Montrez à vos oppresseurs que vous êtes des femmes
et non des choses dont on peut user et abuser1
On leur opposera leur sexe ;
elles répondront par le mérite 2
Au tournant du siècle, ce silence des femmes n'apparaît plus comme une fatalité inévitable. L'"analyse" de Proudhon selon laquelle "la femme est dans sa nature quand elle se montre craintive et timide"3 peut être beaucoup plus aisément démentie.
À la lecture de plaidoiries, à l'occasion de "faits-divers", on découvre que l'appropriation du corps des femmes n'est plus de l'ordre de l'évidence. Les auteurs de ces violences, sont - certes, dans des proportions très faibles - l'objet de "charivari", de dénonciations formelles dans l'entreprise et, ont, dans quelques rares cas, à répondre de leurs actes, devant la justice.
En brisant le monopole de la parole masculine, des femmes font sortir de l'ombre ce qui relève dès lors de "l'abus de pouvoir".
Marcelle Capy estime en 1913 qu'"éta1er au grand jour la peine des femmes est pour le moment la meilleure façon de leur être utile". 4
Grâce à la dénonciation de "moralistes", de féministes, de quelques rares hommes de gauche, mais surtout grâce à la parole des femmes, au tournant du siècle, ces impositions sexuelles sont remises en cause.
Les aspirations des femmes, des ouvrières surtout, entrent dans le domaine des revendications et s'affirment par l'action collective dans les grèves.
Si des hommes exigent qu'on leur cède, les femmes salariées, plus nombreuses, mieux organisées, plus qualifiées, réagissent et exigent de gagner leur vie en restant honnêtes.
Le champ de la dénonciation s'élargit, au point de remettre en cause - marginalement, il est vrai - toutes les atteintes à la dignité de femmes.
Des femmes plus nombreuses commencent à parler en leur nom propre ; leurs plaintes sortent de l'anonymat, même si celles-ci le sont de manière encore timide et peu explicitée. C'est la première étape, la condition nécessaire à l'action. Des dénonciations individuelles ont lieu dans la presse ouvrière, des scandales éclatent, des histoires sortent de l'ombre.
En 1883, une domestique est chassée, après sept ans de travail dans la même maison au service du même maître, sans que celui-ci s'inquiète de savoir "si elle aura du pain le lendemain". Elle écrit à l'organe de la Fédération socialiste de la région du Nord, Le Forçat : "On ne pourra jamais savoir ce que souffre une domestique qui doit, à toute heure du jour et de la nuit, être à la disposition de ceux qui, pour un peu d'or, disposent d'elle-même."
Et celle-ci, qui affirme avoir été licenciée "pour satisfaire un caprice du maître", déplore que le motif de son renvoi ne sera jamais dit, car "on ne connaît que trop bien sa vie" . 5 On n'en saura pas plus...
L'année suivante, ce même journal se fait plus incisif : la menace d'une dénonciation plane, inquiétante. Le défi est posé. Le petit chef, qualifié de "gratte-papier", est ouvertement et nommément accusé. Les ouvrières de chez Sapin à Canteleu prient Le Forçat qui sert d'intermédiaire - et d'une certaine manière les protège d'une attaque patronale directe - de bien vouloir "faire savoir à M. Clef d'être, à partir de ce jour, un peu plus convenable et moins entreprenant avec elles, sous peine de recevoir la correction qu'il mérite". 6
Cette annonce déplut fort à l'intéressé. Le journal poursuit ses attaques et lui demande "s'il a la franchise, lui, qui ne se gêne pas pour faire pression sur les ouvrières par le moyen de l'amende ou du livret, d'aller communiquer ledit avis à son patron, comme il l'a fait pour le précédent". Et l'entrefilet se termine par la menace suivante : "Attention, Clef, on te regarde par le trou de la serrure. " 7
L'Echo des Tabacs, auquel plusieur-es ouvriers et ouvrières des Manufactures ont signalé les "excès de zèle", de "méchancetés" et d'"incapacités", mais aussi d'"inconduite" et d'"immoralité" décide d'ouvrir, en 1886, une rubrique consacrée à la dénonciation, souvent nominativement énoncée, de ces abus.
C'est ainsi que l'on apprend que M. Edouard, contremaître au service général à la Manufacture du Mans poursuit de ses "assiduités" l'institutrice de la crèche. Celle-ci est "loin de l'encourager" ; malgré l'affirmation de son "grand amour, sa grande autorité et toute son influence ", elle n'a pour lui que du mépris.
Il en conçoit un profond dépit et "la poursuit de toutes espèces de tracasseries et de vexations". Il en fit tant qu'elle porte plainte auprès du directeur. La parole se libère dans la Manufacture.
On découvre que M. Edouard est coutumier du fait et que les ouvrières, directement sous sa coupe et qui n'ont pas, sans doute, l'assurance de l'institutrice, "n'ont eu d'autres alternatives que de demander leur changement d'atelier pour lui échapper".8
Certaines font partager, sans fausse honte leur malheur, afin que d'autres évitent les pièges grossiers qui leur sont tendus.
L'une d'elles, raconte, en 1925, comment, sortant, avec sept sous en poche, de l'hôpital, où elle a accouché dans de pénibles conditions, elle se voit proposer un emploi chez un homme seul. "Le patron, plus malin que moi, sut me prendre par la pitié que m'inspirait sa réelle sollicitude... Il arriva ce qui devait arriver. Vous l'avez toutes deviné. C'est une catastrophe que je regretterai toujours."
Son enfant, placé chez une nourrice, tombe malade; elle demande une autorisation pour aller le voir et le ramène. Aussitôt l'employeur, craignant sans doute la charge de l'enfant, la licencie. "Cet homme, écrit-elle dans une lettre, qui m'a fait descendre un échelon plus bas de l'échelle sociale, me jeta sans remords dans rue". Pourtant, estime-t-elle, "je n'avais fait que défendre ses intérêts, au détriment des miens". Et elle termine sa missive par cette recommandation adressée aux femmes : "Chères camarades. Soyez fermes, ne vous laissez pas attendrir. Songez qu'avant l'homme, vous aurez affaire au patron". 9
Quelques femmes mettent au courant la hiérarchie des injustices qui sont commises en son nom. Sans grand succès, il est vrai.
Claudie Lesselier a retrouvé dans les archives des grands magasins des lettres de salariées aux employeurs. L'une d'elles, signée par une dénommée Léonie Faye, est adressée au directeur du Printemps, en 1910. Elle mérite d'être citée, car on y trouve une critique à la fois circonstanciée et mesurée mais aussi d'une haute tenue morale - et de fait, relativement subversive - de la gestion du grand magasin.
Par ailleurs, au-delà de la dénonciation de celui qui lui a fait perdre son emploi, elle pose, sans ambages, à l'employeur le problème de sa propre responsabilité. Les rapports de subordination étant abolis par la rupture du contrat de travail, cette jeune femme est libre de parler.
Monsieur,
Pardonnez la liberté que je prends de vous adresser ce qui suit : j'étais employée dans votre magasin depuis quatorze mois et je viens d'être remerciée par la fantaisie d'un second, Monsieur Guellerin, qui ne pouvait pas me voir et pourquoi ? Parce que j'étais une fille sérieuse. Toutes les corvées étaient pour moi : j'ai lutté, ayant besoin de gagner ma vie et n'ayant que mon travail comme ressource pour faire vivre ma mère.
Croyez, Monsieur, que ce n'est pas par esprit de vengeance que je me permets de vous écrire ; c'est seulement pour que vous fassiez jeter un coup d'œil sur le rayon ; une partie de mes collègues se sont plaintes de lui, jusqu'aux clientes qui le remarquent et qui souvent sont indignées de la façon dont il cause à certaines employées ; il y en a cependant une ou deux qui ont tous les passe-droits parce que celles-ci s'avilissent.
J'ai besoin, Monsieur, mais rien ne me fera céder à un chef.
Je regrette sincèrement ma place et c'est là la récompense de quinze jours de veillées ; ce qui est injuste c'est qu'on accepte de signer le bon d'une vendeuse sans prendre de renseignements et s'assurer qu'elle faisait son travail consciencieusement.
Recevez, Monsieur, mes salutations10.
En 1926, c'est aussi dans l'entreprise, mais avant le licenciement, qu'une ouvrière syndiquée aux Cordonneries du Havre, en compagnie de deux de ses camarades, décide d'aller voir le patron, pour dénoncer le contremaître qui voulait la contraindre à coucher avec lui.
