La beauté est une marchandise
dont on peut battre monnaie. 1
L'histoire du travail féminin
est comme doublée de noir
par l'histoire de la prostitution.2
Au XIXe siècle, le salariat et la prostitution sont traditionnellement appréhendés comme deux mondes clos, relativement étanches. Le droit concourt à cette séparation : « Les femmes entretenues ou celles qui, à côté d'un travail insuffisamment rémunérateur, cherchent à se procurer par l'inconduite quelques ressources accessoires, sont exclues de la prostitution. » 3
Mais cette séparation contribue à masquer la réification massive du corps et de la sexualité des femmes, y compris au sein de l'institution du mariage. Elle relève plus d'une tentative d'exorcisme que de la réalité. Une catégorie des femmes, chargée de tous les fantasmes sexuels, est ainsi isolée ; tout se passe comme si l'anathème social, le mépris voué aux prostituées devaient inciter "les autres" à se conformer aux modèles dominants d'"honneur" (masculin) et "vertu féminine".
Or, cette ligne de partage entre les femmes - celles censées être affectées au pouvoir d'un seul et les autres collectivement appropriées - est profondément normatif ; la croissance du salariat féminin contribue à faire éclater cette dichotomie arbitraire.
Délimiter clairement "où commence et où finit la prostitution"4 est un exercice impossible ; il supposerait, en effet, l'autonomie sexuelle des femmes.
Aussi, bien que l'histoire ait le plus souvent occulté les relations entre salariat et prostitution - comme s'il fallait effacer une tare originelle - il apparaît plus conforme aux faits d'analyser leurs relations réciproques.
L'attachement de la société française à la "galanterie" (la "gauloiserie" en étant la forme populaire) ne cache-t-elle pas sous sa forme la plus aimable et la moins dérangeante, cette ambivalence du statut de la dépendance sexuelle des femmes ? Les prostituées ne sont-elles pas aussi appelées des femmes galantes ?
De fait, pour reprendre une appréciation de l'époque, « ces aimables galanteries que nous envient toutes les nations »5 ne sont pas nettement dissociées - pour certains, de l'imaginaire, pour d'autres, de l'exigence - d'un droit sexuel sur les femmes.
Sur ces thèmes, l'absence de rigueur du vocabulaire, l'ambivalence des signifiants - qui occultent les rapports de pouvoirs entre les sexes - doit être noté.
Pour reprendre la définition par du dictionnaire Littré, du mot "galanterie", quelles relations y a-t-il entre « l'empressement auprès des femmes qu'inspire le désir de leur plaire », « les propos flatteurs qu'on tient à une femme » et « le commerce amoureux » ? Et que signifie cette dernière expression ?
On peut retrouver les mêmes ambiguïtés avec le mot "séduire", qui signifie tout à la fois, toujours selon Le Littré : « faire tomber dans l'erreur, détourner de la vérité, faire manquer à un devoir, corrompre, suborner, persuader, se faire illusion à soi-même et plaire ».
Par ailleurs, comment évolue t-on du statut d'homme ou de femme séduisant-e, à celui de séducteur ou séductrice, alors que ces expressions n'ont pas, en outre, la même signification selon le sexe ?
Cette ambiguïté est aussi inscrite au coeur des différentes approches de la prostitution qui distinguent mal entre rapports marchands et rapports dépendants. Ainsi, en 1872, le docteur Martineau définit la prostitution comme "le commerce du plaisir" et la prostituée comme « la femme qui se tient à la disposition de celui qui la paie »6. Et en 1889, le docteur Reuss définit la prostitution comme « le commerce habituel qu'une femme fait de son corps » et la prostituée comme « la femme qui, se tenant à la disposition de tout homme qui la paie, se livre à la première réquisition » . 7
De fait, la prostitution est moins une situation isolable qu'elle ne s'inscrit au sein d'un continuum de situations de dépendance sexuelle féminine s'exerçant dans des formes, des lieux, des modalités différentes. La ligne de partage évolue selon l'âge, le milieu familial - et notamment l'intégrité sexuelle des jeunes filles -, la situation de famille et la conjoncture économique et politique.
Pierre Pierrard note ainsi la recrudescence de la prostitution à Lille après la grande crise économique de 1853-1856 8, Françoise Thébaud la souligne de même au lendemain de la démobilisation, après la Première Guerre mondiale. 9
Il existe ainsi une multiplicité de situations intermédiaires entre le salariat comme unique source de revenu, l'aide ponctuelle ou durable d'un ou de plusieurs hommes, le "cinquième quart de la journée", la prostitution clandestine, appelée aussi "prostitution des insoumises", les contraintes sexuelles au travail, le droit de cuissage, la "mise en carte", l'enfermement dans les bordels.
La capacité de faire évoluer les relations que les hommes entretiennent avec les femmes d'un statut à l'autre - notamment sexuel et professionnel - représente un pouvoir énorme, tandis que les femmes sont ainsi maintenues dans l'incertitude de leur identité propre.
Définir les femmes comme courtisanes ou ménagères, soumises ou insoumises, ouvrières ou prostituées, suppose que ces statuts soient définitifs et étanches. Le plus couramment, les femmes sont contraintes à assumer l'un ou l'autre - l'un et l'autre - de ces statuts et ce, à des divers moments de leurs vies, comme à la demande d'hommes différents.
Cette instabilité des statuts sexuels et sociaux féminins est sans doute la raison majeure de la fragilité psychologique, sociale et politique des femmes confrontées à un monde d'hommes.
Pour se limiter au monde du travail, de quelle sécurité peut jouir une femme si elle ne sait pas si ce sont ses capacités professionnelles qui sont recherchées et qui, dès lors, ignore quel rôle est attendu d'elle ?
Comment une femme qui a les compétences exigées par l'emploi auquel elle est affectée et qui souhaite accéder à une promotion, peut-elle aisément réagir face à une proposition sous conditions ?
Quelle maîtrise du monde et de sa propre vie peut avoir une "petite bonne" si, après avoir été appréciée et embauchée sur sa capacité faire le ménage et la cuisine, elle se trouve contrainte à l'initiation sexuelle du fils de famille, enceinte de ses "œuvres", puis licenciée, au nom de la morale bourgeoise ? Et que peut-elle penser du comportement de la maîtresse de maison qui s'empresse d'embaucher, dans les mêmes conditions, une autre "petite bonne" ?
