvier 1898.
64 André Lainé, Les demoiselles de magasins, Paris, Arthur Rousseau, 1911, p. 113.
65 Terre Libre, Un bagne parisien. Les galeries Lafayette, 15 mars 1914.
66 Claudie Lesselier, Art. cit., p.117.
67 Terre Libre, Un bagne parisien, les Galeries Lafayette, 15 mars 1914.
68 Le Libertaire, Aux Annexes du Printemps, 19 janvier 1925.
69 Docteur Marc Blatin, Les infirmières, Paris, B Baillière et fils, 1905, p. 60.
70 Paul Bru, Le roman d'une infirmière, Paris, P. Placlot 1907
71 L'Ouvrière, Dans les hôpitaux, 8 mai 1924.
72 André Théry, La Fronde. La défense de l'institutrice. 13 octobre 1902.
73 Allusion au personnage de l'inspecteur primaire du roman de Léon Frapié dans ses relations avec Louise Chardon, L'institutrice de province, p.1897.

 Danièle Delhome, Nicole Gault et Jacqueline Gonthier, Les premières institutrices laïques. Paris, Mercure de France, 1980. p145.

74 Patrick Nicoleau, Quand les institutrices devenaient des maîtresses, Cette violence dont nous ne voulons plus,N° 9, Octobre 1989, p. 34 à 39.
75 CF., Danièle Delhome, Nicole Gault et Jacqueline Gonthier. Op. cit. p. 145.
76 Patrick Nicoleau, Quand les institutrices devenaient des maîtresses. In "Cette violence dont nous ne voulons plus". N° 9. Octobre 1989. p 34 à 39.

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