Le patron s'exclame : "Mais enfin, il y a déjà eu pas mal d'histoires comme la vôtre dans votre atelier et aucune des intéressées n'a fait autant de bruit ! "
Très dignes, les jeunes filles lui rétorquent que "cet aveu n'honore pas sa classe et que si jusque-là, les autres histoires ont été étouffées avec facilité, il n'en sera plus de même, car il a désormais affaire à des ouvrières organisées". 11
On peut cependant se demander si cette réaction, si à-propos, n'est pas une reconstruction a posteriori aux fins de créer un idéal type d'ouvrière politiquement consciente...
Ce qui est important de noter, c'est que le discours sur l'immoralité ouvrière est ici renversé. Ce sont des jeunes filles, des jeunes femmes, qui non seulement exigent le respect de leur dignité, mais qui en outre portent des jugements moraux sur les pratiques des classes dirigeantes. Elles contestent même la légitimité de leur pouvoir, du fait de leur comportement : si ces hommes méritent le mépris, comment peuvent-ils exiger du respect ? Les femmes se targuent de la vertu dont on les a dépossédées; celle-ci devient une arme que l'on retourne contre les patrons.
Responsabiliser les parents qui placent leurs enfants dans les boîtes sordides, rendre inopérant le discours moralisateur de la bourgeoisie qui prétend donner des leçons de dignité et de vertu civique, qui prêche l'ordre, la morale et s'assigne pour ambition de réhabiliter la famille au sein d'un milieu ouvrier récalcitrant à ses valeurs, devient un enjeu social et politique.
La partialité patronale en faveur de la hiérarchie oblige celles qui refusent d'accepter l'évidence de ces exigences de faire appel à l'autorité de la puissance publique ; c'est au commissariat ou à la gendarmerie qu'il faut déposer plainte pour que la justice soit éventuellement saisie.
C'est ce que fait, en 1922, Madame R., âgée de 25 ans qui travaille à la maison Doré fils de Fontaine les Grès dans l'Aube. Selon sa déposition au commissariat, elle est l'objet de poursuites galantes de la part de son patron, M. Jean Davoine, âgé de 42 ans. Il se serait plu, en outre "à lui faire admirer une collection de cartes postales dites artistiques, ainsi qu'un moine en position scabreuse à seule fin de la faire rougir." Elle refuse ses "propositions" et se voit notifier sa mise en huitaine. Elle demande le règlement de son compte et, à cette occasion, lui reproche ses façons d'agir. Dans son bureau, devant deux ouvrières appelées comme témoins par M. Davoine, Madame R. renouvelle ses griefs. C'est alors que son patron accule la jeune femme dans un angle du bureau et la frappe à trois reprises, sans doute furieux d'avoir constat que cette présence extérieure n'a pas été dissuasive. Celle-ci n'est sauvée que par l'intervention de Madame Davoine, attirée par ses cris. Les deux ouvrières solidaires témoignent de la scène de violence, tandis que le médecin constat des ecchymoses au cou et sur les bras. 12
Mais les chances pour une femme pour une femme du peuple surtout de convaincre juges et magistrats sont faibles. Il n'est pas facile pour ces notables de s'abstraire de leur milieu, de leurs préjugés, de leur vision du monde, de la défense des intérêts masculins.
Il arrive cependant que les plaignantes finissent par inverser les rapports de force.
Le cas est exceptionnel.
En 1905, une jeune plumassière cite devant le tribunal correctionnel son ancien contremaître qui l'a giflée. Selon elle, la cause du "dépit" doit être recherchée dans "l'insuccès de certaines propositions immorales" qu'aurait "hasardé" le contremaître. Bien entendu affirme La Gazette des Tribunaux, le prévenu refuse d'attribuer à ce motif "son emportement regrettable".
Le contremaître "irascible" est cependant, condamné à 50 Frs d'amende. 13
Les demandes de réparation faites, en 1910, par Eugénie J. à la justice sont, à cet égard, remarquables.
Elle est embauchée, en 1894, à 15 ans, comme bonne à tout faire, au service de M. G.
En 1897, elle accouche d'une petite fille qu'il reconnaît.
En 1910, il décide de se séparer d'elle.
Elle intente une action contre lui et demande le paiement de :
- 4.346 Frs et 60 centimes, montant de constructions et plantations effectuées par lui sur des terrains lui appartenant.
- 25.000 Frs à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice qu'il a commis par ses agissements dolosifs au moment où il l'a séduite.
- 30 Francs par mois, à titre de gages, de janvier 1894 à janvier 1910.
Elle demande aussi la garde de son enfant et la condamnation de G. à lui verser une mensualité de 150 Frs pour subvenir aux charges de l'éducation.
Eugénie J. dévoile ainsi, en toute lucidité, l'ambiguïté des rôles que cet homme lui a fait assumer et demande réparation de toutes les injustices dont elle estime avoir été l'objet.
Il l'a traitée en bonne et en maîtresse, il doit payer, à ces deux titres.
Il l'a volée, qu'il rembourse.
Il l'a abusée, qu'il répare le préjudice et qu'il paie.
Sous prétexte de vie commune, elle a travaillé gratuitement six ans, qu'il lui paie rétroactivement ses gages.
Il l'a rendue mère, il est aussi père, qu'il assume sa paternité et qu'il paie...
Elle est - faut-il le préciser ? - déboutée de toutes ses demandes. 14
Il faut aussi faire état de réactions sociales, de type charivari, qui révèlent la permanence de formes de régulation sexuelle qui peuvent s'avérer être une forme de protection pour les femmes.
Louise Tilly et Joan Scott font référence à ces pratiques de chahuts qu'elles situent dans l'économie familiale pré industrielle. Selon elles, celle-ci "avaient l'efficacité d'une sanction légale puisque le charivari établissait et faisait respecter les normes d'une conduite sexuelle acceptable. Une trop grande différence d'âge par exemple, la promiscuité sexuelle ou l'adultère pouvait attirer les railleries des jeunes du coin qui s'adonnaient à des rituels compliqués...
Ainsi faisaient-ils des charivaris devant la maison des mères célibataires ou des hommes mariés qui avaient séduit une jeune fille. "15
Alors que l'exemple cité dans leur livre, Les femmes, le travail et la famille, fait état d'une égale condamnation du séducteur et de la femme séduite, dans l'histoire citée ci-après, le "charivari" auquel participe l'ensemble de la communauté fait fonction de fête expiatoire et accuse le seul séducteur.
À Marquette, dans le Nord, se produit, en 1883, une petite révolution, qui est transmise par l'organe de la Fédération Socialiste du Nord.
"Depuis 35 ans travaillait dans le tissage de Monsieur Scrive, un individu par sa souplesse, avait acquis une certaine confiance dans la maison. Les ouvrières croyaient l'autorité de ce monsieur beaucoup plus grande qu'elle ne l'était effectivement, ce qui lui permettait de les terroriser et de leur faire accepter ses actes d'immoralité sans murmurer.
La croyance de son autorité était si grande que, depuis nombre d'années, aucune d'entre elles, n'avait osé faire une réclamation à qui de droit. Cet individu a tellement abusé de ses fonctions qu'un grand nombre d'ouvrières en ont été la victime.
Deux ouvrières de la maison se querellent, se reprochant réciproquement d'avoir eu trop de complaisances pour l'homme en question. Les bruits parviennent aux oreilles du gérant de la maison, lequel accomplissant son devoir d'honnête homme, après une enquête qui démontra la culpabilité de l'ignoble personnage, le flanqua à la porte.
La joie s'empare des habitants de Marquette et se traduit par une manifestation spontanée.
Deux mille personnes suivirent un habitant de la commune s'était habillé comme le sieur Scrive en chantant :
Tu t'en vas et tu nous quittes !
Tu nous quittes et tu t'en vas ! "
Ils continuent à chanter en se dirigeant vers la demeure du gérant. "La joie de ce dernier, affirme, très moralement, le journal socialiste, a dû lui prouver qu'on ne perd jamais rien à faire son devoir". Le bon est récompensé, le méchant doit être puni : le soir, la fête continue et un grand bal populaire organisé derrière la maison du coupable.
Le journal socialiste tire la leçon vante : "Nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir que par le manque de franchise des ouvriers, cet état de choses a pu durer un grand nombre d'années. "
Le journal propose, pour que de pareils faits ne se reproduisent plus que tous adhèrent au syndicat des tisserands de Marcq en Bareuil. 16
On marquera que seuls les ouvriers sont sollicités pour adhérer au syndicat; les ouvrières n'y sont pas conviées. Elles ont disparu de l'analyse.