Une symbolique sexuelle, plus ou moins grossière, reste ainsi fortement attachée au travail des femmes. Ce sont les devises proposées en 1893 pour l'emblème du syndicat de l'aiguille par des « hommes graves », mais refusées parce que jugées tendancieuses: « Piquante, mais attachante » ou « Bien taillé, mais il faut recoudre » 10. C'est aussi Hamelin qui lors du congrès de la Fédération du Livre de Bordeaux demande que « les femmes soient accueillies à bras ouverts »11. On peut multiplier les exemples.
Ce que ces expressions révèlent, c'est que statut professionnel des femmes n'est pas acquis, car « elles ont été parquées dans leur sexe, transformé, qu'on le veuille ou non en profession, pour ne pas dire en métier », selon l'expression de Jules Guesde. 12
À l'occasion des grèves de femmes, d'ouvrières en particulier, l'ambivalence entre le statut de salariée et de prostituée apparaît avec force. Madeleine Reberioux écrit, fort à propos : « Il n'est pas facile d'être une gréviste. Aux yeux de ce qu'on appelle déjà l'opinion, si l'ouvrière est à peine une femme, que penser d'une ouvrière en grève ? Elle suscite l'ironie, quand ce n'est pas l'obscénité. » 13
En effet, à l'exception de quelques secteurs féminins syndicalisés, les femmes en grève sont, soit considérées avec condescendance comme des victimes peu conscientes dont il faut prendre en charge les intérêts et reformuler les exigences, soit dévalorisées par des jugements de type moraux, en réalité sexistes et sociaux.
Un exemple : lors de la grève des sardinières de Douarnenez de 1905, les ouvrières qui contestent la violation patronale du contrat de travail consultent officiellement le juge de paix de cette ville. Celui-ci, ancien notaire, les voyant arriver en compagnie de Géguel, responsable de la Bourse du Travail et secrétaire du syndicat du bâtiment, les apostrophe, en guise d'introduction aux débats, par ces mots : « Vous couchez donc avec Géguel pour qu'il vous représente ? » 14
Si l'ivresse et les mauvaises fréquentations politiques figurent, le plus fréquemment, dans les jugements policiers sur les meneurs, les meneuses sont, pour leur part, accusées de mauvaises mœurs. Michelle Perrot souligne que le moralisme triomphant provoque, lorsque les femmes se mettent en grève, des jugements sommaires.
Ainsi, à l'occasion de la grève des chapelières de 1881, « les plus mauvais renseignements sont donnés sur chacune des coprévenues dont les mœurs légères sont de notoriété publique », peut-on lire dans le Journal de Villefranche. 15
Françoise Thébaud cite des appréciations identiques relatives aux munitionnettes en grève, arrêtées en 1917 : « Marie P. : agressive et insolente ; a beaucoup d'amants ». Celle-ci note que « pour les policiers qui dressent ces constats, il n'y a pas de militantes convaincues, il n'y a que des femmes aux moeurs douteuses et au caractère faible ». 16
Ces appréciations révèlent le peu de considération que l'on accorde aux femmes, et donc le peu de cas que l'on fait de leurs revendications.
En outre, leur protestation dérange, suscite la colère et la violence de la part d'hommes, mais aussi de femmes qui s'inquiètent de l'éventuelle propagation de leurs comportements. Les contestataires qui sont déjà suspectées de vouloir, par le travail, échapper à la dépendance à l'égard des hommes, osent, en outre, affirmer publiquement leur autonomie, en manifestant leurs revendications. Exiger ainsi l'amélioration de sa propre condition de femme est insupportable pour tous ceux et toutes celles dont le statut repose sur l'évidente légitimité de l'hégémonie du pouvoir masculin.
Les grèves de femmes déstabilisent ainsi l'ordre sexuel et social; les assimiler aux prostituées est bien le meilleur antidote aux velléités de révolte des autres femmes, comme à l'émergence d'une solidarité masculine envers les femmes en grève.
L'usage d'envoyer les femmes "suspectes" à la "visite sanitaire" n'est pas une pratique exceptionnelle. Julie Daubié l'évoque déjà, en 1866 : « Ces erreurs cruelles se renouvellent tous les jours pour la fille du peuple, sans que son cri de protestation soit entendu. » 17
À Rennes, en 1903, éclate une grève des brossiers (en majorité des femmes) : « Nous nous sommes lancés dans la lutte, poussés par la baisse des salaires, arrivés au dernier degré.»18 Des bagarres éclatent entre ouvriers ; sept grévistes sont déférés au Parquet. La grève, qui dure depuis plus d'un mois, ne s'arrête pas pour autant.
Une manifestation est organisée au cours de laquelle la police procède à treize arrestations d'hommes et de femmes. Après l'interpellation, les hommes sont remis en liberté, tandis que les cinq femmes sont conduites, par les agents de la police des mœurs, au dispensaire. Pour reprendre les termes du responsable de la Chambre syndicale des ouvriers brossiers, Bachelot : «L'outrage d'une visite sanitaire leur a été infligée. Rien n'a été épargné à ces malheureuses camarades par les agents qui les accompagnaient, plaisanteries grossières, paroles outrageantes, tout a été fait par ceux qui sont chargés d'appliquer la loi. »19
La visite sanitaire, qui, selon Alain Corbin, est « le pivot du système réglementariste » et son « institution la plus vivement contestée », consiste à imposer, périodiquement, aux prostituées, un examen de leur sexe, par des médecins choisis par la Préfecture de police. Au-delà même de son principe, les conditions de cette "visite" peuvent laisser douter de son efficacité comme de sa finalité médicale: la moyenne des femmes "examinées" sous le Second Empire est de 52 à l'heure, tandis qu'un certain docteur Clerc se vante de pouvoir "visiter" une "fille" toutes les 30 secondes.20 Les abolitionnistes considèrent cet examen comme un véritable viol, tandis que le spéculum est dénommé - dans une formule très forte - par certaines prostituées : « le pénis du gouvernement». 21
L'émotion est vive dans la population Rennaise. Le Nouvelliste de Bretagne dénonce cette « outrageante humiliation» cet « indigne procédé », et approuve la « très légitime indignation des grévistes ».22 Les Nouvelles Rennaises affirment qu'il s'agit de "la dernière insulte que l'on puisse faire à une femme, à une population". 23
Les langues se délient; des journalistes enquêtent. Le dernier journal cité apprend à ses lecteurs que les hommes du commissaire de police Laffite qui a donné cet ordre ont déjà frappé à coups de poing et passé à tabac les ouvrières lors d'une manifestation antérieure. Le même a préalabÏement convoqué, dans son cabinet - on ne sait pour quelle raison - les servantes de café, déjà confondues avec les "filles".
