À Eliane Viennot
51avril 2007
Chère Eliane
J'ai bien reçu le 28 mars votre texte : "Des intellectuelles pour Ségolène Royal" 2- signé en l’état par Françoise Dupont, Françoise Gaspard, Françoise Héritier, Florence Montreynaud, Claude Servan-Shreiber et toi-même - et lu ta demande de le signer.
Je précise tout d’abord que je ne me définis pas comme « intellectuelle » mais comme « [militante] féministe», laquelle peut, aussi, éventuellement, être qualifiée d’ « intellectuelle » dès lors qu’il est précisé que je suis une « intellectuelle féministe ».
Mais venons en à votre propos : je ne signerai pas votre texte et je vais tenter d’expliquer pourquoi.
D’une part, parce que je n’ai jamais voté socialiste de ma vie3 et que l’hypothèse de voter PS ne m’a même jamais effleuré l’esprit. D’autre part - et c’est bien sûr lié - parce que, sur le fondement d’une analyse féministe anti-libérale, j’ai voté « Non » 4au projet de traité pour une constitution européenne: il est donc exclu que je renie mon vote ; dans cette hypothèse, celui-ci relèverait d’une position de circonstance, d’un aléa révisable, bref, d’un vote qui ne m’aurait pas engagée. 5
Ce point - d’importance - clarifié, dont je vais tenter de faire abstraction, la question que me pose votre texte et à laquelle que je veux tenter de répondre le plus clairement possible est la suivante : des femmes devraient-elles voter, en tant qu’ « intellectuelles » - j’y ajoute « féministes », eu égard pour nos combats communs - pour Ségolène Royal ? Ou, en d’autres termes, si sa candidature était incarnée par un homme, les raisons du vote en sa faveur devrait-elles être autrement appréciées ?
Cette question peut, elle-même, être suivie de sous-questions :
* Devrais-je voter pour elle parce que c’est une femme ? Dans la mesure où sur les douze candidat-es, trois autres femmes se présentent aux élections: Marie-George Buffet (P.C), Arlette Laguiller (L.O), Dominique Voynet (Les Verts), le seul fait d’être une femme ne saurait donc être, en lui-même défendu, en tant qu’argument en sa faveur. Par ailleurs, cet argument relève d’un féminisme essentialiste primaire.
* Devrais-je voter pour elle parce que - en tant que femme, ajoutons-y « de gauche » - elle a, plus que les trois autres candidates, des chances d’être élue ? Je privilégierais alors le double critère de son sexe et celui de sa plus grande proximité avec l’accession au ‘pouvoir suprême’ : pour la première fois, en France, une femme a des chances d’être élue Présidente de la République. 6
Pour votre part, vous écrivez : « Nous voulons vivre dans un pays où il paraît normal qu’une femme accède aux plus hautes fonctions : rompre avec l’exception française déjà responsable de la loi salique […] »
Ce premier constat sur la rupture symbolique et donc politique qu’une telle élection provoquerait - votre référence à la loi salique étant plus que justifiée - ne peut être contesté. Néanmoins, personne ne peut en déduire un effet - positif - mécanique du seul fait de cette candidature : que la société française puisse considérer comme ayant ‘payé son dû’ à toutes les femmes en ayant voté pour une Présidente et, dès lors, se sente quitte à l’égard de toutes les autres n’est pas une hypothèse à exclure. Et, sans considérer - ce qui serait absurde - que l’élection de femmes à de tels postes dans d’autres pays n’a eu aucun effet sur les droits des femmes, la question de leur impact en la matière reste, pour moi, une question ouverte.
Ceci étant, si je ne suis pas sûre que beaucoup de femmes "se reconnaissent" en Ségolène Royal - les classes sociales existent - , je pense que, nombreuses sont les femmes qui savent, au plus profond d’elles-mêmes ou plus consciemment, que ses légitimes ambitions, son intelligence, la capacité qu’elle a eu de « coiffer tous ces hommes au poteau »7, les concerne. De nombreuses femmes reportent sur elle, incontestablement, un souhait de revanche de tant de femmes sur les hommes. Et, pour ma part, en tant que femme, en tant que féministe, ses succès me concernent.
Assume t-elle ces projections ? Non, je ne le pense pas. Devrait-elle les prendre en compte ? Je le pense. La question est cependant complexe car tous les problèmes non réglés de la société patriarcale se projettent sur elle, sans d’ailleurs que toutes les images contradictoires qu’elle est censée incarner : la mère, la vierge (via Jeanne d’Arc), la Bécassine, la bourgeoise, la femme politique, la femme qui joue de sa féminité (?), la femme qui a dénoncé son père, la fille de militaire, ne semblent gêner grand’monde. Quant aux fantasmes sur ses supposés amants, ils sont fascinants.
