Divers
 Marie Victoire Louis

À propos d’itinéraire personnel et politique….

Actes du XIII ème Colloque du groupe d’Orsay
23-25 mars 2001
Nos convictions et nos solidarités. Être lucides et espérer

date de rédaction : 25/03/2001
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Si j’ai accepté avec plaisir l’invitation du Groupe d’Orsay, c’est, notamment, parce que celui-ci a été le premier à nous avoir invités au tout début de la lutte contre le harcèlement sexuel et à reconnaître la légitimité de ce combat.
Je voulais dire aussi que j’ai été très sensible au respect qui a marqué la préparation de cette journée, tout comme au fait que mes positions, souvent radicales1 n’aient pas effrayé les organisatrices.

Je suis maintenant assez à l’aise pour parler un peu de moi (bien que je n’aime pas beaucoup cela) de manière à m’inscrire dans votre questionnement. 2
La question est peut-être de savoir qu’elle place accorder au « je ».
J’ai la chance exceptionnelle d’être chercheuse au C.N.R.S. et d’avoir pu obtenir, en tant que féministe, mon indépendance dans cette institution. Je suis donc au service de l’Etat 3et de la collectivité et mon salaire est payé en partie par vous.
Je me considère comme une féministe politique, une intellectuelle féministe, engagée, militante.

Je viens par ailleurs d’un milieu bourgeois, catholique, militaire. Mais, mes parents ont, grâce à un parcours intellectuel, initié par le catholicisme social (Péguy, Lamennais…) ont politiquement rompu avec les idées de leur milieu. Leur engagement dans la Résistance a accéléré ce processus. Mon père notamment a radicalisé ses engagements : soutien de l’indépendance de l’Algérie, de mai 68…)
C’est donc dans un milieu très politisé, dans lequel la différence, en soi, ce qui était considéré comme la culture, l’intelligence, l’originalité - qu’elle qu’en fut la ‘nature’-  représentaient des valeurs essentielles, que j’ai grandi. J’ai voulu très tôt faire Sciences-po pour l’attrait du politique. Aussi, quand j’y ai rencontré mon futur mari - qui était algérien - mes parents ont soutenu mon  mariage, d’autant qu’il était ‘brillant’ et plein d’avenir….

Avec du recul, je me rends compte que ce milieu, pour des raisons de classe sociale, m’a donné, au départ, une grande force. Mon prénom, qui était une position politique de mes parents pendant la guerre, m’a aussi aidé.
Personne (du fait d’un pouvoir social) ne m’impressionne plus - ce n’a pas été toujours le cas - et, encore moins, ne me fait peur. Mais si je peux dire cela tranquillement maintenant, c’est aussi parce que je me suis beaucoup bagarrée dans ma vie et que cela m’a donné beaucoup de confiance en moi.

Mon premier engagement politique féministe (impliquant un réel engagement) a été lié à la question des enlèvements d’enfants franco-maghrébins. En tant que française, mais vivant à l’époque à Alger, notre fils était - seulement - régi par le droit algérien. J’étais enseignante à Sciences-po à la Faculté d’Alger (j’y enseignais notamment le nationalisme algérien) dont mon mari était à l’époque le doyen. Lorsque j’ai voulu le quitter et divorcer, je me suis retrouvée sans aucun droit, ma vie dépendant alors entièrement d’une autorisation de sortie du territoire (pour notre fils) que mon ex-mari n’a jamais voulu (me) signer.
La loi patriarcale lui conférait tout pouvoir sur notre fils ; j’ai alors découvert concrètement ce qu’ était la domination masculine. Et notre fils a payé très lourdement dans son itinéraire personnel huit ans de séparation avec moi.

Nous étions nombreuses, de toutes nationalités, à être ainsi séparées de nos enfants. Nous avons alors organisé, sur des positions claires, une ‘opération‘ qui fut très médiatisée : « Un bateau pour Alger ». Nous voulions poser à Alger même la question des enlèvements d’enfants (je précise qu’à l’époque, mon fils était revenu vivre avec moi à Paris), la poser à l’Algérie, mais aussi à la France. Mais ce départ (des Françaises) a été annulé du fait d’une décision prise le matin même par la Ligue du droit des femmes (très proche d’Yvette Roudy), alors ministre chargée des droits des femmes. Ceci fut possible car c’était la Ligue qui avait acheté et gardé nos billets de bateau (que nous avions pourtant individuellement payés).

Après des négociations secrètes avec le gouvernement français dont la responsabilité était énorme en matière de non-défense des droits de leurs ressortissantes mariées avec des Algériens (La France ne voulant pas par ailleurs de ‘problème’ avec l’Algérie), la Ligue avait décidé seule d’annuler notre départ, en nous empêchant en outre de partir même à titre individuel.

Je n’oublierai jamais le spectacle de ces mères, effondrées, en pleurs, sur le quai de Marseille, avec les jouets, désormais inutiles, qu’elles voulaient apporter à leurs enfants en Algérie.

Cette ‘expérience’ a été pour moi un ‘baptême du feu’ dramatique. Des féministes qui étaient en outre des personnes en qui j’avais confiance et avec qui j’avais milité, avaient choisi la défense des intérêts des Etats contre celui des droits des femmes dont elles avaient trahi la confiance.
Ce fut sans doute l’expérience politique la plus importante de ma vie4. En  cherchant à comprendre ce qui s’était passé, comment et pourquoi cela avait été possible et surtout comment empêcher le renouvellement d’une telle décision, j’ai très vite été amenée à réfléchir aux dangers du féminisme d’Etat, ou plus largement isntitutionnel. Et donc à penser à la création d’une association féministe sur des fondements tout à fait différents.