Cependant, l'indignation du syndicat local fait cependant long feu. Le syndicaliste Bachelot affirmant « faire confiance aux lois » croit bon démentir dans la presse le bruit selon lequel les ouvriers auraient eu l'intention de manifester contre la manière dont les ouvrières avaient été traitées. Son argument - sibyllin - est le suivant : : « On sait ce que l'on a l'intention de faire et la fin se termine quelquefois par une catastrophe. » 24
En rupture avec cet accommodement local, l'organe national de la CGT, La Voix du Peuple dénonce violemment cette « infamie policière » et prend le relais de cette bien faible réaction du syndicat locale dont l'intervention s'était limite au dépôt d'une plainte : «Quoi, en plein XX e siècle, dans une société qui prétend reposer sur la reconnaissance des droits de l'Homme, de semblables attentats peuvent se perpétrer, sans que, dans une clameur indignée, les misérables auteurs soient cloués au poteau d'infamie, sans que soient brûlés et jetés au vent les lois ou décrets au nom desquels de tels crimes se commettent ! » Et l'auteur de l'article ne se contente pas d'attaquer les pouvoirs institués : la police, le patronat, il critique aussi le médecin du "dispensaire" qui a exprimé une indignation bien accommodante avec la besogne dont il s'est chargé.
Il en appelle enfin aux ouvriers, à leur honneur bafoué : «Nous ne pouvons pas croire que le prolétariat organisé n'aura pas un cri de colère devant une telle injure. D'ailleurs, c'est lui qui est frappé, frappé dans ce qu'il a de plus sensible, et c'est à lui de châtier les infâmes et ceux qui les couvrent... Les femmes des travailleurs seraient plus respectées, les ouvriers eux-mêmes ne seraient plus molestés, frappés, si, quelques fois, ils faisaient sentir à la gent policière le poids d'une colère qui se manifeste autrement qu'en protestation platonique. Mais le respect de l'autorité est encore immense... » regrette-il. 25
Le Préfet intervint et une enquête administrative aboutit, pour une fois, rapidement. Le 13 mai 1903, on annonce le déplacement du commissaire Laffite; mais celui-ci n'ayant pas accepté cette mesure, il obtient sa mise à la retraite. 26
Cette "visite sanitaire" imposée aux ouvrières de Rennes appelle quelques commentaires. S'il est arrivé à la "police des mœurs"27 de s'en prendre, d'embarquer et de contraindre à cette "visite" quelques femmes de la bourgeoisie, ce traitement est néanmoins quasi exclusivement réservé aux femmes du peuple : « Pour une bourgeoise qui de temps à autre, tombe dans leurs griffes, écrit le Père Peinard, combien de nos compagnes ont été leurs victimes. Il n'est pas rare, nom d'un pétard ! qu'à la sortie de l'atelier ou du magasin, une gironde gonzesse soit foutue au bloc. Comme elle est pauvre, qu'elle n'a personne qui s'intéresse à elle, on la garde la plus possible ; on la fout à Saint-Lazare, on la passe à la visite. Avant de la lâcher, on lui fait la leçon. Pas de grabuge, sinon elle aura des emmerdements jusqu'à plus soif. D'abord elle sera déconsidérée, vu que les commères du quartier diront : Il n'y a pas de fumée sans feu. Le père, la mère, le mari ou un amant viennent la réclamer. On la met dehors et tout est fini. » 28
À Rennes, la presse de gauche rappelle, à cette occasion, que lorsque les religieuses ont été expulsées, des dames de la haute société « ayant des noms à particule, et dont certaines étaient les épouses de conseillers municipaux, se sont portées en masse devant ces établissements, en manifestant non moins bruyamment que les ouvriers et ouvrières. Mais, là, les mêmes agents se tenaient à une distance respectueuse ou se servaient de toutes les formules de politesse pour se frayer un passage à travers les groupes. » 29
Relevons également les arguments évoqués par le syndicat local des brossiers, qui a saisi la presse de cette affaire. Celui-ci s'affirme d'autant plus choqué que ces jeunes filles « étaient honnêtes », appréciation qui, dans le contexte, signifie vierges. On comprend que le médecin chargé d'inspecter le vagin de ces - supposées - prostituées se soit ému devant ces clientes peu habituelles.
Il semble donc que ce soit moins le traitement imposé à ces ouvrières, que le fait qu'elles soient honnêtes qui provoque la réaction syndicale. En effet, s'appuyant sur le jugement du médecin, ces syndicalistes annoncent publiquement, « pour mieux confondre les auteurs de l'infamie», leur capacité à prouver leur honnêteté. 30 N'est-ce pas reconnaître qu'ils s'estiment en droit de le faire et que la visite sanitaire eut été légitime, s'il s'était avéré que ces femmes - selon les critères de l'époque - ne l'étaient pas ?
Ce même raisonnement, selon lequel une injustice contre les femmes est moins dénoncée en elle-même, qu'appréciée et jugée et fonction du comportement, du statut, de l'"honnêteté" de celle qui en est la victime, se retrouve dans un article de L'Ouest-Eclair. Dans une enquête concernant le logement ces femmes, le journal découvre que trois des ouvrières, accusées de "vagabondage" peuvent justifier d'un domicile: «Ainsi s'écroule le seul prétexte que l'on pouvait évoquer contre elles, avec un semblant de raison », souligne-t-on. 31
Rappelons que ces grévistes, dont le logement dépend de leur travail, avaient dû, faute de domicile, dormir dans les corridors des maisons ; une souscription s'ouvre d'ailleurs en leur faveur, afin de leur assurer un logis.
On peut donc noter, enfin que, malgré les appels à la vengeance, la solidarité ouvrière, ne s'est pas manifestée.
Néanmoins, ce que révèle la lecture de la presse régionale, c'est l'apparente évidence de la légitimité du droit des travailleuses à la grève, et donc, a fortiori, au travail.
Lors de la grève des Postes, la police procède, le 15 mars 1909, à de nombreuses arrestations de manière si brutale qu'une trentaine de femmes sont emmenées à l'infirmerie. Le Préfet Lépine présent sur les lieux décide, devant les protestations, de faire retirer les policiers. Au même moment, les dames télégraphistes sont grossièrement injuriées par leur ministre de tutelle, Siymian, Sous-secrétaire d'Etat aux P. T. T., également présent. Il les apostrophe en « un vocabulaire d'une goujaterie odieuse : petites grues, vieilles poupées, bourriques et propres à rien », furent les épithètes dont il les gratifie.32 La note de police qui relate cet incident, fait état, en des termes plus nuancés, « d'un accueil brusque et de paroles désagréables, voire malhonnêtes ». 33
Le lendemain, « on ne cause que de cela à la Chambre. Les socialistes mettent (le ministre) plus bas que terre et les radicaux partagent leur opinion. On excuse difficilement M. Symian de s'être laissé aller à de fâcheux écarts de langage, en les traitant de putains et de saloperies ». Et la note se termine ainsi: "Cela, qui n'est pas bien grave, en fait, produit à la Chambre adroitement exploitée par les socialistes, une impression plutôt pénible."34
Là encore, une chanson populaire, sur l'air de "Vadrouille ministérielle", brocarde le gouvernement et fait état de la solidarité des cheminots
Hardi ! Vive les postiers !