Mais alors, c’est à son programme et aux moyens qu’elle affiche et met en oeuvre que nous devons nous référer. En effet, nous avons tous et toutes en effet des opinions, des valeurs, des principes, des histoires de vie, des réflexions, des aspirations. Mais, dès lors que l’on se présente comme devant incarner l’Etat, les données, la nature du problème change. La concernant, les exigences des femmes - qui ne relèvent pas du « communautarisme » comme elle l’a affirmé aujourd’hui 8 - sont nécessairement et légitimement plus grandes. Et se contenter du symbole que son élection incarnerait est, pour moi, en l’espèce, une piètre aspiration.
Qu’est-il donc de sa candidature et de ses projets ?
En toute cohérence avec notre histoire, nous avons vu publiquement converger sur Ségolène Royal l’incroyable misogynie, mépris, haine des femmes qui est l’évidente spécificité culturelle [j’ose à peine écrire « intellectuelle » tant de tels agissements, de telles paroles, écrits interdisent pour moi l’emploi d’un tel qualificatif] française ; la France étant, pour moi, le pays qui a, dans un contexte politique non déiste, du fait des codes Napoléoniens, le plus et le mieux théorisé et exporté à travers le monde la pensée patriarcale, la plus cohérente par ailleurs.
Nous avons alors vu, lu, entendu concernant Ségolène Royal ce qui, peu ou prou, est le quotidien des femmes, plus encore des féministes depuis toujours. Le nôtre donc, contre lequel nous luttons bien seules depuis si longtemps.
Ceci rappelé, je me suis posé plusieurs questions :
1) Les femmes, les féministes en butte à ces attaques, injures, menaces, mépris, assassinats ont-elles été soutenues par elle ? La réponse est non.
Je n’ai notamment aucun souvenir à l’époque de la création des Chiennes de Garde d’un-e quelconque manifestation, geste, expression de solidarité de sa part. 9
Je me prends alors à rêver : dans cette hypothèse d’une alliance - qui eut été alors, je dois l’admettre, novatrice - entre femmes, femmes politiques et (associations) féministes, nous aurions ensemble pu considérablement faire reculer la si scandaleuse délégitimation des féministes [laquelle explique, par ailleurs, en grande partie la disparition des intellectuel-les dignes de ce nom en France]. Dès lors, la situation des femmes en aurait été, disons, améliorée : derrière toute attaque - injustifiée - contre une féministe se cache une attaque contre toutes les femmes.
2) Qu’elle soit, aujourd’hui, en butte à ce mépris, ces attaques etc., justifie t-elle mon soutien ‘féministe’ ? : la réponse est, sur ce fondement, bien évidemment, oui.
Mais, sur ce point, beaucoup a déjà été écrit. 10
3) À t-elle mis en oeuvre dans sa vie une lutte contre un homme dominateur et donc pour défendre les droits des femmes ? Concernant son père, la réponse est oui ; concernant les hommes politiques, ses « collègues », la réponse est non.
Concernant son combat contre son père et pour sa mère donc, j’ai ressenti, à son égard, comme à l’égard de toute femme qui se bat - ni plus ni moins - une réelle empathie féministe.
Maintenant, en l’état de ses engagements en la matière, devrais-je voter pour elle : la réponse est non.
Pourquoi ?
1) Tout d’abord, je ne peux que constater et regretter que Ségolène Royal (pas plus qu’aucune ‘femme politique’11) n’a su, n’a pu, n’a voulu transformer ce qu’elle a vécu en tant que femme soumise au mépris patriarcal, en problème politique commun à toutes les femmes. Rester au-dessus de la mêlée, savoir ne pas s’abaisser au niveau des attaques dont elle a été l’objet mérite certes ?, sans doute ?, éventuellement ?, d’être positivement salué. Et, à cet égard, j’ai souvent été, en tant que femme, en tant que féministe, fière de ses réactions. Mais, ce faisant, Ségolène Royal n’a pas été, en l’occurrence, l’exemple positif qui aurait permis aux femmes de dénoncer au quotidien les attaques dont elles sont - dont nous sommes - les objets. Elle n’a pas dit qu’elles étaient inacceptables, qu’elles devaient être publiquement nommées pour ce qu’elles sont, et à ce titre, dénoncées. Elle n’a pas dit que la police, la justice - l’Etat donc -, la presse - sans évoquer tous les hommes, au premier chef - étaient d’abord et avant tout concerné-es. Et son commentaire, le 5 avril, sur ce sujet : « Il faut garder un certain sens de l’humour » révèle que, pour elle, ces attaques ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une analyse globale. 12
Elle n’a pas pu donc dire que, si elle était élue, les normes patriarcales ne feraient plus partie des valeurs communément acceptées en France.