Les charivaris regroupent des communautés entières, mais peuvent aussi être le fait de seules femmes. Celles-ci dévoilent les abus qui ne peuvent produire que dans un silence complice; certaines vont jusqu'à ridiculiser publiquement les hommes sur lesquels elles ont décidé de se venger.
Le Père Peinard nous rapporte l'histoire suivante : En 1893, dans la fabrique de paumelle Leprault, à Nouzon, le directeur s'"en prend" essentiellement aux femmes ; "avec les hommes, il a peur de recevoir un pain sur son gnasse". Sa spécialité est "d'engueuler les ouvrières de l'usine". Il donne rendez-vous à l'une d'entre elles "espérant bien user du droit de cuissage".
Malheureusement pour lui, elle avertit une quinzaine de ses compagnes et lorsque le directeur se retrouve au lieu du rendez-vous escompté, "la gueule enfariné, il tomba au milieu de la bande. Il fut copieusement injurié, traité de traînard, de fumier et de tout.
Et c'est dans un charivari du diable qu'il fut raccompagné jusqu'à sa porte.
Or, l'animal était marié.
Voyez le tableau quand sa femme a reluqué la procession !
Les bougresses n'en sont pas restées là ; le lendemain, elles sont allées avec les ouvriers l'attendre à Grenoble". Et Le Père Peinard conclut : "Si chaque fois qu'un des mecs d'usine se permet de faire des propositions à une copine était reçu kif-kif le cochon en question, le droit de cuissage passerait vite de mode." 17
Ces rares cas dévoilent néanmoins les failles gui apparaissent dans un système qui ne laisse aux femmes que fort peu de recours.
Alors, la vengeance individuelle apparaît souvent comme la seule alternative, la seule forme d'expression qui leur est laissée.
La violence directe exprime alors l'arbitraire d'une situation dont elles ressentent la profonde injustice. Des femmes se font alors justice elles-mêmes, se vengent des hommes gui les ont trahies, vitriolent ou font feu sur leurs séducteurs, obligeant ainsi la société à voir ce qui était jusqu'alors si caché. Pour le plus grand profit des hommes.
En 1897, une ouvrière d'une fabrique de caoutchouc du guai National à Puteaux tire à bout portant trois balles sur son contremaître et dirige ensuite le coup sur elle. Un bouton de son corsage joue un rôle de cuirasse. Le contremaître en réchappe, lui aussi. Qu'apprend-on alors ? Qu'il l'avait trouvée à son goût et que, devant ses refus, il lui avait expliqué que : "comme Mac Mahon, elle devait se soumettre ou se démettre, accepter ses caresses ou être saquée. Devant la perspective de la misère, elle ne résista pas : elle se livra aux bécottages du salopiaud... Quand il eut soupé de la petiote, il l'envoya paître. Elle ne l'accepta pas ainsi : S'étant donnée, elle n'accepta pas d'être plaquée." 18
En 1900, une demoiselle Roppé, jeune ouvrière devient la maîtresse du contremaître de la maison où elle travaille ; il a 42 ans, vit avec une femme plus âgée que lui et apprécie fort sa jeunesse. Mais il se lasse d'elle et rompt la relation ; elle est abandonnée après la naissance d'un enfant. Elle l'attend gare de Lyon fait feu sur lui à bout portant. Il n'est que légèrement blessé. Elle fut acquittée.19
En 1913, à Salbris, dans le Loir et Cher, c'est une ouvrière de 23 ans, Fernande Bourhis, qui fait feu sur son ancien patron, âgé de 43 ans.
Louis Bouet, fabriquant de vêtements de confection, l'avait embauchée.
Il la courtise, elle cède. Éternelle histoire...
L'industriel presse la jeune femme de quitter son mari et son enfant. "Déjà fort compromise, elle cède encore et abandonne le domicile conjugal." Mais, après s'être installé ensemble à Paris, il revit sur sa décision, rejoint sa femme, en la laissant "sans ressources, perdue dans la grande ville, en proie au plus violent désespoir".
Il lui écrit enfin pour lui donner rendez-vous dans un hôtel lyonnais. Là, il l'informe que, "cédant aux sollicitations de sa fille, il estime de son devoir de reprendre la vie de famille" et que sa décision est irrévocable.
Le lendemain, au moment où il allait la quitter, la jeune femme tire sur son ancien patron, dont "l'état est grave". 20
La relative indulgence des jurys dans de telles situations exprime sans doute une certaine prise de conscience de l'injustice dont les femmes sont, de manière si banale, les victimes.
En 1901, on relève dans La Gazette des Tribunaux, quatre évocations de femmes vitriolant leurs amants; si l'une est condamnée à 15 jours de prison, l'autre à 5 ans, deux autres sont acquittées.
En novembre 1892, une loi dite de "protection du travail des femmes" est votée; elle s'avère rapidement, dans de larges secteurs, avoir pour effet de consacrer leur situation précaire, sinon de l'aggraver.
Le surgissement notable de grèves de femmes, au cours des années 1890-1900 s'explique sans doute, dans le cadre classique des luttes pour l'emploi, par réaction aux effets d'une loi sensée les protéger.
Mais il est significatif que nombre d'entre elles ont, en outre, de manière incidente ou spécifique, pour objectif, la défense de leur dignité.
Vers 1900, une féministe note que : "depuis une dizaine d'années, les femmes se sont habituées à prendre une part qui, chaque jour, s'accroît à l'agitation ouvrière ; des syndicats féminins sont fondés et l'on a vu s'organiser des grèves d'ouvrières". 21
Aline Valette qui s'était montrée si critique à l'égard de l'engagement des femmes peut, en 1898, écrire : "Les femmes ne sont pas les moins ardentes dans les luttes". Et elle cite, pour la seule année 1893, 55 grèves liées à l'application de la loi de 1892, atteignant 350 établissements, jetant hors de l'usine ou de l'atelier, 20 000 grévistes dans 20 départements et provoquant 160 000 journées de chômage.
Elle évoque plus spécifiquement les grèves des tisseuses de Mazamet ou de Roanne, des tullistes de Caudry, des corsetières de Nemours, des ouvrières des moulinages de Marcols et Saint Pierreville, des fileuses de soie de Crest, des empailleuses de chaises de Tarbes, des Carmausines, des tisserandes du Nord, des allumettières d'Aubervilliers, des casseuses de sucre de Lebaudy"…. 22
Ces faits consacrent l'émergence d'une nouvelle force dont témoignent notamment, au tournant du siècle, l'explosion de livres, d'articles, d'enquêtes, de thèses consacrées au travail des femmes dans la couture, à domicile, dans le commerce, l'industrie, l'administration...
D'autres signes peuvent être notés. Une femme, Marie Bonnevial, est élue, en 1893, déléguée au Secrétariat national au travail de la Fédération des Bourses du Travail. Et celle-ci voit, en 1889, adhérer son premier syndicat féminin, celui des piqueuses de bottines.
Quant au Congrès international de la condition et des droits de la femme, qui a lieu en septembre 1900, il consacre une part importante de son programme au travail professionnel des femmes. Il revendique l'égalité des salaires, la suppression de toutes les lois d'exception qui régissent le travail des femmes, la nomination d'inspectrices du travail, la journée de huit heures, le vote de la loi des sièges, l'assimilation du travail des domestiques à celui des employés et ouvriers en matière de conditions de repos et d'hygiène, l'évaluation du travail des femmes dans la famille, la protection des apprenties, des indemnités et un repos pour les femmes en couches. 23
Si la question de l'emploi et des salaires comme la réaction de femmes menacées de licenciements sont les causes les plus fréquentes de leurs grèves, les luttes révèlent aussi des revendications axées sur la défense de leur dignité.
Comme l'écrit justement Michelle Perrot, lors des grèves, "les souffrances tues, les désirs enfouis, sous l'usante monotonie du quotidien, affleurent niveau du langage".24 Il n'est donc pas étonnant que, confrontées à une réalité qui leur soit propre, les femmes réagissent de manière spécifique. Les grèves regroupées sous le qualificatif de "questions de personnes", (opposées à : "questions de salaire et de travail" ) dont on peut penser, sans trop de risque, qu'il s'agit - au moins pour une part importante - de problèmes proches de ceux qui nous préoccupent, sont en effet plus nombreuses dans les grèves de femmes que dans les grèves mixtes.
