Divers
 Marie-Victoire Louis  *

Souvenirs de mai 68 1

Mai 68 par eux-mêmes 2
Janvier 1989
p. 133 à 135

date de rédaction : 01/05/1988
date de publication : 01/01/1989
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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J'ai 45 ans, mes premiers souvenirs politiques remontent à la guerre d'Algérie. 3
Pour moi, rien en 68 n'a égalé l'intensité des manifestations pour l'indépendance de l'Algérie. Je me souviens de celle de 1961 pour l'enterrement des morts de Charonne. C'est l’un de mes plus grands souvenirs politiques : plus d'un million de personnes dans la rue. C'était un moment très fort. 1968 s'inscrit pour moi dans un processus politique déjà engagé, ce n'est pas le commencement de quelque chose.

Je vais rappeler quelques souvenirs personnels, sans faire d'analyse politique, de ce qui m'a marqué de ce que j'ai vécu.

1) La première chose dont j'ai pris conscience en réfléchissant à cette interview est que j'ai milité en 68 uniquement pendant le temps que mon statut d'épouse à l'époque me laissait. J'étais mariée, j'avais un enfant, j'étais très culpabilisée par ma mère et par mon mari de mettre mon enfant à la crèche pour aller travailler. Mon travail n'était manifestement évident que pour moi. Je me sentais donc très coupable. Je ne militais donc que pendant les moments où mon fils était à la crèche. Dans les rapports qui étaient les nôtres à l'époque il était exclu que mon mari participe à la charge que représentait mon fils – et, pour ce qui me concerne, de l'exiger. Ma vie politique militante s'arrêtait à quatre heures et demie. J'étais donc en décalage par rapport à ce qui se passait.
J'allais à la Sorbonne, à l'Odéon, participais aux discussions dans ce laps de temps, alors que le plus important se passait le soir.

D'autre part, à l'époque, j'avais la charge de mon beau-frère - le frère de mon mari [celui-ci s’étant déchargé sur moi  de cette responsabilité et moi-même ne l’ayant pas contestée]  - malade. J'allais le voir presque tous les jours à l'hôpital de Suresnes, alors qu'il n'y avait aucun moyen de transport. Mais cela ne me posait aucun problème. J'y allais en stop. Je partais du quartier latin pour aller presque tous les jours à Suresnes. J'ai gardé des souvenirs inoubliables de ces contacts en voiture, les rapports étaient faciles, tout le monde parlait.

Ma participation politique était donc très limitée du fait de ces doubles contraintes.

Ceci étant dit, dans ma famille, tout le monde militait. C'est mon père qui a alimenté en fruits et légumes la Sorbonne. Mes parents sont des anciens résistants du Vaucluse, ils s'étaient organisés avec leurs anciens amis à qui ils avaient pratiquement dit que la résistance recommençait. C'est ainsi que nombre de paysans de Cavaillon, d'Apt et d'ailleurs envoyaient à Paris leurs fruits et légumes. Par ailleurs, un de mes frères (qui était étudiant journaliste à l'époque) a été le seul à enregistrer (par hasard) le discours de Cohn-Bendit à Nanterre, le 22 mars. En fait il cherchait un concert de jazz à Nanterre, il a vu une porte ouverte, il est entré.  

2) Je me souviens d'avoir rencontré au métro Châtelet un homme dont j'avais été un peu amoureuse, qui était directeur de Critique de l'Economie politique et membre du comité central du PC. Comme toutes les relations étaient très égalitaires, je pensais pouvoir lui parler, sur un plan d'égalité comme deux individus autonomes.
Je le rencontre donc et avant même que je lui parle, il me dit « Lis l'Huma, lis l'Huma ! » et il est parti. Cela m'avait beaucoup frappée : "Lire l'Huma" étant la seule solution qu'il me proposait pour comprendre ce qu'il se passait politiquement.
C'était pour moi un argument d'autorité et cela avait cassé la relation personnelle que je voulais instaurer avec lui. Du coup, je n'étais plus du tout (un peu, peut-être, encore) amoureuse de lui.

3) En juin, ça commençait à aller beaucoup moins bien. J'allais faire une visite dans le fin fond de Neuilly dans un immeuble très bourgeois, très calme, très tranquille, comme ils le sont tous dans ces quartiers. Je rentre - d'habitude il y avait un silence de mort - et j'entends des applaudissements qui sortent de toutes les fenêtres. Je ne voyais personne : c'était le discours de De Gaulle.

4) Voici une autre anecdote. Je travaillais dans un service qui dépendait de Matignon, avec une jeune femme qui, à l'époque, était maoïste. On avait le droit d'aller dans la salle de gym qui était dans les sous-sols de Matignon. Un jour, celle-ci arrive et me dit, défaite : « On ne peut pas faire de gym parce que j'ai appris que les profs de gym sont des flics en détachement». C'était un cas de conscience terrible. Elle me dit qu'elle allait en parler dans son groupe mao et ils ont dû passer une soirée entière à poser le problème politique : faut-il ou non aller faire de la gym parce que ce sont des flics qui sont profs ? On théorisait beaucoup à l'époque.

5) Un autre souvenir qui doit être plus tardif. C'était une manif féministe non mixte à Vincennes. Les organisatrices avaient passé 2 ou 3 jours à "vider Vincennes" des hommes qui restaient. Cela a représenté un travail colossal et les hommes vivaient cela comme une prise de pouvoir insupportable.