Bref, elle a géré individuellement une question politique.
Incidemment, j’ai toujours pensé - et les indications en ce sens étaient, de mon point de vue, nombreuses - que si elle avait clairement affirmé cela, son élection était fort probablement assurée.
2) Pour ne pas enfermer Ségolène Royal dans le passé, poursuivons quant à ses engagements politiques. Elle a affirmé à plusieurs reprises que la première loi qu’elle ferait voter serait une loi contre les violences à l’encontre des femmes. Cet effet d’annonce a incontestablement joué et jouera sans doute électoralement en sa faveur et pourrait s’avérer une raison majeure pour une féministe de voter pour elle.
Il n’est donc pas inutile de s’y pencher précisément.
Si l’on cherche à en comprendre la nature, l’étendue, l’effectivité, la teneur, le champ d’application, nous devons nous contenter de la “Proposition N° 53” [de son programme] : « Faire de la lutte contre les violences conjugales une priorité nationale" : Faire adopter une loi-cadre sur les violences conjugales prenant en compte tous les aspects permettant d’éradiquer ce fléau ».
À cette proposition, s’est ajouté un récent communiqué - personnel - en date du 15 Mars 2007 : « Le nombre impressionnant d'appels au standard du 3919, mis en place hier, pour accueillir les appels des femmes victimes de violences conjugales, confirme que des milliers de femmes sont en situation de détresse. Le combat mené par Ségolène Royal est juste et nécessaire. La lutte contre les violences conjugales doit devenir, comme elle l'a souvent proclamé, une affaire d'Etat. Si recueillir des appels est un progrès, cela n'est pas suffisant pour régler le problème, alors que toutes les associations revendiquent le vote d'une loi-cadre dans ce domaine. Ségolène Royal réaffirme que ce sera le premier projet de loi soumis au Parlement si elle est élue Présidente de la République ». 13
Qu’en conclure ?
a) Je note que la future loi, dont le contenu n’est pas explicité, n’est articulée ni avec les lois déjà votées, ni n’intègre les si nombreuses propositions féministes en ce sens, et ne concerne que les violences dites “conjugales”. Sévères limitations ! Ségolène Royal exclue donc de son futur champ d’action politique tout projet concernant le sexisme anti-femmes, les manifestations quotidiennes du mépris des femmes, toutes les violences contre elles qui ne seraient pas commises dans « la famille ». Elle se satisfait donc de l’actuel système prostitutionnel/proxénète - grand absent de la campagne, et pour cause, compte tenu des enjeux éthiques, financiers, politiques que sa dénonciation pose - de la pornographie, des publicités sexistes, de la législation concernant les violences en France, etc…
À cet égard, affirmer faire de ces « violences conjugales », “une affaire d’Etat”14 ne présage en rien la manière dont le dit Etat les prendra en charge.
b) Je considère qu’il est inacceptable, après tant d’années d’analyses juridiques féministes, tant de dénonciations précises, rigoureuses, de procès honteux, d’injustices15, de parler de “fléau”, de “situation de détresse des femmes”, de “problème”. Évoquer “le nombre impressionnant d'appels au 3919” est aussi la preuve d’une méconnaissance évidente de ces violences et parler de “progrès”, même qualifié d”insuffisant”, suite à la création d’un simple numéro d’appel téléphonique - est en soi honteux. A fortiori en 2007.
L’inadéquation de l’analyse - le terme étant d’ailleurs inapproprié - avec l’incroyable accumulation des colères plus que justifiées, de revendications des femmes en la matière est patente : entre ce que vivent les femmes victimes de violences masculines, c’est-à-dire nous toutes, et le constat - j’ose à peine écrire le programme de Ségolène Royal - c’est un véritable gouffre. 16
c) Quant aux liens entre cette éventuelle loi et l’actuelle proposition de loi du CNDF17 - pas même analysée [preuve du faible intérêt qu’elle lui a porté] beaucoup plus large dans ses ambitions, il n’est même pas explicité.
Il est à cet égard faux - et de mauvaise augure - d’affirmer “que toutes les associations revendiquent le vote d'une loi-cadre dans ce domaine », la question des critiques du principe d’une loi-cadre et de son contenu par les associations, n’étant, par ailleurs, même pas évoquée.
En conclusion, ce seul point fort du programme ‘féministe’ de Ségolène Royal - qui traite de la vie et de la mort des femmes - est, tant il est pauvre, une négation de plus de 30 ans d’analyses et de pratiques féministes en la matière.