" Alors, aux femm' s'en prenant
Monsieur Symian
Bravement
Les traita dans sa furie
De saloperie
Les postiers, homm' de coeur
Qui n'avaient pas peur
Malheur !
Dir' ent : Vous voulez le combat
Lach' qui cédera.
Tout le monde est avec nous,
Sachez le Monsieur Barthou !
On insult' nos compagn'
Pour commencer, dès demain
Pour le servic'des trains
Sachez que les ambulants
S'ront tous manquants !"
L'Humanité lance une campagne contre Symian, qui ne peut plus rester « à la tête du prolétariat des Postes ». Le journal doit se contenter d'un simple démenti de sa part.
Cependant, à la fin du XIXe siècle, les ouvrières acceptent de moins en moins ces amalgames. Lors des grèves de la couture de 1918, un rapport de police croit bon de noter « les mouvements de stupeur et d'indignation » lorsqu'une patronne déclare que la reconnaissance de la journée de 8 heures donnerait [à ses ouvrières] « davantage de temps pour aller s'enfermer dans ces maisons dont les volets ne s'ouvrent jamais ». 35
Certains métiers féminins sont fondés sur la vente de tout ou partie du corps des femmes. Ce n'est pas leur travail que l'on rémunère, c'est le commerce de leur corps. C'est le cas des prostituées, mais aussi des nourrices; les premières monnaient l'usage de leur sexe, les secondes, l'usage nourricier de leurs seins. Dans les deux cas, elles sont dépossédées de leur individualité, de leur identité, de leur sexualité. Leurs relations, leurs rapports avec le monde extérieur sont définis par d'autres qu'elles-mêmes.
Comme la prostituée, durant le temps de son placement, la nourrice n'a pas le droit d'avoir sa propre famille ; « en outre, mise en condition par la nécessité de produire du lait pour pouvoir se placer à nouveau et 'faire une nouvelle nourriture', elle n'a qu'un but en rentrant au pays: se retrouver enceinte, à nouveau». 36
Leurs corps ne leur appartiennent pas; on les examine, on les teste, on les palpe; leurs règles rythment leurs vies, tandis que la menace de maladies vénériennes pèse constamment sur leur santé, sur leur travail.
Il est aussi nombre de métiers où les femmes sont au service de l'entretien du corps des autres, soit de leur santé, (infirmières, aides-soignantes), soit de leurs vêtements (lavandières, lingères, couturières).
Il est enfin d'autres métiers où l'ambivalence des fonctions productives et sexuelles, sont particulièrement frappante. Il s'agit soit de professions au sein desquelles les femmes affichent leurs corps, (chanteuses, danseuses...) mais aussi, plus largement, de professions où les femmes sont exposées au public (vendeuses à l'étalage, serveuses) et où toutes les analogies avec la prostitution sont possibles.
Pour appréhender ces métiers féminins qui se situent aux marges de la prostitution et du salariat - ou qui, tout au moins, sont perçus comme tels - il est difficile de distinguer dans les jugements, ce qui relève de l'anathème moral, de la contrainte économique et de la liberté des moeurs.
On peut cependant noter que, contrairement aux prostituées, ces salariées, en faisant valoir une qualification, un savoir, une compétence peuvent s'appuyer sur une règle de droit. Aussi léonins que fussent leurs contrats de travail, ils leur permettent de s'autonomiser par rapport aux exigences masculines.
Quelques exemples nous permettent de situer les étapes de ce processus transformant un état en un métier. La recherche d'une profession remplace progressivement celle d'une position, d'un statut social.
La danse restera dans l'imaginaire social comme le prototype des activités féminines où la place accordée à la mise en valeur du corps est trop centrale pour qu'il soit aisé de faire la part entre les qualités professionnelles, artistiques des femmes et la nature de la reconnaissance, par les hommes, de ces mêmes qualités.
L'expression "se payer une danseuse" fait partie de notre imaginaire.
Une thèse, non publiée, consacrée à l'univers des danseuses de l'Opéra entre 1830 et 1850 37nous procure de précieux éléments nous permettant de comprendre, la progressive autonomisation de ces femmes vis-à-vis hommes au XIX ème siècle.
Au début de ce siècle, mis à part quelques ballerines internationales, toutes les danseuses sont issues des classes les plus démunies de la capitale : 43 % de leurs parents sont illettrés. « C'est sur une pauvre créature étiolée, à l'œil plombé de fatigue, aux tibias desséchés, aux bras maigres que repose l'espoir de la famille ; celui de sortir de la misère, d'obtenir un sort meilleur pour elle-même et pour toute sa famille. » 38
L'Opéra est, pour la ballerine, une sorte de piédestal d'où elle s'élance pour essayer d'accéder à la classe aisée. Mais si certaines y parviennent, c'est d'abord une logique de dépendance aux hommes.
La danseuse doit plaire au maître de ballet qui décide de ses pas et de son avancement. Une gravure, daté de 1832, décrit l'un d'entre eux, qui se permet, certaines "privautés" avec l'une elles, sous prétexte de « redresser (sa) taille ». Et sans doute plus encore39.
Il faut « plaire aussi à l'inspecteur de la danse qui lui permet de ne pas figurer au dernier acte d'un ouvrage (elle peut rentrer moins tard chez elle), au librettiste qui lui donne un rôle dans le prochain ballet, enfin au directeur qui renouvelle son contrat ». 40
Les danseuses doivent vivre et payer en outre d'onéreuses classe de danse, si elles veulent sortir de la misère et de l'anonymat. Des balletomanes interviennent pour elles, tandis que des protecteurs se présentent. En 1831, Louis Véron, premier administrateur de l'Opéra, officialise la pratique consistant à autoriser les amateurs de l'Opéra à pénétrer dans le foyer lors des répétitions, tandis qu'un préposé est chargé de contrôler l'entrée des ayant droits. Ces protecteurs peuvent alors prendre plus facilement contact avec les danseuses et faire leur choix, au plus près.