Quand je suis arrivée, tôt le matin, il restait un homme qui lui, ne voulait absolument pas partir, en plus il était vraiment très baraqué. Il se trouve qu'il était maghrébin. Il a commencé à s'énerver, à frapper très violemment avec son casque de moto sur toutes les femmes qui étaient autour de lui. Des femmes avaient dû - et pu - le maîtriser, il avait donc dû sortir, blême.
Je me souviens des débats qui ont suivi et qui tournaient autour du fait qu'il était « maghrébin » : fallait-il en tant que maghrébin, objet de racisme, agir autrement avec lui ? Une femme a -justement - clos le débat en disant : « Maghrébin ou pas, j'en ai rien à foutre, tout le monde - sous-entendu : tous les hommes - sort, il sort. »

6) Je me souviens aussi d'une barricade au métro Saint-Paul, c'était très violent. Mon ex-mari avait lancé des pavés et puis, il avait été très vite se retirer derrière la porte cochère d'un immeuble. J'avais trouvé que cela manquait de panache.

7) Je ne participais à aucun groupe politique, j'avais l'impression de butiner. Je faisais ma propre alchimie. Je participais à beaucoup de choses mais restais en dehors des groupes politiques. Je me souviens d'ailleurs que ce n'était pas très clair.

Mon seul souvenir d'une réaction politique - de refus - est le suivant. Un jour, j'étais à la Sorbonne à écouter ce qui se passait, des groupes se formaient. On parlait d'une usine occupée, quelqu'un interpelle le groupe et a dit « Allons-y !». À l'époque, j'avais moins de capacité d'analyse, mais l'idée que nous - que moi, donc - incarnions quelque chose et qu'on avait à donner des leçons ne m'a jamais effleuré l'esprit. J'ai donc - et je m'en souviens bien -là, consciemment refuser de les suivre. Je ne me sentais pas en droit de donner la bonne parole. Cela ne faisait pas partie de ma conception des choses. Je n'aime pas les endoctrinements quels qu'ils soient.

8) Au niveau de l'alliance entre classe ouvrière et étudiante, je me souviens d'un « prolo » dans une manif qui avait dit quelque chose qui m'avait beaucoup touchée : « Si vous nous aviez dit qu'il se passait tout ça, on serait venu, on serait venus plus tôt. » C'était une relation égalitaire.

9) C'était peut-être en tant que femme que j'étais plus mal à l'aise par rapport à ça. Le féminisme est venu un peu dans la foulée. Mai 68 a servi de tremplin et des choses se sont décantées.

À l'époque, la non-mixité était une rupture politique et symbolique importante et beaucoup le vivaient très mal. Je me souviens que les hommes étaient très violents. Il y avait des lieux dont ils étaient exclus et ils réagissaient avec une violence extraordinaire. Et lorsqu'ils étaient dans des réunions mixtes, ils percevaient la parole des femmes comme une prise de pouvoir et préféraient raconter n'importe quoi plutôt que de ne pas parler.

10) Pour moi, 68 n'a pas été une rupture, je viens d'un milieu bourgeois, au sein duquel mes parents - mon père surtout - professait des idées d'extrême gauche. Politiquement il n'y avait pas de problèmes, ce qui se passait en 68 c'était normal, c'était notre culture politique. Cependant, socialement, il y avait des principes : le mariage était une institution, on ne divorçait pas. Je travaillais parce que j'avais fait des études et que j'étais brillante mais j'ai vécu une grande culpabilité le fait de travailler et mettre mon gosse à la crèche. Cela a été très dur à dépasser.
Sur le plan de ma vie de femme mariée, j'étais donc très dépendante en tant qu'épouse.

Ma décision de divorcer a été beaucoup plus importante dans ma vie personnelle que mai 68. Elle fut le début de ma prise de conscience féministe politique. Ce par quoi il a fallu passer, ce à quoi j'ai été confrontée, ce que j'ai dû assumer, les violences en tant que femme qui m'ont été faites, ce furent pour moi une vraie révolution, beaucoup plus forte que 68. J'ai donc vu, à l'occasion de ce divorce - et grâce à lui - les contradictions dans lesquelles j'étais, les vrais problèmes.

Mes engagements féministes sont donc liés à ma situation personnelle, mais se sont forgés sur cette culture familiale. Ils ont été rendus possible et plus aisés du fait des conditions politiques de l'époque mais aussi sans doute d'une certaine aisance sociale liée à mon milieu.

Mais ce dont je me souviens, c'est que je n'ai jamais pu supporter un quelconque embrigadement. Même dans les groupes féministes, très vite je voyais des rapports de pouvoir, très vite, je les dénonçais et très vite je partais.
Ceci dit, ces groupes m'ont énormément aidée et sans eux je n'aurais pas pu aller aussi loin.

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Notes de bas de page
1 Le titre choisi par la rédaction: "Métamorphose d'une épouse dépendante" était un contresens.
2 Éditions du Monde Libertaire. Textes et propos recueillis par " Chroniques syndicales"; " Femmes libres " (Radio Libertaire) et le groupe Pierre-Besnard de la Fédération Anarchiste.
3 J'ai - sans reprendre ce texte - légèrement remanié son écriture et sa présentation pour qu'elle soit plus claire.

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