Votre constat en la matière 18ne [me] suffit donc pas et ne pourrait [me] convaincre de voter pour elle. Plus encore, je considère que Ségolène Royal19 se joue de la vie des femmes : aucune réponse précise n’est en effet apportée à leurs si nombreuses exigences et ce qu’elle propose est sans commune comparaison avec l’immensité de ce qu’il faudrait faire.
Enfin, son silence concernant l’état lamentable de ce que l’on a de plus en plus de mal à qualifier de « justice » est à cet égard extrêmement inquiétant et révélateur. 20 Et ce n’est pas le slogan : « Plus juste, la France sera plus forte » 21qui pourrait me démentir : « la justice » - qui n’est pas le droit - ne pouvant être comparée à une quelconque autre valeur, quelle qu’elle soit. Et, a fortiori : à la ‘force’, antithèse de toute valeur.
Je me refuse, comme vous sans aucun doute, à cautionner ce type d’argument - d’un évident conservatisme - j’ai même envie d’écrire : « stupide » - qui, pour beaucoup, en revient à constater qu’elle n’a pas de « couilles » et donc à récuser le fait qu’elle soit une femme. Pour ne prendre qu’un seul exemple parmi mille, l’actuel ministre français des Affaires étrangères avait-il des compétences quand il a été nommé ? : aucune. Dès lors, pendant des mois, en attendant qu’il puisse parler, la France n’a quasiment pas eu de politique étrangère, publique tout au moins.
Plus fondamentalement, notre monde n’a pas à être géré par des gens dits « compétents » : il doit être changé. Radicalement.
Mais, trêve de justifications, sur ce terrain, là encore, Ségolène Royal vit ce que nous vivons toutes. À cet égard, je n’ai pu - et ce alors que je n’adhère pas du tout à son programme - m’empêcher de pousser un ouf (cérébral) de soulagement lorsque j’ai pu voir et entendre qu’elle ne s’était pas “plantée” lors de son discours de Villepinte. Mais cette empathie ne suffit pas, tant s’en faut. Là encore, il était, pour moi, nécessaire qu’elle politise les critiques la délégitimant. Une analyse féministe bien pensée aurait eu un formidable impact.
De fait, la question doit se poser en termes politiques, eu égard à son projet. Et, une fois élue, à sa capacité de le mettre en œuvre.
* Concernant le très faible nombre d’élues en France :
Vous évoquez […] : le « si tardif accès au droit de vote et d’éligibilité des femmes, la place de la France au fond de la classe européenne avec ses 12 % des députées et (sa place ) de 84 ème rang des nations de la planète pour l’ensemble de ses élues ».
Si ne je peux que vous suivre sur ce néanmoins sempiternel constat, je m’étonne que vous ne fassiez aucune référence à la parité, alors que deux des rédactrices de ce texte ont été à l’origine de cette revendication et que nous avons été nombreuses à être, dès l’origine, parties prenantes des luttes en sa faveur.
Où sont les engagements de Ségolène Royal concernant la parité hommes/femmes ? Il n’y en a pas. Où est la mise en oeuvre de ce principe dans son équipe de campagne ? Il n’y en a pas. Alors que Ségolène Royal avait tenu à afficher la parité lors de la nomination de sa première équipe de campagne, sur les 39 noms dévoilés de sa nouvelle équipe, il n'y a que neuf femmes, lesquelles pèsent, par ailleurs, d’un poids politique bien inégal eu égard à leurs collèges hommes. Enfin, quelles sont les ‘nouvelles’ femmes apparues sur la scène politique dans la dynamique de sa prise de pouvoir au PS ?
Ce constat n’est étonnant que pour celui/celle qui ne veut pas voir que le PS, après avoir rapté le concept de « parité » pour mieux le vider de contenu réel - en tout cas, celui pour lequel nous sommes nombreuses à nous être battues - ; après avoir fait voter sa pitoyable réforme de la constitution et ses pitoyables lois en la matière, - les résultats sont là - en est aujourd’hui réduit à réserver certaines circonscriptions pour les « femmes des minorités (!) visibles » tout en continuant - en aggravant - ses attaques contre les féministes. 22
L’histoire de l’anti-féminisme structurel socialiste devra, à cet égard, un jour être écrite.
