Revue : Projets Féministes
numéro 1
  AVFT

Compte-rendu de livres

Arielle Caisnes, L’Ortie et Dominique Belloc, Les aiguilles à tricoter

Projets Féministes N° 1. Mars 1992
Quels droits pour les femmes ?
p. 135 à 136

date de rédaction : 01/03/1992
date de publication : Mars 1992
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Peut-on par la biais de la littérature, art de la fiction et du réel transfiguré, dire et dénoncer la réalité occultée des violences envers les femmes ? Peut-on faire de ce vécu là, sans le dénaturer et surtout sans le désamorcer, oeuvre littéraire qui soit aussi politique ? D’autant que la littérature, contrôlée par les hommes, à la fois par la censure et l’édition, fut une des courroies de transmission de l’aliénation des femmes ?
Certes les violences faites aux femmes n’ont jamais été totalement absentes de la littérature ; elles ont pu apparaître en toile de fond de romans réalistes (Zola) ou servir de ressort dramatique ou comique (Molière).
En revanche, deux livres récents, le roman de Belloc et le récit de Caisne, avec des écritures et un esprit différents en font la matière même de leur œuvre et contribuent à leur dénonciation.

Marie tricote avec résignation tout au long du roman Les aiguilles à tricoter. C’est sa vie aussi qu’elle dévide, en mots abrupts ; elle confesse, avec difficulté et silence, le cycle infernal de la violence et de la haine, dans une descente au cœur de son être humilié : de l’enfance des nourrices qui battent à l’adolescence des hommes qui violent, de la mère hostile au mari bourreau jusqu’à l’enfant assassin….
L’autre voix, telle un chœur antique, renoue dans un plus ample écho les bribes de cette existence faite de tant de violences et de si peu de joie et de tendresse. Aussi ces deux voix tissent-elles le destin d’une femme happée par l’engrenage de la violence aux maigres instants de répit.
Cette vie de femme si peu hors du commun par ses souffrances si ordinaires se donne à lire comme une vie tragique – au sens propre- marquée du sceau de l’impuissance et de l’inéluctable. Vie banale d’atrocités, l’écriture d’un homme, et là n’est pas le moindre paradoxe lui confère l’exemplarité, en même temps que, de la mise en scène, naît la force dénonciatrice.

Récit/réminiscence, l'Ortie désenfouit par bribes chaotiques les violences quotidiennes subies par une petite fille élevée à l'écart par l"'Adulte" (sa mèr:e) qu'"elle attend toute son enfance" et par un père faible et bègue: « J'avais six ans la première fois. D'autres crimes ont suivi ». Pendant sept ans, le "Hideux", un voisin de six ans son aîné, fait d'elle "un crasseuse galerie où il déchargeait sa boue", "son champ d'ordures".

Sourdent alors, en courts chapitres, l'indicible et l'insupportable verrouillés de si longues années par la terreur et l'angoisse. Pour toute expression d'amour, des ordres et des menaces : "Laisse-toi faire, merdeuse, tu t'appliques ou je te la fous dans l'cul" ; pour tout espérance, un avenir de prostituée: "Prends dans tes mains, Bichette, ça fait plaisir aux hommes.. Continue, quand tu seras grande, tu seras douée". Un seul référent pour une morale de vie : "Les hommes aiment ça."

La petite fille apprend alors à s'appliquer : "Je me suis conformée. J'ai fait des efforts pour paraître habile, experte à la hauteur". Elle collabore : "Je me suis exécutée. Il a exécuté ma vie." Elle s'excuse presque de n'avoir pas réagi. Elle qui n'a jamais pu exister sauf par la marque de l'autre, elle a perdu « toute forme de révolte, tout désir de combat". Mais où aurait-elle pu puiser ces forces, marionnette meurtrie, qui n'a eu que la force d'échapper à la folie, en tentant de faire semblant face à une société d'adultes qui ne le voyait même pas ?

Saccagée par les agressions d'un adolescent, sa vie de petite fille l'est tout autant par l'indifférence des adultes qui ne voient pas et n'entendent pas le langage de "son corps boursouflé". Confrontée seule à son bourreau, incapable de lui échapper, elle en vient un jour à l'espérer : "Il m'aimera une fois, rien qu'une fois puisque j'étais sa petite femme. Il devait m'aimer pour que ma souffrance prenne quelque sens".

L'Ortie est avant tout un récit/délivrance. Certes, il est aussi un récit témoignage, celui d'une vie de femme définitivement avortée : "Il a exécuté ma vie ... J'ai toujours six ans... Terrorisée, je me suis soumise des années! cela s'appelle-t-il être consentante ?"

L'horreur nue d'un vécu indélébile, retranscrite par les phrases brutes du passé, celles soustraites à l'oubli et au refoulement favorisera-t-elle une prise de conscience d'un public plus large?

Paris, le 2 août 1991

Sylvie Cromer, Les aiguilles à tricoter, Fayard, les enfants du fleuve. 1991
M.-V. Louis,
L’Ortie, Julliard. 1991


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