On comprend mieux alors, selon le témoignage d'un habitué des coulisses de l'Opéra, dans un manuscrit publié au cours des années 1830 intitulé : Les cancans de L'Opéra. Le journal d'une habilleuse de l'Opéra qu'il « est peu d'honorables familles sans fortune qui répugnassent à placer leurs filles à l'Opéra ». 41
Entre ces mentors et ces petits rats, les mères - qu'elles soient réelles ou de substitution - apparaissent comme des intermédiaires quasi obligés. Autorisées à assister aux leçons, chargées de jouer les chaperons - en réalité, souvent chargées de négocier au mieux les "charmes" de leurs filles - elles leur apprennent la coquetterie, l'art d'être belles et de plaire, « leur donnant des leçons d'œillades et de jeux de prunelles comme on apprend aux enfants d'ordinaire la géographie et le catéchisme ». 42
Les résultats de cette éducation sont déplorables, affirme Théophile Gautier: « la jeune ballerine est à la fois corrompue comme un vieux diplomate, naïve comme un bon sauvage ; à 12 ou 13 ans, elle en remontrerait aux plus grandes courtisanes ».
Lorsque la jeune fille montre trop de froideur auprès d'un bon parti, sa mère, selon les Mémoires d'un administrateur de l'Opéra, la sermonne : « Sois donc un peu plus aimable, plus tendre, plus empressée ! Si ce n'est pour ton enfant, pour ta mère, que ce soit au moins pour ta voiture» rapporte le Docteur Véron. 43 Et certaines n'hésitent pas à imposer à leurs filles un amant laid, âgé mais riche qui en fait « les viole avec (sa) bénédiction ; (elle) a marchandé à l'avance ce nouveau droit du seigneur ».
Des fausses mères : tante, cousine, ou amie, qui peuvent tirer de substantiels profits de la situation - si elles savent efficacement placer leurs protégées - occupent un statut qui se situe entre celui de mère, d'entremetteuse, de femme de chambre et de mère maquerelle.
Théophile Gautier pour sa part estime que « sous le règne de la Charte, il se vend à Paris plus de femmes qu'à Constantinople. Plus la sagesse de l'enfant est notoire, plus les enchères montent haut ». Et il poursuit : « Les vierges se divisent en deux catégories, l'une qui résiste avec esprit, l'autre qui résiste parce qu'il est convenu qu'une femme ne doit pas céder tout de suite. » 44
Il est alors peu de place pour des "inclinations de cœur" ; sa mère doit même empêcher ces "bêtises de jeunesse" qui ruineraient toute possibilité d'un "établissement intéressant" : « Quelle singulière destinée que celle ces pauvres petites filles, frêles créatures offertes en sacrifice au Minotaure parisien, ce monstre bien autrement redoutable que le Minotaure antique qui dévore chaque année les vierges par centaines sans que jamais aucun Thésée ne vienne à leur secours », écrit-il encore.
Plusieurs d'entre elles tentent d'échapper, par le suicide, à ces destins, présentés comme autant de chances de motion.
Contrainte souvent de changer de nom, « sans identité propre, dépourvue d'instruction et de culture, il ne reste à la danseuse que la séduction et la ruse, seules armes dans ce métier où l'élément masculin détient le pouvoir.»45 La position de protégée d'un homme riche, et si possible titré, est le moyen quasi obligé d'accéder à une reconnaissance professionnelle.
Lorsque, progressivement, les administrateurs de l'Opéra affirment leur volonté de moralisation de l'établissement, les mères en seront progressivement chassées, comme le seront les danseuses qui entachent la réputation de l'établissement, en affichant formellement leur statut de prostituées. Mais les frontières entre ces deux états sont bien fragiles.
Deux élèves de la classe de l'Opéra, âgées de 12 et 13 ans, sans aucun doute "conseillées " par un ou une adulte, louent une mansarde et adressent aux abonnés de l'Opéra la circulaire suivante : « Deux dames de bonne humeur et d'agréable figure, attachées à l'Académie Royale de danse, reçoivent les messieurs qui voudront bien les visiter à tous moments du jour et de la nuit excepté aux heures de classe, des répétitions et de présentations, rue Pinon. N° 24, au 4 ème, au-dessus de l'entresol ».
La plus compromise, Eulalie Gaucher, disparut sur ordre de la Préfecture de police. Anna Saulnier, grâce à sa mère et à la bonne conduite de sa sœur aînée est charitablement réintégrée après avoir été admonestée et sévèrement punie. 46
Cependant, si la danseuse doit avoir un protecteur, c'est pour exercer art, pour faire carrière; c'est la danse qui légitime cette protection. Au même titre que l'analogie entre le maquereau et le protecteur n'est pas de mise, celle qui pourrait naître des ressemblances entre certains salons de "maisons closes" et le foyer n'est pas, non plus, possible. Certes, c'est bien là que se nouent liaisons, mais c'est la danse qui règne en maître.
Le tableau d'Eugène Lami intitulé : Le foyer de la danse, daté de 1838, met en scène des hommes à l'apparente respectabilité - ils sont en frac - et des danseuses habillées. Les sexes sont mêlés, mais la distance est marquée, quasi respectueuse. Il s'agit moins d'hommes choisissant des femmes, que d'hommes et de femmes qui mutuellement se scrutent se cherchent, s'évitent. Aucune des danseuses ne s'offre ni ne s'affiche. Plusieurs ont des postures - exagérément ? - pudiques. L'une esquisse un mouvement des bras, les autres, tout au plus, semblent se laisser convoiter ou regarder.
Aucune d'entre elles cependant ne regarde les hommes en face, alors que les regards des hommes se portent sur elles. 47
Un autre dessin consacré au Foyer de l'Opéra, signé H. de Montaut (1847), nous révèle la diversité des comportements des danseuses vis-à-vis de leur art, comme vis-à-vis des hommes. 48 Une femme danse, seule, sans se soucier d'approbations masculines ; une autre fait face avec fierté à deux hommes qui attendent qu'elle pose son regard sur eux ; une troisième, surveillée par une mère, se cache la face de son éventail, tandis qu'un homme - son protecteur ? - la scrute. Une seule semble n'exercer son art que pour aguicher l'homme, qui, tout à ses côtés, n'attends que le moment de partir avec elle.
Alors que les sentiments des prostituées ne sont pas pris en compte - elles sont payées pour être à la disposition des hommes - on s'interroge sur ceux des danseuses.
On rapporte ainsi que certaines souffrent de « voir ces parasites accours là, comme à la curée d'un bien qui semble leur appartenir exclusivement. » 49
Enfin, aussi puissants que soient les hommes qui les « tutoient, leur pincent la taille et les considèrent, le lorgnon à l'œil, comme s'il se fût agi d'estimer une jument »50 ces comportements ne sont plus nécessairement de bon ton.