Que, par ailleurs, au plan local, le poids des caciques, les pressions qu’ils/elles exercent contre tous ceux et celles qui ne sont pas ‘dans le moule’ 23[notamment par le biais des subventions et des liens avec les Conseils Généraux socialistes], l’autoritarisme, le culte de la personne (références au « parcours d’excellence » de Ségolène Royal), la caricature des arguments (« jalousie » (!) pour les femmes qui ne soutiennent pas Ségolène Royal, et « misogynie » pour les femmes et les hommes), l’absence de débats d’idées, le suivisme exigé, les pressions pour voter (« sans état d’âme ») pour elle, les placements des petits copains, des épouses et ‘amies’, les censures 24n’aient sans doute jamais été aussi fort, ne peut manquer d’alimenter la thèse selon laquelle le PS, en panne d’idées et de projets - y compris, ou plutôt, du fait de la mondialisation libérale - est de plus en plus un parti d’élu-es et de notables, lesquel-les aspirent assez banalement à revenir au pouvoir en France.25 Et l’on a pu noter qu’au début de sa campagne, avec courage, Ségolène Royal, pour reprendre la formule d’un militante socialiste, « avait donné un coup de pied dans la fourmilière », je n’ai pu que constater la rapidité avec laquelle les apparatchiks du PS avait repris le pouvoir sur elle. Mais, qu’est-elle, sans eux ? Et, au fond, n’incarne t-elle pas la dernière (?) chance de relégitimer un appareil à bout de souffle26 au sein d’un système représentatif qui lui-même n’est plus représentatif que de lui-même ? 27
* Concernant le travail, les retraites des femmes
Vous écrivez : « Nous voulons vivre dans un pays où le travail à temps partiel ne tombe pas ‘naturellement’ sur les femmes, où les retraites ne fondent pas sur elles comme neige au soleil, parce que leurs conjoints trouvaient normal qu’elles s’occupent d’élever les enfants et de remplir le réfrigérateur ».
Mais où donc Ségolène Royal s’est-elle engagée en la matière ?
En tout état de cause, je vois mal comment de telles questions pourraient être résolues par les choix politico-économiques qui sont les siens. Par ailleurs, parler du travail, des retraites des femmes, en soi, n’a aucun sens. Enfin, je l’espère sans démagogie, pour beaucoup, « remplir le frigidaire » supposerait qu’il y en ait un et que l’éventualité en soit possible.
À cet égard, je me permets de citer un commentaire publié sur Bellaciao, suite à sa prestation télévisée sur TF1, le 19 février :
« Chère Ségolène,
Parmi les nombreuses questions du débat de ce soir, vous avez eu 2 qui ont particulièrement retenu mon attention :
1- savez-vous pourquoi tant de gens de gauche ne voteront pas pour vous ?
2- que dites-vous aux femmes si mal traitées et travaillant dans des conditions déplorables pour le Hard discounter "LIDL"
=> Votre non-réponse à la 2ème question vous apporte au moins la réponse à la 1ère.
De : yba. Mardi 20 février 2007
* Autres.
Enfin, quant à vos références aux promotions des femmes, à la féminisation de la langue, aux noms de rues, à l’entrée des femmes au Panthéon, je ne peux qu’y adhérer, mais, je ne vois pas, là non plus d’engagement de sa part 28,en la matière. Par ailleurs, je ne considère pas que les dites aspirations soient suffisamment signifiantes pour les femmes pour justifier un vote en sa faveur. Enfin, un président de droite - Sarkozy inclus - un tant soit peu malin, pourrait aisément souscrire à ces demandes.
Votre texte me semble en la matière plus relever du ‘wishfull thinking’ que d’une analyse lucidement politique. 29
Pour ma part, si j’avais voulu voter pour elle, d’une part, je lui aurais demandé des engagements crédibles et je ne lui aurais pas offert un soutien sans condition ; d’autre part, j’aurais considérablement élargi le cercle de mes demandes.
Sans reprendre les critiques/ suggestions que j’avais dores et déjà faites au gouvernement Jospin30, j’aurais demandé - parmi tant d’autres - un engagement abolitionniste ferme - impliquant de remettre en cause tous les textes acceptés, votés, ratifiés depuis des années - concernant le système prostitutionnel/proxénète ; une suppression des publicités sexistes, de la pornographie en tant que vecteur privilégié de la haine, du mépris, de la chosification des femmes31 ; une réécriture des livres d’histoire, de sciences, de lettres, de philosophie, non seulement pour y intégrer les apports et les analyses (des) féministes, mais aussi pour intégrer les analyses féministes au sein même de [la critique de] la pensée.
Faut-il rappeler que nous sommes féministes parce que le monde est patriarcal ? Et que nous sommes donc des réponses au problème qui, lui, doit être traité. Pour paraphraser son ‘analyse’ concernant les banlieues, je pourrais dire le patriarcat est le problème et que les féministes sont la solution.