C’est ensuite, dans le domaine professionnel qui était institutionnellement le mien : la sociologie du travail, que j’ai continué à réfléchir, à écrire et à agir. J’ai ainsi étudié les luttes de femmes et la collision des intérêts qui, si souvent, se liguent contre elles. J’ai écrit, par exemple, sur la grève, très importante, des ouvrières de Bekaert-Cockerill en Belgique contre l’alliance des syndicats et des patrons pour sacrifier leur droit au travail

J’ai travaillé, pendant plus de dix ans, sur la question du harcèlement sexuel et du droit de cuissage, en France au XIX ème siècle, aux plans intellectuel, historique, juridique, féministe, en bénéficiant le plus possible des apports des féministes dans le monde, notamment québécoises.

Je suis persuadée du rôle fondamental que doit jouer dans un combat politique, la question de la réappropriation de l’histoire. Réécrire l’histoire, c’est la faire. Cela enrichit notre apport en nous permettant de nous resituer dans un processus historique que l’on nous a caché. Cela relativise aussi beaucoup les ‘apports individuels’ et empêche le « moi-grâce-à-qui » stérile et historiquement absurde.

Nous avons, pour notre part - et le ‘nous est délibéré -  beaucoup travaillé, beaucoup publié, beaucoup agi et obtenu de nombreux succès dont je suis fière.

Toute notre réflexion, que nous n’avons jamais séparée de l’action, était centrée, dans le domaine des relations sexuées du travail, sur la question des liens entre domination masculine et violences masculines contre les femmes. Cette violence qui n’est pas que symbolique, est à la fois la manifestation banale, légitimée par le droit, de la  domination masculine. C’est aussi l’arme que les hommes se donnent lorsqu’ils sentent que leur pouvoir est menacé.

Logiquement, j’ai été amenée à réfléchir sur la prostitution. Toujours dans le cadre de mon travail de recherches, j’ai alors décidé de travailler sur les politiques françaises sur ce sujet. Et sur les fondements de ce que j’ai découvert (avec horreur), je suis progressivement devenue une militante abolitionniste.  

Aujourd’hui je considère qu’il ne suffit plus de lutter pour l’abolition de la réglementation de la prostitution, mais, plus globalement, pour l’abolition du ‘système prostitutionnel, quels qu’en soient les modalités, les victimes, les pays concernés. Je pense qu’il n’y a pas de solution médiane. Je considère qu’il faut s’assigner comme projet de lutter pour une société qui s’assigne comme objectif : l’interdit symbolique, politique et donc juridique du principe des relations sexuelles marchandes. Un monde sans prostitution, donc. Un monde qui doit poser comme projet politique (qui ne peut être que féministe) de lutter contre toutes les manifestations de violence masculine à l’égard des femmes, pénalisation des clients incluse, vote d’une loi antisexiste incluse, parmi mille autres projets. 5

En réponse à une réaction lors d’une discussion……

À propos de la jeune génération, je voulais dire que je fais partie des Chiennes de Garde. Or, elles-ci ont ouvert sur un site internet un forum de débats féministes qui a un énorme succès et il apparaît que ce forum est un formidable révélateur de la façon dont une partie des jeunes considère le féminisme ; à savoir un acquis extrêmement important pour elles et eux. Ils éprouvent aussi le besoin d’affirmer leurs colères et leurs aspirations face au système patriarcal et à ses dramatiques manifestations.

Ce qui m’apparaît important, c’est de faire voir, en rupture avec l’idéologie patriarcale, les manifestations de la domination masculine, bien sûr, reproduites aussi, par celles qui ne sont les victimes ; les femmes, nous, vous, moi. À travers tous les temps, toutes les sociétés - les hommes qui ont aussi écrit l’histoire – ont dominé les femmes et actuellement encore, ils ont le quasi-monopole du pouvoir politique, symbolique, économique et intellectuel au plan mondial.

Le féminisme auquel je me réfère, c’est un combat contre cette appropriation du pouvoir par les hommes. C’est une volonté de le dévoiler là où il se cache, de le « mettre à nu », de le dénoncer et de créer les conditions pour que les femmes puissent, au moindre coût pour elles, pour nous, se réapproprier de dont (elles) nous avons été privées, dépossédées, dans et par l’histoire, dans nos vies aussi. Ce qui fait peur, c’est peut-être, justement, de reconnaître cela. 

En tout état de cause, on ne comprendrait pas l’énergie de toute société (la nôtre plus particulièrement) à déformer, détourner, censurer, occulter les apports féministes, si on ne comprenait pas que ce dont il s’agit, c’est de cacher l’illégitimité de ce pouvoir masculin, acquis par la force, la violence et le droit. Cependant, il m’apparaît très important de ne pas recréer de normes, y compris féministes.

Je vous ai dit ce que je pensais. Cela n’engage que moi et n’appartient qu’à moi. Mais ce qui est important, dans cette confrontation entre nous, c’est que l’expérience de chacune, singulière et générique, soit entendue en elle-même, mais aussi et surtout, par rapport à soi.

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Notes de bas de page
1 Ajout. Juin 2006. J’aurais dû écrire ; « considérée comme »
2 Nous étions trois à avoir accepté l’exercice de cette présentation de nous-mêmes resituées dans le cadre de notre environnement : Nadine Plantevigne (éducatrice à Cognac), Fatima Yaou (médiatrice à Aubervilliers) et moi-même
3 Ajout. Juin 2006. Que je le critique sans cesse ne nécessite pas que j’enlève pour autant le verbe «  servir » que j’ai employé à l’époque.  
4 Ajout Juin 2006. Au sens de celle qui m’a le plus personnellement marquée.
5 Ajout. Juin 2006. Mes analyses ont, depuis, sur toutes ces questions, pas mal évolué.

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