En 1854, le comte Daru, président du Jockey club, est décrit comme « un sultan dans son sérail, au milieu du foyer ». 51 C'est sur lui que porte la critique ; il est l'objet du mépris des habitués, pour qui le foyer emprunte plus au salon bourgeois où l'on discute culture, art et musique qu'au harem oriental. En outre, l'aspiration à l'embourgeoisement apparaît avec la Monarchie Juillet : les hommes riches sont plus soucieux de leurs gains : « La mode n'est plus de se ruiner pour une danseuse. La Bourse lui a enlevé ce privilège. »52 Ils calculent, contrôlent les sommes qu'ils donnent : «Ils ne savent rien donner sans recevoir, l'esprit de commerce domine tout : c'est à qui dépensera le moins pour les femmes d'Opéra. Ils ont la prétention de traiter une ballerine comme une grisette », s'indigne l''Habilleuse de l'Opéra". 53
Les danseuses, elles aussi, calculent et aspirent à la sécurité : craignant d'être délaissées pour des plus jeunes, aspirant à une certaine respectabilité, elles cherchent à épouser un boutiquier ou un commis en écriture, vers la trentaine, avant qu'il ne soit trop tard. Lorsqu'on leur propose des militaires ou des danseurs, elles répondent à l'"habilleuse" : "Merci, je viens d'en prendre ! "54 Et, selon un auteur de l'époque, la convention de ces ménages qui se nouent, c'est, si possible, « beaucoup d'argent, un peu d'amour. » 55
La respectabilité, la bonne éducation devient un souci permanent à l'Opéra, tandis que le couple protecteur - ballerine s'embourgeoise. Celles qui se sont laissé aller à leur penchant pour le luxe et les plaisirs, sans souci du lendemain, risquent de tomber dans la pauvreté, dans la prostitution. Seules quelques-unes perpétuent la tradition, de plus en mythique, d'hommes qui se sacrifient, se ruinent pour leur plaire, comme celle - complémentaire - de femmes prenant leur revanche sur les hommes en dominant, pour un temps plus ou moins long, notables, banquiers, hommes politiques.
Mais l'apparition, au début du siècle, d'un syndicat des danseuses révèle que, de plus en plus nombreuses, sont celles pour qui la danse n'est pas un statut transitoire, mais leur métier, celui pour lequel elles sont prêtes à se battre.
Une grève, sans précédent dans les annales de l'Opéra, pour obtenir une augmentation substantielle des salaires, a lieu en 1912. Si Louise Robin-Challan situe, à cette même date, la constitution du syndicat danseurs, celle-ci apparaît avoir été décidée trois ans auparavant. Un article dans l'Humanité, en 1909, évoque les circonstances de la naissance du "syndicat des tutus".
Ce sont deux hommes extérieurs au métier de la danse, l'un de la Fédération générale des Spectacles, l'autre de la Fédération des Musiciens qui sont chargés de présenter les revendications des danseuses. On y affirme que «celles-ci sont exploitées par des agences louches et par des maîtres de ballets injustement sévères », tandis que l'on évoque, sans trop de précisions "les abus dont danseurs et danseuses sont les victimes". Mais c'est une maîtresse de ballet, qui adjure les ballerines de se syndiquer : "Seul le syndicat, dit-elle, en employant une métaphore tirée du fond même du sujet, empêchera que l'on nous traite, comme on le fait depuis trop longtemps, par-dessus la jambe. Et sur cette... pointe très réussie, continue le quotidien socialiste, on désigne Madame Goschell comme présidente. » 56
On ne sait si le "nous" évoqué, signifie qu'elle s'identifie, indépendamment de son statut hiérarchique, en tant que femme, aux danseuses ou, indépendamment de son sexe, en tant que syndicaliste, aux exploitées.
Selon Pierre Hamp, inspecteur du travail, auteur d'une série d'ouvrages enquêtes consacrés à La peine des hommes, publiés dans les années 1920 chez Gallimard, "après la mode d'entretenir les danseuses... l'éréthisme masculin s'était porté de la chorégraphie à la couture. Le riche vaniteux rechercha la femme qui présentait bien la toilette".57
C'est dans le milieu des jeunes ouvrières de la couture, parmi les "premières" et les "secondes" d'ateliers, que les mannequins sont d'abord choisies pour présenter les collections : "C'est à elles, par leur beauté plastique, de faire valoir les créations des couturiers."58 Aussi, entre les clientes, leurs maris, leurs amants ou leurs fils, les directeurs des maisons et les couturières, se nouent des échanges qui se traduisent, pour ces dernières, par de propositions alléchantes d'échapper temporairement à leur situation exclusive de salariée.
Pierre Hamp évoque celles qui ont un amant fortuné et «celles qui ne font ce métier d'exhibition, que pour attirer un entreteneur ». Comme les danseuses doivent avoir un protecteur pour payer les leçons particulières sans lesquelles elles ne peuvent obtenir le titre d'artiste, les mannequins ne peuvent, grâce à leur seul salaire, porter la toilette qui est exigée d'elles. Là encore, des hommes qui s'intéressent à elles pourvoient à la différence. De fait, « il est pratiquement impossible à un mannequin de ne point faire commerce de son corps » affirme le journal L'Ouvrière en 1923. 59 Les plus demandées, les plus exigeantes, sans doute aussi celles qui savent ménager leurs effets et maîtriser leur carrière peuvent cependant, quelques fois, imposer le respect... ou la distance. Dans son livre déjà évoqué, Pierre Hamp, évoquant un défilé de mode, décrit une jolie gamine de 18 ans : « gracieuse et réservée.... L'enfant adulée écartait d'un geste princier les hommes trop pressés vers elle : ‘Pas touche', disait-elle." 60
L'attrait d'une vie facile mais moralement répréhensible offerte à ces jeunes ouvrières de la couture est un thème courant de la presse ouvrière: "Au luxe qui s'étale quotidiennement sous ses yeux, la jeune ouvrière compare sa morose existence; les maigres repas, les vêtements défraîchis et inélégants, les veilles de l'atelier surchauffé et le retour sous la pluie et sous la neige au logement triste et sale. Elle préférerait mener la vie de plaisir de celle qu'elle habille ou qu'elle chapeaute - et dont certaines furent, aussi, jadis, dans la mode ou la Couture. Ce désir est réalisable. On ne peut décemment refuser l'offre, faite avec une politesse exquise, d'une soirée au cabaret chic ou au théâtre en vogue. La petite ouvrière est prise dans l'engrenage... Travailler 12 à 15 heures par jour pour mener une existence misérable semble une duperie, puisqu'il est possible de mener la haute vie sans efforts trop pénibles". 61
La concurrence des bourgeois qui détournent, à leur profit, les meilleures des filles du peuple, l'aspiration des ouvriers à bénéficier, eux aussi, des "bonnes fortunes" des bourgeois est probablement l'un des enjeux majeurs, encore insuffisamment exploré, des luttes sociales.