Je me serais inquiétée de ce que cache l’accroissement de la natalité en France ; j’aurais fait le bilan de toutes les réformes annoncées - égalité de salaires notamment - jamais abouties ; j’aurais déclaré que la France devait rendre hommage et faire connaître les apports, le travail, les critiques des féministes du monde entier ; j’aurais affirmé que, dans mon équipe, aucune remarque méprisante à l’égard des femmes ne serait permise ; j’aurais repensé les horaires de travail eu égard, en premier lieu, à ceux des femmes ayant parents et enfants à charge ; j’aurais proposé de repenser tout le droit, procédure pénale incluse, du point de vue des victimes ; j’aurais proposé un vaste programme de constructions de crèches ; j’aurais posé comme projet législatif, la suppression de l’autorisation du père concernant la transmission de son nom à ses enfants ; j’aurais repris certaines demandes concernant la gynécologie médicale ; j’aurais tiré les conséquences nécessaires du bilan affligeant concernant l’état actuel de la politique de la contraception et de l’IVG ; j’aurais repris - du point de vue des femmes - de fond en comble la question du mariage, du divorce, des pensions alimentaires, de la garde des enfants, de la transmission de l’héritage.. et toute la fiscalité ; j’aurais déclaré vouloir modifier la législation concernant la dénonciation calomnieuse…j’aurais, j’aurais …
La liste serait longue.
Elle doit être faite.
Pour cela, il aurait suffi d’écouter les femmes, les associations féministes et de traiter spécifiquement de leurs demandes ; les archives des associations regorgent d’idées : il suffit de les lire et d’en tirer la substantifique moelle.
Pour cela, ce n’était pas aux féministes de « soutenir » Ségolène Royal ; c’était à elle de les contacter, comme elle l’a fait, à tant de reprises, pour tant d’autres.
À cet égard, je n’ai pu m’empêcher d’interpréter le fait, qu’au début de sa campagne, les noms de féministes citées aient été Yvette Roudy et Antoinette Fouque, comme un gel ‘féministe’ - d’un certain féminisme - au début des années 80.
Car, en définitive, de quel projet féministe Ségolène Royal est-elle porteuse ?
Pour l’avenir des femmes, je n’en vois pas.
Je vois une histoire de vie - qui n’en a pas ? - ; je vois le recours à des symboles de femmes - Louise Michel, la Communarde, la bagnarde, l’anarchiste adepte du drapeau noir, la militante de la révolution sociale m’apparaissant, concernant Ségolène Royal, comme un référent politique difficilement acceptable 32- ; je vois dans son livre, une référence bien abstraite au refus d’un système de domination ; je vois une réfutation d’un féminisme qui ne serait pas « la haine des hommes » - et que des intellectuelles féministes devraient considérer comme injurieux pour elles ; en tout cas, moi, je l’ai ressenti comme tel. Bref, je ne vois pas d’avenir qui permette aux femmes de ce pays de pouvoir dire : demain, avec elle, parce que c’est une femme, ce sera mieux pour moi, en tant que femme. 33
Il n’est pas exclu en revanche - il est même plus que probable - si elle est élue - qu’un certain nombre de femmes déjà proches des diverses sphères de pouvoir soient encouragées à être plus visibles, plus actives. Le tract lancé le 4 mars 2007 rédigé par la « Ségosphère, les jeunes avec Ségolène Royal » étant un bon analyseur de cette éventualité : « un appel à toutes les femmes Présidentes (d’associations, d’entreprises, de collectivité territoriales...) » a été lancé pour la soutenir. Que ce texte soit fondé sur des concepts erronés, sur une analyse fausse,34 incroyablement peu précis, bêtement démagogique35, tout en étant le seul texte à ma connaissance dans lequel j’ai pu lire : « Il ne s’agit pas de défendre une candidature féminine, mais un idéal féministe » ne manque pas d’intérêt. N’allons-nous pas voir s’accélérer le processus de dissolution du concept de féminisme - remplacé soit par un mot sans consistance - déjà bien engagé depuis plusieurs années ? Sans aucun doute.
Concernant les (associations) féministes, Ségolène Royal n’a passé aucun pacte politique avec elles - elle l’a fait pour l’écologie - , encore moins avec les femmes. La comparaison avec ce qu’elle a déclaré le 5 avril, à Science po36 : « J’ai rencontré les jeunes dirigeants d’entreprises : je les trouve formidables et je veux m’appuyer sur eux » doit être faite. Enfin, elle n’a rompu - à l’exception de quelques manifestations légitimes d’autorité - avec aucune des règles du jeu politique traditionnel.
En revanche, je vois nombre de références à « la famille ». Faire référence à « la famille », en l’état, sans plus de précision, comme structure de référence - laquelle s’effondre, par ailleurs, de toutes parts - peut difficilement ne pas être interprétée comme une négation des droits des femmes. Faut-il rappeler une évidence, à savoir que tout le poids - ou presque - de « la famille » repose sur elles, sur nous ? Et que le sacrifice de la vie des femmes en son sein est la norme de notre société.