Ainsi, en 1899, pour 701 grèves mixtes, ces questions sont soulevées dans 132 cas - soit un sixième des cas -, tandis que ce pourcentage s'élève au tiers dans les grèves de femmes : 11 grèves sur 39. "Il n'est pas besoin d'insister, écrit Maximilienne Biais qui commente ces chiffres, pour faire comprendre qu'il est une certaine catégorie de questions de personnes qui n'existent et ne peuvent exister que pour les ouvrières.
Lorsque le contremaître renvoie l'une d'entre elles d'une façon par trop inexpliquée ou lorsqu'elles vont jusqu'à la cessation de travail pour se débarrasser d'un surveillant, le motif allégué n'est pas toujours le motif véritable et on sait assez de quelle nature est ce dernier". 25
Précisons que des motifs tenant aux "questions de personnes" peuvent être soit dévoilés à l'occasion d'une grève concernant les questions de salaires et de travail, soit ne pas apparaître formellement comme tels - nous savons les difficultés à les dénoncer - mais être cependant l'une des causes de grèves, ou l'un de ses facteurs catalyseurs.
Au même titre que les motifs de grève, les formes de combativité des femmes peuvent être aussi spécifiques.
Un article du Travailleur Fougerais, paru en 1902 est particulièrement intéressant à cet égard : L'auteur est un ouvrier, un Fougerais. Selon lui - et d'autres témoignages le confirment - dans cette ville particulièrement combative, "les fabriques où sont exploitées nos femmes et nos filles sont des bagnes démoralisateurs, où le vice s'étale, tous les jours comme une immonde lèpre, aux yeux de tous". Cet homme nous dit, en outre que les grèves "causées par ces pratiques de démoralisation sont plus nombreuses qu'on ne veut bien le dire".
Il propose alors une analyse novatrice de la spécificité des comportements des femmes dans les luttes sociales : "Si nous cherchons bien quelles furent les causes presque déterminantes de beaucoup de grèves, dont une surtout qui tourna à la révolte, nous les trouverons dans la haine que ces femmes violées ont voué aux contremaîtres et aux patrons. Et si, dans ces grèves, elles sont violentes, c'est que, à leur façon, elles se vengent de leur prostitution forcée." 26
La dimension spontanée, subite, souvent violente et agressive des grèves de femmes, notée par Michelle Perrot, trouve peut-être ici partiellement une explication.27
L'histoire "des femmes" - ou plutôt l'histoire de la domination masculine - devrait sans aucun doute à l'avenir approfondir cette analyse.
En 1899, les chapelières de Saumur demandent le renvoi d'un contremaître dont les agissements sont présentés comme "immoraux".
La presse nous rapporte que "les grévistes qui bénéficient du soutien de l'opinion publique sont fermement décidées à ne reprendre le travail qu'après satisfaction de leur réclamation." 28
En 1914, lors de la grève des ouvrières en parapluies d'Aurillac, il est fortement question, en sus des brimades et diminutions de salaires, "des grossièretés et des insolences des patrons et de leurs représentants".29
Ailleurs, cette revendication de dignité - pour n'être pas aussi centrale - n'est pas, pour autant, secondaire; dans certains cahiers de revendications, en effet, les femmes posent de manière encore allusive, mais autonome, cette exigence.
En 1898, éclate à l'usine Grey à Dijon une grève motivée par une diminution de salaires. Les 200 ouvrières de la bonneterie ne gagnent pourtant que 40 sous à 3 francs par jour, "pour les plus fortes d'entre elles". Elles travaillent, debout, "attelées à la machine, dans une position qui, au bout de très peu de temps, doit confiner au supplice, treize heures par jour dans une atmosphère empuantie des vapeurs de la lumière du gaz."
Plusieurs points figurent à l'ordre du jour de la grève : le retour à l'ancien tarif, la suppression des amendes abusives, la diminution de la journée de travail, de l'eau à discrétion.
Quant au point 4, il demande "le remplacement des commis surveillant par des femmes, ce à quoi, sans doute, les moeurs n'auront qu'à gagner ", précise La Fronde. 30
Notons que ces femmes sont soutenues par la citoyenne Ragouget, ex-présidente du syndicat des Tabacs qui avait, trois ans plus tôt, mené et gagné la grève de Dijon sur la défense de la dignité des femmes. 31
En 1907, le point 6 du cahier de revendications de fileuses de soie des Cévennes pose de manière plus sibylline : "le respect de la liberté de conscience et de la personnalité de l'ouvrière."32 Les formules employées sont cependant fort modernes. Ont-elles même été dépassés ?
La revendication de la dignité des femmes apparaît aussi, en 1907, dans l'Indre, comme la première posée par le syndicat des chemisières de Villedieu : "Défendre chacun de ses membres contre les vexations et les injustices dont serait victime de la part de ses patrons ou chefs." 33
On peut se laisser aller à rêver qu'une telle exigence ait pu être reprise dans toutes les luttes sociales...
Quelques rares grèves aboutissent.
C'est le cas, en 1900, à Giromagny dans la vallée de la Savoureuse, où les grévistes obtiennent, après sept semaines de lutte, le renvoi d'un contremaître " malpropre, borgne et bossu, aussi hideux au moral qu'au physique" qui abusait des femmes et des jeunes filles placées sous sa surveillance. Une pétition est signée par les victimes, au nombre desquelles se trouvent des adolescentes de 13 à 14 ans. Les patrons Warnod, Boigeol et Cie "pour lui éviter des démêlés avec la justice", se décidèrent à renvoyer. Il semble que la menace - non mise en œuvre - de le déférer au Parquet se soit avérée efficace. 34 Quant aux victimes, une fois encore, elles ne seront pas entendues. Et la justice sera complice des agresseurs.
Les grèves qui obligent à poser la question de la dignité des femmes dérangent; certes, la défense de la dignité ouvrière n'est pas nouvelle, mais celle des femmes l'est incontestablement.
Ces grèves s'opposent aux principes fondamentaux de l'action ouvrière : la collectivité et l'anonymat35. Enfin, dénonçant les abus des supérieurs, elles posent inévitablement le problème du pouvoir des hommes en général, mais aussi celui des maris et des compagnons. Il n'est donc pas étonnant que les causes de ces grèves aient été sous-estimées, détournées par l'histoire syndicale. Pour les relayer, il eut fallu être à même de voir ces violences, de savoir lire dans le flou d'une allusion, à l'occasion d'une gêne inexpliquée, derrière la pudeur des termes employés, ce que les femmes ne font qu'évoquer incidemment, faute de pouvoir les expliciter. La dénonciation - quand elle est formulée - ne dépasse que rarement le stade de l'indignation. Aussi, si nombre de ces grèves démarrent sur la dénonciation de cette réalité, rares sont celles qui la prennent en compte en tant que telle. Comme si ces revendications de femmes, pour elles-mêmes, sont indignes de figurer dans un cahier de revendications, a fortiori comme un motif de grève. À moins qu'elles ne soient, à l'inverse, trop graves pour pouvoir être prises en compte. En règle générale, cette réalité est simplement, au mieux, évoquée, sans pour autant être considérée comme importante.
Sauf exceptions notables, dans les grèves mixtes, la réaction syndicale consiste pratiquement toujours à détourner ces luttes de leur sens.
Lorsque les femmes s'adressent à leurs collègues, syndicalistes ou non, on constate la mise en oeuvre d'un processus qui vise généralement à dévoyer ces revendications et à les refouler, partiellement ou totalement.
Françoise Thébaud, analysant les grèves de femmes dans les industries de guerre, pendant la Première Guerre mondiale, remarque que, là où les grèves sont victorieuses, les revendications, autres que salariales, sont vouées à l'échec : le renvoi d'un contremaître est presque toujours refusé aux ouvrières.
Elle évoque notamment la grève de Puteaux, en juin 1916, où les ouvrières protestent contre le nouveau tarif aux pièces, exigeant, en outre, "d'être traitées avec respect par les contremaîtres." 36
Ces femmes dont on sollicite la participation, et qui, pour les communistes, en 1922, sont encore considérées comme "l'arrière de l'armée prolétarienne"37, peuvent-elles poser la lutte contre la grossièreté masculine, sans provoquer l'hilarité ou un simple haussement d'épaule ?
Ces motifs sont présentés comme n'étant jamais assez sérieux ni importants, ni urgents. Le postulat de l'égalité entre exploités n'est-il pas en outre la doctrine syndicale ?