Les conditions de travail de ces jeunes femmes chargées de vendre des marchandises sur le trottoir créent une confusion des genres - la situation qui les place en vitrine, sur le trottoir - qu'utilisent efficacement les directeurs des magasins.
Ces vendeuses, dont l'apparence physique en elle-même un facteur de vente, doivent rester, debout, exposées à toutes les intempéries, pendant des heures. Elles doivent en outre entendre, à longueur de journée « les réflexions plus ou moins convenables de messieurs qui, parce qu'elles sont femmes et jeunes, se croient tout permis ». 62 Et dans le roman largement autobiographique de Marguerite Audoux, L'Atelier de Marie-Claire, celle-ci décrit, dans une boutique, une situation bien similaire : « Je trouvais un emploi dans une maison de stoppage, Mais, là aussi, je trouvais un grave inconvénient. Devant la boutique déjà peu éclairée, où je m'alignais avec les autres stoppeuses, des hommes de tous âges s'arrêtaient à chaque instant. Certains d'entre eux s'approchaient si près et restaient si longtemps à barrer le jour, qu'il m'arrivait de ne plus voir la trame des fils et d'embrouiller mes reprises. » 63
Mais ces vendeuses qui, en 1898, écrivent à Aline Vallette pour dénoncer leur situation, précisent qu'elles ne sont pas autorisées à répondre et qu'elles « doivent garder un air aimable, sans quoi elles courent le risque d'être renvoyées.»64 Une autre vendeuse poursuit : « Croit-on nos misères moindres que celles des ouvrières d'usine et d'ateliers ? Comme on se trompe ! La fille qui fait le trottoir le soir dans les rues de Paris a voulu ce métier. Nous qui n'avons cherché qu'un travail honorable, nous nous voyons constamment, par le stationnement exigé à la porte des magasins confondues avec ces malheureuses. C'est à décourager les plus vaillantes", conclut-elle. 65
André Lainé confirme cette réalité : elles ne doivent pas quitter leur sourire et n'ont pas de moyens de défense - même pas la fuite - à opposer aux "propos graveleux" ou aux menaces des Don Juan du trottoir. Elles sont même jugées responsables et jugées coupables de cette situation. À Paris, l'une d'entre elles qui s'était plaint à son patron de la présence continuelle d'un individu devant son étalage est renvoyée selon l'argument que « sa présence attirait devant le magasin des gens peu recommandables. » 66
Certaines maisons, d'ailleurs, utilisent sciemment cette ambiguïté et, pour des buts commerciaux, transforment les femmes en réclames vivantes : « Ici, dans une niche, elle sert d'enseigne à un restaurant ; là, sur une estrade, elle est mise en appeau pour un café chantant. »67
L'interdiction du stationnement à la porte des magasins et des boutiques est d'ailleurs l'un des amendements à la loi de 1892 sur la protection du travail des femmes, proposé par les féministes au Parlement. 68
La situation de ces femmes, mises dans une situation de dépendance aux hommes qu'elles doivent servir, mais aussi faire consommer est aussi sexuellement et professionnellement très ambivalente. Un médecin, le docteur Barthélemy, soutenu dans sa proposition par le responsable du dispensaire de salubrité publique de la Préfecture de police de Paris, dans un livre consacré à La syphilis et la santé publique, demande même que toutes les brasseries de femmes et établissements similaires soient astreints à l'inspection sanitaire et que « les inviteuses, serveuses, servantes soient contraintes d'être munies de certificats de santé, valables pour trois jours seulement ». 69
Si certaines chanteuses peuvent « avoir 1'espoir de fuir leur condition ambiguë d'artiste-prostituée, soit par l'accès à la notoriété, soit par la liberté qu'elles conservent de quitter le métier »70, ce dernier conserve néanmoins de nombreuses analogies avec la prostitution.
Ces femmes travaillent, dans des lieux de traditionnelle socialisation masculine, où les hommes viennent boire, manger, se détendre ; comme les prostituées, elles sont rémunérées en fonction de leur capacité à les faire payer. Aussi, sans adhésion ou complicité aux valeurs qui s'expriment dans ces lieux, aucun emploi n'est pensable.71 Imaginerait-on une serveuse "bégueule" ?
Les chanteuses sont payées, le plus souvent à la quête, qu'elles doivent effectuer au terme de leur tour de chant, ou au pourboire « en relation la grossièreté de la clientèle ». C'est alors à elles de « s'arranger, d'être aimables avec les clients » leur déclare le patron du restaurant Nouveau, proche de la mairie à Avignon, lorsque celles-ci se plaignent de leur salaire et des plaisanteries obscènes de certains clients. 72 Et c'est le patron - souvent lui-même propriétaire d'une maison close - qui est chargé d'en redistribuer les bénéfices. Mais ces quêtes ne sont fructueuses que « pour celles qui, pas au milieu des tables de café, laissent prendre certaines privautés et dont ainsi un avant-goût des plaisirs espérés dans l'alcôve promise » 73 Aussi la réserve n'est pas de mise.
Et lorsqu'il y a salaire, il "n'est pas énorme, mais le patron s'en contente car il estime qu'il procure (à ces femmes) le moyen de se débrouiller. » 74.
Les engagements, par l'intermédiaire d'agents lyriques, se font pour un mois et sont résiliables à huitaine : si la chanteuse n'est pas du goût des habitués, celle-ci est licenciée et doit en outre rembourser les 10 % de retenue versés sur le mois entier, à son agent. 75
Ceux-ci, groupés en corporation, s'échangent la liste des "mauvaises pensionnaires".
Le règlement intérieur des cafés-concerts est draconien ; il impose des contraintes vestimentaires sans ambiguïté : robe très courte et corsage décolle tandis que la chanteuse est juchée sur un tremplin « de façon à ne rien laisser ignorer de ses charmes au spectateur ». 76
Elles sont attachées à la "maison", doivent, comme dans les bordels, consommer leurs repas et dormir sur place. La nourriture, «d'une insuffisance calculée » oblige à prendre des suppléments, dûment tarifés ; les horaires de repas sont strictement réglementés. Aussi, lorsqu'elles ont quelques minutes de retard sur l'heure fixée, le patron fait enlever le couvert, afin de se faire payer, indépendamment de la pension courante, un repas supplémentaire.