La place qu’elle a accordée aux droits des pères lorsqu’elle était Secrétaire d’Etat doit être, à cet égard, considérée comme fondamentale.
Plus encore, à « la famille », je pourrais ajouter, comme faisant partie de ses symboles, sinon « le travail » et « la patrie », à tout le moins : la valeur-travail et le drapeau français. Et ce, en 2007 ! Que la « France présidente » - son slogan de campagne - ait à sa tête une « femme-mère »,37 par ailleurs, sauveuse de la patrie, ne manque pas d’intérêt si on met cet affichage avec sa défense de l’intégration de la France dans les institutions européennes. Dans un monde globalisé ! Comprenne qui pourra.
En conclusion, je pense, que si, nous les femmes, nous les féministes, étions plus exigeantes vis-à-vis de nous-mêmes, si nous ne contentions pas de si peu ; si, comme toutes les forces politiques, nous étions sûres du bien fondé de nos exigences et de l’insupportable au quotidien de la domination masculine, alors, et Ségolène Royal et tous/tes les candidat-es (extrême gauche comprise) nous proposeraient un avenir qui, pour « les femmes », ne serait pas - ce qui est la réalité de la campagne politique actuelle - subsumé dans « la famille » .
Y a t-il une plus grave critique qui puisse être fait au féminisme que de ne pas relever cette ‘nouvelle’ donne politique - la primauté accordée à « la famille » - au mépris par ailleurs de la notion même d’individu-e - incontestablement réactionnaire, incontestablement anti-féministe, incontestablement dangereuse ?
Et, tout en vantant la famille et la maternité, le même monde qui laisse les femmes en assumer, si souvent, sans moyens, si souvent bien seules, les responsabilités et les charges, légitime le proxénétisme, justifie le bien fondé de l’enfermement des femmes dans les bordels, permet de louer 38des femmes.
Voilà, Eliane, une critique de votre texte, qui, sans doute, vous fera mal, où, à tout le moins, que vous n’apprécierez sans doute pas. Mais je sais que vous saurez la lire et prendre en compte mes analyses critiques. Et, pourquoi pas, nous permettre à nouveau de lutter, à nouveau, en commun ?
Je voulais aussi te remercier de m’avoir adressé votre texte qui s’est avéré pour moi - sans doute du fait que je connais, depuis longtemps, plusieurs des premières signataires de votre pétition - l’occasion d’exprimer ce que j’avais, depuis longtemps, envie décrire, sans y parvenir.
La lecture du récent texte publié par le Collectif Contre le Publisexisme : « Pourquoi, nous, féministes, n’appelons pas à voter Royal. Ni, pour qui que ce soit d'autre » m’a aussi poussé à avancer.39
Mais, sans un long échange sur ce sujet avec une amie féministe socialiste ‘pas dans le moule’, les idées avancées ici (appuyées sur les documents cités) n’auraient pas été écrites. Qu’elle soit ici encouragée à poursuivre son combat.
Cordialement.
Marie-Victoire
En guise de post-face: une dernière hypothèse peut être posée, à savoir que les femmes, lasses de porter le poids du monde et de n’en récolter que mépris et violences, se révoltent à nouveau…
Texte de l’APPEL
Des intellectuelles pour Ségolène Royal
Il se murmure un peu partout que les femmes seraient, moins que les hommes, décidées à voter pour Ségolène Royal. Et les médias, si soucieux de répercuter ce que pensent « les intellectuels » de la campagne électorale, oublient régulièrement qu’il y a des femmes parmi eux. C’est pourquoi nous, intellectuelles vivant en France et concernées par son destin, prenons ensemble la parole pour appeler à son élection.
Nous voulons vivre dans un pays où il paraît normal qu’une femme accède aux plus hautes fonctions : rompre avec l’exception française déjà responsable de la loi salique, du si tardif accès au droit de vote et d’éligibilité des femmes, de la place de la France au fond de la classe européenne avec ses 12% de députées, et au 84e rang des nations de la planète pour l’ensemble de ses élues. Nous voulons vivre dans un pays où l’on ne laisse pas une femme sur dix se faire détruire par son compagnon, des milliers de filles subir la loi des grands ou des petits frères, des centaines d’étudiantes supporter des rites d’un autre âge. Nous voulons vivre dans un pays où le travail à temps partiel ne tombe pas « naturellement » sur les femmes, et où les retraites ne fondent pas pour elles comme la neige au soleil, parce que leurs conjoints trouvaient normal qu’elles s’occupent d’élever les enfants et de remplir le réfrigérateur. Nous voulons vivre dans un pays où le fait d’être une femme ne signifie plus nécessairement être oubliée quand il s’agit de nommer un responsable, d’élire un chef, d’accorder une promotion. Nous voulons vivre dans un pays où les nouvelles rues, les nouvelles places, les nouveaux bâtiments publics ne se verraient pas « naturellement » décerner un nom d’homme ; où Olympe de Gouges, Solitude, Germaine de Staël, Flora Tristan, Bertie Albrecht, Simone de Beauvoir, Lucie Aubrac et tant d’autres pourraient aussi dormir au Panthéon ; où l’on pourrait tranquillement porter le titre de professeure, directrice, préfète, écrivaine, autrice, auteure, chancelière, avocate, sans susciter des petits rires étouffés ou de grandes réprimandes de cuistres ignorants.