Beaucoup plus que les clivages politico-syndicaux, ce qui fait la différence en la matière, c'est l'engagement féministe du ou de la syndicaliste qui relaie ces luttes. Il arrive cependant que certaines syndicalistes soient elles aussi critiques à l'égard des réactions des hommes censés défendre les intérêts des femmes.
Marguerite Michard, dans L'Ouvrière, échaudée par l'absence de réaction syndicale aux licenciements de femmes chez Renault, en 1924, donne son point de vue dans un article au titre provoquant - ou réaliste ? - :
"La femme, voilà l'ennemi".
"Nous aimerions que nos camarades hommes se rendissent mieux compte de la psychologie féminine et qu'ils tendissent à la femme une main fraternelle, au de la considérer comme un joujou au-dehors, comme une ennemie à l'atelier, ennemie à laquelle on n'oublie pas de faire appel lors du déclenchement d'une grève pour faire triompher des revendications masculines, alors qu'on ne songe même pas à insérer ses revendications propres dans le cahier de revendication présenté au patron comme cela se produit trop souvent. " 38
Syndicaliste, elle aussi, Jeanne Bouvier, est fort critique quant la prise charge par le syndicalisme des revendications des femmes. Elle constate que "les intérêts professionnels ou sociaux des femmes sont complètement négligés. Les hommes n'éprouvent pas le besoin de consulter les femmes. On sacrifie toujours les intérêts de ceux qui ne sont pas là pour se défendre. " 39
C'est par la conscience de l'inégale prise en charge par les syndicats des revendications en fonction du sexe que les femmes apprennent à décider ce qu'elles estiment important, sans s'en remettre à d'autres du soin de l'apprécier.
C'est aussi par le sentiment de l'insupportable de ces injustices que des solidarités ponctuelles, y compris masculines, surgissent.
Les conditions imposées aux cabanières qui travaillent à la manipulation des fromages sont éprouvantes : les caves sont glaciales et situées quelquefois au septième sous-sol : les courants d'air souterrains sont en effet nécessaires à la qualité du fromage. Il n'est pas étonnant que cette situation engendre les maladies les plus diverses et notamment la tuberculose.
Le salaire maximum est, en 1907, de 1Fr 50 par jour.
Ces femmes couchent en outre dans des dortoirs surveillés par des religieuses qui exigent d'elles de rentrer à 9 heures et qui sont chargées de faire l'appel. Enfin, elles doivent se nourrir chez des personnes désignées par le patron.
Pour la CGT, elles sont "esclaves de jour comme de nuit". On apprend en outre qu'elles "ne peuvent se soustraire aux lubricités de quiconque possède un atome d'autorité et qu'il leur faut subir sans se plaindre un tutoiement dégradant et d'avilissantes privautés".
Au terme d'une grève qui, selon La Voix du peuple, organe de la CGT, est "une victoire complète des cabanières", les points suivants sont obtenus : reconnaissance du syndicat, augmentation de salaire et octroi d'une indemnité pour frais de nourriture40. Les "privautés" de la hiérarchie ne sont pas évoquées.
Cette grève, soutenue par la citoyenne Sorgue, s'était pourtant produite deux ans après celle de Limoges, au cours de laquelle cette syndicaliste, comme la CGT, prirent position contre les atteintes à la dignité des femmes. 41
La reconnaissance obtenue du droit à se nourrir "où bon leur semblera" - aussi secondaire peut-elle apparaître - doit être analysée comme une étape dans un processus d'autonomisation de la vie privée des femmes par rapport aux exigences patronales.
Il en a été de même, un an auparavant: les fleuristes, lors de la grève des jardiniers, ont obtenu l'externement, c'est-à-dire la suppression du couchage et de la nourriture imposés. 42
Les revendications sur la dignité sont, en revanche, primordiales lors de la grève des casseuses de sucre de 1902, soutenue par les féministes, et lors de celle de 1913, soutenue par la CGT.
Le 16 juin 1902, les casseuses de sucre de la raffinerie Lebaudy, 19 rue de Flandre, à Paris, dans le 19ème arrondissement, se mettent en grève totale après plusieurs échecs de grèves partielles. Elles demandent avant tout la suppression des mises à pied et des punitions. Mais la presse féministe évoque aussi "leurs plaintes à l'égard des chefs d'ateliers" et, sans autre précision, affirme qu'elles sont traitées "non comme des femmes, mais comme des esclaves".
L'organe de la CGT parle aussi d'une "exploitation, non pas uniquement salariale, mais corporelle". 43
Sur les affiches, les grévistes affirment que "les vexations doivent avoir des bornes", déclarent "qu'elles veulent être respectées et que l'arbitraire des chefs qui les obligent à se mettre en grève".44 La question des salaires et des discriminations entre hommes et femmes est également posée.
Le 20 juin, des sucrières, interviewées par Marie Bonnevial, décrivent force détails leur "exploitation". L'une affirme que "les criminelles qui vont au bagne expier leurs crimes ne sont pas plus maltraitées qu'elles" ; une autre demande surtout à "ne plus être brutalisée, car pour être du peuple, on n'en a pas moins un coeur et un amour-propre"; une troisième évoque "les méchants traitements" qu'elle estime plus durs encore que les conditions de travail.
Aussi inacceptables soient-elles, celles-ci font partie, de son point de vue de l'ordre des choses : "Puisque l'ouvrier doit trimer, il trime".
Ce qu'elles réclament alors, c'est "quelques sous et surtout moins de vexations et plus de justice". 45
Une réunion est organisée pour les soutenir. Clovis Hugues, député du XIX ème arrondissement, Marguerite Durand, directrice de La Fronde, Marie Bonnevial leur apportent leur soutien.
Un syndicat est mis sur pied.
La réunion se termine par : "Vive la grève, vive le syndicat, vive l'émancipation des travailleurs sans distinction de sexe ou de nationalité".
Les sucrières doivent cependant reprendre le travail sans avoir rien obtenu.
Onze ans plus tard, une nouvelle grève éclate à la suite d'une décision patronale de diminuer les salaires.
Quatre cents ouvrières - et quelques ouvriers - cessent le travail.
En plus du maintien de la paie à son tarif ancien, "le respect de la dignité de la femme" apparaît, à nouveau, comme le motif principal de la grève : "Ce qui se passe dans ces ateliers est inouï, écrit le - ou la - correspondant-e de La Bataille Syndicaliste. Les paroles obscènes, les mots crus, les gestes dégoûtants, les attouchements cyniques sont de bonne mise. De presque tous les contremaîtres, elles ont à se plaindre, à relever de sales choses, à l'exception du contremaître Champion qui a toute leur sympathie et dont la correction tranche en clair dans ce tableau fort sombre " Au reste, l'exemple vient de haut: M. Grégoire, directeur de l'usine, devant les réclamations des ouvrières n'a-t-il pas laissé échapper cette phrase : 'Si vous ne gagnez pas assez, vous n'avez qu'à travailler le soir !
Quant au sous-brigadier 38 du 19ème, il est encore plus explicite lorsqu'il s'adresse à quelques-unes d'entre elles : 'Qu'est ce que vous attendez pour aller au boulevard, il y a des clients à faire !".46
C'est l'ensemble des conditions de travail qui sont dénoncées : ces femmes sont diabétiques, leurs mains sont meurtries, la chair est mise à vif, leurs doigts déformés, elles ont des varices et des hernies. En outre, "une discipline militaire pèse sur elles : un morceau de sucre jaune dans un carton : 15 jours de balai ; une brisure de morceau : même peine ; une étiquette mal collée : 4 jours ; du sang sur un carton : 8 jours... Pour une ouvrière qui séjourne à l'usine, 15 y passent et s'en vont, chassées par la faute de leurs doigts ensanglantés. " 47
La Fédération Syndicale de l'Alimentation les soutient afin, affirme-t-elle, de "mettre un peu d'ordre dans tout ce fatras". Un syndicat est immédiatement constitué : 315 adhésions "du premier coup".
Les directeurs acceptent de recevoir la commission de grève, mais appellent néanmoins la police "comme s'il se fut agi d'une invasion de suffragettes anglaises".
Sans reconnaître le syndicat, et sans signature de contrat - il a affirmé que sa parole valait bien une signature - le raffineur Lebaudy accepte de diminuer la baisse des salaires de 10 centimes : 0 Fr 20 au lieu de 0 Fr 30.
Les grévistes exigent le maintien de l'ancien prix et - curieuse revendication de la part d'un personnel quasi-exclusivement féminin - elles affirment vouloir, en revanche, une augmentation du salaire des hommes qui réclament 0 Fr 50 de l'heure au lieu de 0 Fr 30.