En 1902, deux d'entre elles racontent qu'un soir, après leur tour de chant, « n'étant pas assez habiles pour se faire offrir à souper par un des habitués du concert », elles se rendent dans une brasserie des environs. Le lendemain, le patron, furieux, leur inflige une amende de 2 F. (pour un repas de 1 F. 25). Elles refusent et s'adressent au tribunal de commerce qui donne raison à leur patron, « tant était considérable l'influence du tenancier». Un jugement en appelle condamne cependant. 77
Ces amendes sont, comme dans les usines et les bordels, le moyen de les maintenir dans la dépendance du patron ou de la patronne, comme dans celle des clients. Voici les causes invoquées pour quelques-unes d'entre elles : "A manqué de respect au patron ; est arrivée 5 minutes en retard ; s'est couverte la poitrine pendant la quête ; a eu sur scène une tenue dégoûtante (une femme a croisé les jambes pour soustraire ses dessous aux regards d'un grossier personnage), s'est trompée dans une chanson, a soupé dans un autre établissement, a été désagréable avec un client (ne s'est pas assise sur ses genoux), a été malhonnête avec un bon client pendant la quête (un individu s'est octroyé avec une artiste des privautés scandaleuses facilitées par sa robe courte réglementaire), s'est esquivée avant l'heure de la fermeture (n'est pas restée pour maintenir les noctambules dans la salle de jeu et n'a pas poussé suffisamment à la consommation)". 78
Lorsque des clients, excités par le tour de chant que l'on s'emploie à rendre suggestif, demandent "des femmes", le patron s'estime en droit de les contraindre à "monter". Et ca, alors même qu'il leur est interdit d'introduire quiconque, même des parents, dans leur chambre.
Si, contrairement aux prostituées, elles peuvent refuser, elles risquent fort d'être licenciées. C'est l'histoire que raconte, en 1902, Melle C.: « Hier, pendant le concert, j'attendais, causant avec une amie, mon tour de chant. Nous étions assises dans une petite pièce qui sert de loge et qui est située au-dessous de ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise de voir monter dans ma chambre cinq ou six officiers en état d'ébriété qui venaient de traverser la salle de spectacle en demandant à haute voix :’Y a pas de femmes ici ? ' En montant l'escalier, ils disaient : ‘Au salon, mesdames !' Le patron arrive et nous dit : 'Mettez-vous en tenue, et dépêchez-vous d'aller trouver les officiers'. Indignées, nous refusâmes. Le tenancier nous insulta de façon ignoble, il nous menaça ; rien n'y fit. Voyant notre entêtement, il nous résilia, mon amie et moi, sur le champ. " 79
D'autres exemples de la valeur accordée au respect de ces femmes nous sont donnés par ces deux scènes de vie du début du XXe siècle.
Un tenancier a un jour l'idée de « mettre en loterie » une jeune débutante de 17 ans. Il lui demande même, sans l'en avoir informée, de distribuer elle-même les billets. Et c'est ainsi qu'elle fur réveillée par un vieil Anglais qui avait « gagné le gros lot. Affolée..., elle se défendit, mais fut vaincue par force. » 80
Dans une ville du Centre, une autre chanteuse refuse les propositions d'un client. Celui-ci, lui ayant gardé rancune, salue chacune de ses entrées sur scène par une bordée de projectiles : sous, citrons. La conduite de celle-ci - qui a pris le parti pris de ne pas tenir compte de ses agressions - le rend furieux. Il pénètre dans le foyer, l'injurie en la traitant de "salope" et de "putain" et la frappe violemment à terre, en brisant sa canne sur son corps. Le directeur empêche ses camarades de prévenir le sergent de ville qui est pourtant dans la salle de spectacle. Malgré un certificat médical attestant une blessure de 12 centimètres sur 6 de large, aucune suite n'est donnée à sa plainte, pourtant dûment envoyée au Procureur de la République 81
À la différence des prostituées, elles peuvent donc porter plainte. En vain cependant, car les plaintes sont généralement classées.
Une campagne de presse est lancée en 1902, par le journal La Lanterne en relation avec la constitution du "syndicat des artistes du café-concert". Ce qui est en cause, au-delà de la dénonciation de leurs conditions de travail, c'est bien la différenciation de leur métier avec l'activité prostitutionnelle.
Mais ce syndicat ne s'estime pourtant pas assez puissant pour attaquer ouvertement et d'une façon efficace les "exploiteurs de femmes". Aussi leur conseille-il en revanche de signaler le nom des policiers qui, officiellement chargés de la surveillance de ces lieux « préfèrent passer le temps à boire les petits verres aux frais des patrons » 82. D'après La Lanterne, 9 fois sur 10, le commissaire chargé de la surveillance des "beuglants" est en bons termes avec le patron.
Certains policiers - l'usage serait courant dans certaines localités - prennent même, à leur demande, des mesures dites administratives et mettent tour simplement en carte celles qui y travaillent.83
De fait, cette capacité qu'ont les policiers d'inscrire discrétionnairement certaines femmes sur les registres de la police a comme conséquence de les enfermer dans le statut de prostituées.
En effet, selon un jugement particulièrement inique de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation de 1902, «cette inscription, sans conférer à (la femme inscrite) définitivement la qualification de prostituée, a pour effet néanmoins de créer contre elle une présomption de nature à ne pouvoir être détruite que par la preuve contraire ». 84
Pour l'Union syndicale des artistes lyriques, c'est « au nom de la lutte contre l'exploitation » que le combat doit être mené, tandis que, pour La Lanterne, c'est au nom de la « moralisation des mœurs » qu'elle devait l'être.
Malgré ces valeurs politiques divergentes, une alliance est possible et cette campagne porte ses fruits.
Certaines municipalités prennent des arrêtés municipaux spécifiques en matière de police des cafés-concerts. Celui de Rennes interdit la présence de mineurs de 18 ans, ainsi que toute quête, loterie ou tombola.
Il est interdit en outre aux directeurs de nourrir et de loger les personnes qu'ils engagent.
La CGT, pour sa part, demande officiellement l'interdiction :
"- Des quêtes dans les cafés-concerts
- De nourrir et loger le personnel artistique ou de les faire nourrir par des tiers
- De tout contact entre artistes et consommateurs dans l'établissement, soit aux répétitions, soit aux représentations
- De retenir l'artiste après sa soirée, sous prétexte de jeux ou de soupers". 85
3 juin 1926.