Et nous saluons au passage la mère des Gracques, la grande Cornélie, que les anciens Romains vénéraient pour son savoir, sa fermeté d’âme et son engagement au service de la République.
Mettre un avocat à la disposition des victimes de violences graves dans l'heure suivant le dépôt de plainte. »
Par ailleurs, que les critiques féministes au sein du PS émanent de femmes venant de courants opposés à Ségolène Royal ne facilite pas le débat en la matière au sein du PS. En effet - pas plus d’ailleurs que soutenir Julien Dray, juste plus malin qu’eux - nul-le ne pourra rendre crédible une critique ‘féministe’ de femmes ayant officiellement soutenu Dominique Strauss-Kahn ou Laurent Fabius. Incidemment, j’aurais trouvé nécessaire, que du seul fait de leur antiféminisme, il soit mis un terme à leur carrière politique.
En outre, le silence globalement s’aggrave parce que personne au PS ne veut être accusé - au risque de se ‘griller’ à jamais en son sein, et si souvent dès lors de perdre son emploi - d’avoir saboté la campagne.
Ce qu'ils font aussi c'est l'isolement : beaucoup de gens ne t'adressent plus la parole, deviennent "humainement" très froid... C'est pour que tu t'en ailles de toi-même, afin de ne plus gêner les petits arrangements.
Il ne peut plus y avoir de démocratie interne car ceux qui votent doivent tous plus ou moins quelque chose à ceux qui tiennent les rênes : par exemple, la moitié peut-être des membres du conseil fédéral sont aussi des employés du conseil général […] d'autres sont des maires qui attendent des subventions, le reste, c'est ceux et celles qui ne veulent pas s'opposer à ce qu'ils identifient comme le lieu de la puissance, qui ont peur, etc.... Ils justifient tout et n'importe quoi, dans le même mouvement.
Pour comprendre, un seul livre : La Boétie, La servitude volontaire... voilà ce qui est décrit, c'est ça, d'ailleurs c'est pas tellement nouveau.
Enfin, ça abîme, je pense que ça détruit, c'est mortifère. Soit tu deviens comme eux, soit tu pars. Va donc falloir que je choisisse. Si c'est pile, je gagne et si c'est face, je perds. Je suis au-delà de la nausée.
Les ‘vieux’ - qui semblent l’apprécier - me donnent l’impression de s’amuser de la nouveauté de la situation, laquelle est d’autant plus épicée qu’elle ‘embête’ tant de leurs anciens ‘copains’, tout en étant dans la position du grand-père tout fier de voir leur petite fille marcher sur les plates bandes des dits ‘copains’. Sans évoquer le fait que Ségolène Royal en les remettant au coeur d’un jeu qui les avait exclus, leur a redonné et une présence politique (quasiment exsangue) et un ‘coup de jeune’.
Les ‘jeunes’ ont saisi de manière fort opportuniste une chance inattendue de retrouver une place, tout en étant très critiques à son égard, comme tout le monde au PS ou presque. Pour ma part, ce qui m’a le plus fasciné dans cette élection, c’est d’avoir constaté une fois encore que la norme exigée au PS est de devoir cautionner ce que l’on réprouve.
Enfin, l’appareil me donne l’impression de se dire qu’il a « fait un bon coup » et que celui-ci doit tenir bon. La photo (vite ‘disparue’) de Julien Dray assis à côté de Ségolène Royal le soir de son élection par le PS donnait vraiment l’impression d’un chef de bande exprimant avec une gourmande satisfaction, cette grande pensée politique : « On les a (bien) eus ! »
Quant aux militant-es, une fois encore, ils/elles ne comptent que pour du beurre (ou quasiment).
Les juristes dits républicains - qui ne s’inquiètent pas outre mesure, pas du tout, devrais-je dire - de l’exclusion par ladite République des femmes de l’exercice élémentaire de la citoyenneté et ce, pendant trois quarts de siècle - relèvent donc, de ce fait, bien souvent, de la préhistoire de la pensée progressiste.