Lors d'une réunion à la Bourse du Travail, les délégués syndicaux prennent la parole. Luquet évoque les raisons qui militent en faveur de l'action syndicale et notamment les tracas des ouvrières, qui, épouses, ménagères, mères de famille, doivent encore subir l'oppression capitaliste.
Quant au camarade Laurent, il fait allusion à "l'immorale fortune des Lebaudy".48
C'est ainsi que le syndicat abandonne le thème des atteintes à la dignité des femmes pour ne défendre que celui de la défense des salaires. Ce qui est immoral pour la CGT - qui décide ainsi souverainement de la hiérarchie des revendications - ce ne sont pas les conditions de vie imposées aux ouvrières, mais le profit du raffineur.
Cette décision d'abandonner les intérêts des femmes n'empêche pas L'Humanité "d'appeler (les ouvrières de Lebaudy) à participer à l'agitation contre le service militaire à trois ans".49
Malgré l'échec de cette grève, celle-ci n est pas vaine, y compris et surtout dans le sens d'une prise de conscience des femmes. Des brochures malthusiennes "qui obtiennent un grand succès" sont diffusées. Des femmes prennent des responsabilités et s'affirment comme leaders; c'est le cas de camarades Tengier et Bourez, nommées secrétaire et trésorière du syndicat des raffineuses.
Mais c'est surtout la vie imposée aux femmes dans l'entreprise ainsi révélée, qui suscite l'indignation, y compris chez certains hommes. Certains viennent les soutenir dans les meetings et découvrent que "l'on fait exécuter par des femmes un travail qu'on jugerait scandaleux dans un bagne". 50
Mais le fait qui marque le plus profondément les contemporains est le comportement du mari d'une ouvrière gréviste, relaté par La Bataille Syndicaliste : "Le 16 mai, les femmes en grève ont été les témoins indignés d'une chose monstrueuse, incroyable, inouïe : un mari, la menace à la bouche, le fouet à la main, pour prévenir toute rébellion, conduisant sa jeune femme à l'usine ! À l'instant d'en franchir la porte, la malheureuse doublement exploitée par le mari et le patron coalisés ne put se défendre d'un mouvement de révolte contre son brutal époux. Elle voulut rejoindre ses sœurs de misère pour les aider à triompher de leur exploiteur. Le mari se jeta aussitôt sur elle et la frappa odieusement. Les grévistes qui se trouvaient là sont alors intervenues pour arracher leur camarade des mains de ce triste personnage. Fou de rage, l'infect complice de Lebaudy, lança un coup de poing au visage d'une femme. Le sang gicla. L'inqualifiable attitude de ce goujat ne méritait-elle pas une leçon ? " 51
Dès lors, le comportement des maris devint l'un des thèmes du meeting ouvrier du lendemain, la « camarade Tengier » flétrit l'attitude des hommes qui contraignent, par la force, leurs femmes à briser la grève. Dumoulin, secrétaire de la CGT s'élève contre les hommes qui n'ont pas soutenu leurs compagnes, et aborde le thème des violences des ouvriers sur leurs femmes : "On boit pour oublier sa misère, on cogne sur la femme parce qu'on n'a pas le courage de s'en prendre au patron", pour enfin exhorter à plus de soutien masculin à la grève, car "ce sont (les femmes) qui élèveront les hommes de demain".
Le meeting se termine par : "Vive le syndicat, vive la CGT, vive la grève ! " 52
Malgré l'absence de référence aux conditions de travail spécifiques aux femmes, les rapports de pouvoirs, au sein de la famille, apparaissent, timidement encore, dans les syndicats. Comment, en effet, imaginer un accroissement du pouvoir des femmes au travail sans provoquer un réaménagement des rapports entre les sexes dans la famille ? La réponse apportée à ces luttes est cependant d'autant moins uniforme qu'elles touchent tout à la fois aux conditions de travail, au respect de celles qui les vivent, mais surtout parce qu'elles sont au coeur des rapports de pouvoirs entre patrons et ouvriers, ouvriers et ouvrières, maris et femmes, femmes entre elles.
C'est sans doute la raison pour laquelle ces revendications aboutissent difficilement sur une action et apparaissent dangereuses lorsqu'elles la suscitent. Ce n'est qu'à la condition que les femmes aient un pouvoir dans l'appareil syndical - c'est le cas des Tabacs et Allumettes - que ces luttes peuvent être menées effectivement sur les problèmes vécus et posés par elles.
La première condition du succès d'une grève axée sur l'affirmation de la dignité, c'est - faut-il le dire ? - que le problème soit posé en tant que tel.
Le cas est rare.
Car ce qui fait la spécificité de ces grèves, c'est que le pouvoir patronal - toujours remis en cause par les revendications ouvrières - l'est ici frontalement. Tout d'abord, parce qu'il s'agit de questions fondamentales sur lesquelles personne ne peut - dès lors que le problème est posé - ni céder, ni transiger, ni négocier.
Il est par ailleurs d'autant plus difficile de réagir que ces violences sont plus anciennes et plus banales.
Ces grèves - qui révèlent la valeur accordée aux femmes - dévoile aussi la nature du pouvoir patronal. Car elles posent la question de savoir s'il est possible de gérer ce type de conflits - et de céder - sans s'estimer attaqué dans sa légitimité. En ce sens ces luttes interrogent les fondements de l'autorité. Et posent de difficiles questions : Comment définir l'abus de pouvoir ?
La grève survenue dans "le bagne" Bessonneau, à Angers, en novembre 1904, est déclenchée dans les circonstances suivantes. Jusqu'alors, selon Le Libertaire, "la traite des blanches (dans le contexte : le droit de cuissage) se pratiquait, à la bonne franquette, sous l'œil bienveillant du patron". 53
Les termes employés par presse locale sont plus nuancés : " Les femmes et les jeunes filles, estime-t-elle, sont l'objet de trop vives manifestations de galanteries de la part des contremaîtres qui voyaient d'un mauvais œil, leurs avances repoussées."54
Un contremaître de l'atelier des jouets, candidat éconduit aux "faveurs" d'une jeune ouvrière, imagine, pour la renvoyer, une réduction de tarif de 40%. C'est du moins la version du Libertaire.
Les ouvriers de la section - menuisiers, tourneur bois et assimilés - prennent le parti de la victime et tentent d'entrer en parlers avec la direction. Après trois jours de vaines tentatives, la grève est décidée : l'objet en est le droit de cuissage, le chantage sexuel.
Or, l'entrepreneur, M. Bessonneau, est connu comme clérical. On raconte même que les embauches se font sur recommandation de l'abbé Secretain.
La presse de gauche l'occasion de lier anticléricalisme, républicanisme et justice sociale: "Nous nous étonnons que des directeurs d'usine, alors que l'entrée (dans l'usine) est entre les mains du seul aumônier cherchent à couvrir des scandales provenant de la part de certains contremaîtres grossiers toujours prêts à abuser de leur autorité pour tromper des jeunes filles sans défense. Nous savons bien que dans certains lieux bien pensants, on n'est que trop porté à se faire des gorges chaudes sur la vertu des filles du peuple.
Nous croyons que les façons des grands seigneurs, héritage des temps féodaux doivent avoir une fin.
En notre nouveau siècle, la conscience du peuple se révolte contre cette prétention de nos petits fruits secs de fils à papa, pommadés et étriqués, qui voudraient continuer à leur profit le droit de cuissage exercé par les ancêtres de ceux dont les grands parents ont été jadis les valets et au rang duquel ils croient se hisser, en les imitant jusque dans leurs vices les plus éhontés." 55
Comme lors de la grève de Limoges qui a lieu un an après celle-ci, l'exigence ouvrière apparaît comme une remise en cause inacceptable du pouvoir patronal, d'autant que les contremaîtres - pour lesquels ces postes autant de sinécures doublés de harem - n'ont pas les qualités requises pour exercer leurs responsabilités et s'avèrent être des incapables.
Les grévistes envoient, le 17 novembre, à la presse locale - crime de lèse-majesté patronale insupportable - une lettre ouverte à M. Bessonneau.
Non seulement ils dévoilent publiquement ce qui se passe derrière les murs de l'usine, mais ils révèlent en outre que le patron est au courant de ces "pratiques" et les accepte et les " couvre" :
Monsieur l'administrateur,
En dépit des racontars intéressés de certains de vos employés, la cessation générale du travail dans vos ateliers n'a pour cause principale qu'une question de moralité.
À différentes reprises, et conformément à vos exigences, "par la voie hiérarchique", des plaintes vous avaient été transmises contre les procédés d'un contremaître.
Lors de notre entrevue, vous avez d'abord prétendu les ignorer, puis, enfin, avec une désinvolture plutôt douteuse, vous nous déclariez textuellement: Qu'après tout, ce dont on accusait ce monsieur en question, ne relevait que la galanterie française, et qu'indépendamment de nos ateliers, vous n'ignoriez pas qu'elles se pratiquaient couramment de la même façon jusque dans vos bureaux'.
À ce personnel singulier, nous laissons le soin de se défendre ou d'estimer sa dignité comme il l'entendra.
Quant à nous, nous estimons être trop soucieux de la nôtre, de celle des femmes et des jeunes filles, avec lesquelles nous travaillons côte à côte pour admettre qu'à l'aveni, elles devront subir, sous peine de la perte de leur travail, ne fut-ce que momentanément, les outrages journaliers d'un malpropre individu, dont les actes antérieurs semblaient consacrés par votre déclaration.
En conséquence, nous sommes décidés à ne reprendre le travail que lorsque satisfaction complète nous sera donnée par son renvoi. . .. Veuillez agréer. . ..
La commission"56.
À moins de se déjuger, de licencier le contremaître concerné et d'admettre sa responsabilité, que peut faire M. Bessonneau ?
Se faire donner des leçons de morale par ses propres ouvriers est une humiliation que leur employeur leur fera payer cher; il choisit le bras de fer.
Faute de reconnaître les faits, il contraindra alors les ouvriers à se déjuger.
Le lendemain de la publication de cette lettre, une note non signée est affichée sur la porte de l'usine "exigeant une rectification publique de la lettre".
2.000 employé-es de deux usines se réunissent, refusent cette demande et s'engagent à maintenir la lutte jusqu'à ce qu'entière satisfaction leur soit donnée.
Mais, parallèlement, une lettre plus soucieuse des susceptibilités de l'employeur, déférente à son égard, est adressée à M. Bessonneau.
Les ouvriers affirment qu'ils "sont prêts à reprendre le travail, sous réserve de discuter de l'opportunité du maintien de l'ancien tarif", au cas où justice leur serait rendue.
Ils affirment cependant ne pouvoir démentir les termes de leur lettre, "puisque ce sont bien les termes qu'[il] a tenus ". Ils acceptent cependant d'écrire qu'ils "ont dépassé [sa] pensée".
Ces concessions formelles peuvent être considérées comme une nouvelle humiliation : les ouvriers sont prêts à accorder à leur patron le bénéfice du doute quant à sa bonne foi.
En outre, la question des salaires est liée à celle de la dignité des ouvrières : céder sur l'une, c'est céder sur l'autre.
La solidarité avec les grévistes s'élargit : les carriers d'Aurillé et les tisserands du Nord apportent leur secours financier et moral.
Le secrétaire général de l'union textile du Nord, le citoyen Renard estime que "les propos lubriques et les chantages à l'emploi ne sont plus de la galanterie française et que les ouvriers ne veulent plus de cette licence, dont ils sont les victimes".57
Le 19 novembre, tout en continuant à exiger le départ du contremaître (en note de leur lettre cependant), la commission de grève cède encore un peu.
En abandonnant progressivement le terrain de la défense de la dignité ouvrière, ils se placent sur celui de l'attaque par les ouvriers du voir patronal.
Les ouvriers et ouvrières affirment "vouloir croire M. Bessonneau n'a pas donné, dans sa pensée, toute l'importance que nous y attachons nous-mêmes, en ce qui concerne son appréciation sur les mots de galanterie française." 58
Le 20 novembre, nouvelle concession unilatérale : les ouvriers s'affirmant "désireux de mettre un terme à ce conflit préjudiciable aux intérêts généraux", "sollicitent" d'être entendus. Ils veulent croire, qu' "après explication, le travail pourra reprendre".
Il n'est plus question de leurs revendications, la demande de rendez-vous en fait fonction.
Quant à la solution, non du conflit, mais du "malentendu", elle est laissée à l'appréciation du patron : la lettre qui lui est envoyée est respectueusement signé : " Votre personnel". 59
Une partie des ouvriers se désolidarise en outre publiquement de la rédaction de la lettre et demande la reprise immédiate du travail.
Le 22 novembre, l'usine est ouverte et le travail reprend.
"Tous ceux qui ont eu le malheur d'offusquer M. Bessoneau dans leur lettre"60 sont exclus : c'est le cas des ouvriers du câblage, de la moitié des peloteuses et de tous les ouvriers du bois ; ceux d'entre eux qui ont accepté d prendre le travail se sont vus ordonner de faire demi-tour.
Quant à l'ouvrière congédiée, M. Bessonneau n'accepte de la réintégrer que si elle fait les deux "jours de punition" qui lui ont été infligés.
Il faudra donc que les grévistes cèdent jusqu'au bout de l'humiliation.
M. Bessonneau, comme le fera plus tard le contremaître Penaud lors de la grève de Limoges, leur donne "sa parole d'honneur qu'il ne cédera pas". Pense-t-il ainsi en excipant de son honneur, rappeler, malgré - ou plutôt à cause de - l'image qu'il a donné de lui-même et de son entreprise, qu'il n'en est pas dépourvu ?
Les polisseuses reprennent alors le travail; restent alors seules, les ouvriers des jouets. "Pour eux, point d'entrevue, ni de pitié". Leur atelier est fermé. Leur présence - parce qu'ils ont dénoncé l'injustice patronale - est insupportable pour le bon ordre et la discipline de l'entreprise.
S'ils veulent être repris un jour, ils devront s'inscrire individuellement sur des listes d'attente. Et la décision est laissée à la discrétion patronale.
Mais, selon la presse locale, "les ouvriers ne se font aucune illusion sur le sort qui les attend." 61
Monsieur Bessonneau a donc gagné sur toute la ligne; dans le domaine de l'honneur, il existe peu de place pour les concessions.
Quand le pouvoir assume son immoralité, il n'a d'autre recours que la fuite en avant, d'autre échappatoire que la surenchère autoritaire.
Faute d'autre légitimité, il n'a plus que le pouvoir de la force.
Il lui faut donc réprimer, faire disparaître ceux et celles qui ont dévoilé l'inacceptable et faire comprendre à tous et à toutes que les atteintes au pouvoir patronal ne sont pas de mises.
Humilié, ce pouvoir ne peut s'affirmer que par l'imposition d'une contre humiliation: les ouvriers doivent individuellement quémander pour être repris et le don qui leur sera ou non accordé confirmera le pouvoir dans sa fonction.
On se prend à mieux comprendre les arguments récurrents, à l'occasion de ces luttes pour la dignité, notamment de la nécessité de l'action directe.
C'est dans les Tabacs et Allumettes qui, au début du siècle, emploient 18000 femmes sur 20 000 salarié-es, que la dignité des femmes a été la plus efficacement défendue.
Au gré des luttes qui ponctuent leur histoire, ces ouvrières posent un certain nombre d'exigences novatrices. Elles affirment que c'est à elles de démontrer, par leur engagement, qu'elles "ne sont pas aussi esclaves que l'on voudrait bien qu'elles le fussent"62, qu'elles ne "peuvent souffrir d'être insultées, ni laisser s'immiscer dans leur vie privée ceux qui ne sont leurs supérieurs que pour le travail" 63, qu'elles ne doivent, enfin, "le respect aux contremaîtres qu'autant que ceux-ci en auront pour ceux qui sont sous leurs ordres". 64
Ces positions énoncent clairement le principe de la séparation entre la sphère privée et professionnelle ; la hiérarchie doit la respecter. Faute de quoi, elle ne saurait être elle-même obéie dans le domaine qui est le sien. Or, ces ouvrières s'expriment, à la veille du XXème siècle, dans une profession où le droit de cuissage était une pratique courante.
Or, en 1901, selon une ouvrière des Tabacs, les travailleuses "n'avaient plus besoin pour avoir droit au travail d'être jeunes, belles et jolies" .65
La grande figure ouvrière du syndicalisme des Tabacs, la citoyenne Jacoby, confirme ce jugement. Elle se remémore, en 1905, la banalité des chantages sexuels qui prévalaient dans les manufactures et les estime disparus : "Les jeunes avaient jadis les faveurs, les gentillesses et les sourires ; des filles et des femmes étaient obligées de se livrer à la prostitution ou on les mettait dans des postes où elles ne gagnaient pas leur vie. Je l'ai vu et je pense que c'était partout la même chose." 66
Comment ces ouvrières ont-elles obtenu ces acquis ?
Trois grèves ont ponctué leurs luttes : en 1895, 1897, 1899.
La plus exemplaire - engagée sur une violence verbale - est celle menée à la manufacture de Dijon, en 1895.
Le 12 février, une entrevue a lieu entre les délégués des ouvriers et ouvrières et le directeur de la Manufacture, M. Boyenval, concernant la fondation d'une caisse de secours mutuels. Les salarié-es veulent l'administrer eux-mêmes, ce que refuse le directeur.
Au cours de la discussion, celui-ci "se laisse aller à des violences de langage"67 et émet "une appréciation défavorable sur la conduite privée d'une ouvrière", Madame Koenig, "honnête mère de famille" et "doyenne de la Manufacture". Il aurait dit, selon Le Petit Bourguignon, que "les parents étaient tout heureux de vivre de l'inconduite de leurs enfants, etc. Tout cela en des termes assez que Zola, seul dans le monde littéraire, n'hésiterait pas à reproduire."68
En guise de protestation contre ces propos qualifiés d'injurieux, 350 ouvrières se mettent immédiatement en grève et réclament le départ du directeur. Elles se plaignent aussi de son manque d'égards envers elles. 69
Madame Ragouget, si dente du syndicat, affirme qu'il "les considère comme des esclaves soumis à tous ses caprices".70
Dès le lendemain, tous les voisins de Madame Koenig attestent de "sa parfaite honorabilité, tant au point de vue des bonnes moeurs que de l'honnêteté et des relations de bon voisinage, en un mot, qu'elle a la considération de tous ceux qui la connaissent depuis 19 ans qu'elle habitait rue des Moulins"71.
Elle envoie au Préfet les certificats délivrés par tous ses précédents employeurs. Un inspecteur général des Manufactures, ancien directeur de celle de Dijon, apprécié du personnel, est envoyé de Paris, le 14 février, aux fins d'enquête.
Il demande aux ouvrières de reprendre le travail, en leur assurant le respect de leurs droits. Elles refusent: "Personne ne veut s'exposer, même pour quelques jours, aux petites tracasseries qu'il aurait bien pu leur faire subir en attendant la fin de l'enquête". 72
Monsieur Boyenval, pour sa défense, nie avoir jamais "insulté" les ouvrières et assure qu'elles ont dû mal interpréter ses paroles, ce qui provoque des "rires ironiques" des intéressées. Le nombre des témoins est trop important pour cette défense tardive soit crédible.
La grève continue : "Nous ne rentrerons dans nos ateliers comme de braves gens que nous sommes après que celui qui nous a injuriées - dans ce que nous avons de plus cher au monde - aura lui-même quitté la place", affirme avec force la représentante syndicale.73
Celle-ci est sans doute d'autant plus exigeante que l'inspecteur chargé de l'enquête a déclaré qu'il n'hésiterait pas à demander le changement du directeur, si l'enquête devait confirmer les dires des ouvrières.
La grève n'est pas pour autant soutenue par tous : le député socialiste de la Côte d'Or vient annoncer que "les caisses du parti étant vides", il ne pourra pas aider les grévistes. Il estime aussi que la décision de grève est "trop hâtive". Aussi conseille t-il à Madame Koenig de déposer une plainte en diffamation contre son directeur, afin d'obtenir sa révocation, en cas de condamnation pénale. Elle se conforme à ses vues, mais les ouvrières ne suivent pour autant pas les conseils du député d'arrêter leur action.
Le 20 février, la solidarité entre manufactures est décidée ; le 23, deux délégué-es de Dijon obtiennent un rendez-vous auprès du Président du Conseil, autorité de tutelle des Manufactures des Tabacs.
Au terme de 18 jours de grève, les ouvrières reprennent le travail, sans obtenir de résultat formel. Mais l'opinion publique, sensibilisée par le calme dont les grévistes ne se sont pas départies, presse le gouvernement de prendre une décision "inspirée par le sincère souci de la justice et le respect des droits de tous". Un éditorial du Petit Bourguignon, en date du 26 février, espère que la décision gouvernementale se préoccupera autant de "faire respecter la liberté de conscience et tous les droits légitimes des ouvriers que d'assurer le maintien de la sacro-sainte hiérarchie." 74
Cette double exigence - véritable tour de force - peut être effectivement honorée parce que les ouvrières ont estimé qu' "elles pouvaient croire à la parole du gouvernement". Ce dernier peut alors d'autant plus facilement leur donner, en retour, satisfaction que la grève est terminée et que le principe d'autorité risque moins d'être mis à mal : "J'ai demandé que le travail fût repris, ne pouvant examiner les faits tant la grève durerait, tant il y avait une sorte de menace adressée à l'administration" déclare en effet le Président du conseil. 75
Au terme de la grève, après résultats de l'enquête, tout polytechnicien qu'il fut et, paraît-il, ami de promotion de Carnot, ancien Président de la République, le directeur est d'office à la retraite.
Assigné par Madame Koenig devant le tribunal de sin police, il est cependant acquitté et l'ouvrière condamnée aux dépens.
Mais l'affaire n'est pas close. Le 15 mars 1895, le Président du Conseil en personne, ministre des Finances, M. Ribot, à la Chambre, prend position le fond. Il affirme que "l'Etat doit être un patron modèle", que "de gouvernement n'a pas cessé de se préoccuper du bien-être de ces ouvriers et que le salaire des ouvrières des Tabacs, dont la situation avait particulièrement besoin d'être améliorée, a augmenté de 27 % depuis 1885, alors que celui des hommes n'a été augmenté que de 10% ".
Puis il rappelle les circonstances de la grève : "des paroles qui avaient blessé une ouvrière, qui l'avaient atteinte dans sa privée et qui avaient produit une émotion qu'il avait considérée comme légitime.
La grève terminée, le travail repris, poursuit-il, j'ai examiné les faits avec plus grande impartialité, et autant j'exigerai toujours que la discipline soit ma tenue et que l'autorité soit respectée, autant je demanderai également aux directeurs de ne pas oublier que les ouvrières et les ouvriers employés dans nos ateliers doivent avoir les mêmes sentiments de susceptibilités et de dignité que nous apportons tous dans notre vie. (Applaudissements).
L'autorité ne peut que gagner à ce qu'il y ait ce respect mutuel. (Très bien, très bien !)... J'ai cru, en accomplissant mon devoir comme je l'ai fait... avoir plus fait pour l'autorité dans ce qu'elle a de légitime et de bon, qu'en opposant une fin de non recevoir à des réclamations qui étaient légitimes. (Très bien !, très bien !). " 76
La Chambre, ayant particulièrement apprécié la haute teneur de ces paroles, a voté l'affichage du discours.
Deux ans après cette grève, une seconde éclate à Marseille : le 8 janvier 1897, trois jours après son déclenchement, une délégation fait connaître au Préfet sa véritable raison, jusqu'alors occultée; 750 ouvrières sur 800 réclament le déplacement de Mr X., chef de section "accusé d'excès de sévérité et de rudesse". Une enquête officielle est ouverte qui "révèle à sa charge quelques paroles grossières, quelques faits isolés de raideur ou de rudesse, fort excusables chez des agents de cet ordre, anciens ouvriers ou anciens officiers". Les auteurs de cette prudente conclusion reconnaissent, avec une certaine gêne, qu'"une enquête analogue faite dans de telles conditions, au sujet de n'importe lequel d'entre eux, aurait permis de révéler des faits semblables".77
L'administration savait qu'une capitulation pouvait être grosse de conséquences pour l'avenir. Cependant, comme la campagne de presse en faveur des grévistes se poursuit, il devient de plus en plus difficile à l'Administration de continuer à soutenir un individu contre toutes. Aussi doit-elle se résoudre au départ du chef de section, dont le nom, protégé par les intérêts patronaux, a disparu de l'histoire.
En 1899, les ouvrières, sans doute enhardies par les résultats obtenus par leurs camarades, passent à l'action directe.
Elles poursuivent de huées un ingénieur et un chef de section et décident la grève.
L'ingénieur est déplacé après qu'une enquête eut reconnu, en des termes euphémiques, qu'il "avait commis des vexations" et que le chef de section "avait fait preuve de manque de tact." 78