Recherches féministes. Critiques (des) féministes
 Marie-Victoire Louis

Recherches sur les femmes, recherches féministes

In: L'Etat des sciences sociales en France (Sous la direction de Marc Guillaume), Éditions La Découverte. 2e trimestre 1986, p. 457-462.

date de rédaction : 01/05/1986
date de publication : 01/08/1986
mise en ligne : 22/09/2009
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Il y a depuis peu quelque chose de changé dans le monde scientifique : celui-ci prend progressivement conscience du sexe du sujet qui produit ses recherches. Plus encore, que des femmes tentent de conceptualiser les différences sociales fondées sur le sexe biologique.

Quels que soient les jugements que l'on puisse porter sur ces travaux, on peut penser - sans prétention excessive - que l'ensemble des sciences sociales ne pourra plus éviter à l'avenir les questionnements que ces recherches soulèvent dans les méthodes, les théories et les disciplines.
Il reste que les recherches féministes ont pour leur part à préciser les rapports qu'elles entretiennent avec les avancées théoriques qui n'embrassent pas spécifiquement leur champ.

Il est désormais classique d'adresser deux critiques essentielles aux sciences sociales que le sexisme ordinaire de la recherche qualifie significativement trop souvent encore de "sciences de l'homme".

Les modèles théoriques généraux qu'elles élaborent sont fondés sur une occultation de la nature sexuée du sujet, sur l’"oubli" de la différence sexuelle et donc sur la dénégation des femmes et du féminin dans le champ social.
Dès lors, leur prétention à l'objectivité scientifique et à l'universalité du discours ne peut être que fortement relativisée.

En s'appropriant le général, le sexe masculin tend à nier aux femmes le droit à l'existence et l'accès au politique: "Etre désappropriées de l'Histoire c'est peut-être finalement l'histoire la plus importante et la plus ordinaire qui arrive quotidiennement aux femmes" (Arlette Farge).

C'est donc avec raison que l'on a parlé des femmes comme du "continent noir de l'ethnologie" ou que l'on a dénoncé une "psychologie aveugle au sexe ".

Lorsque les sciences sociales tiennent compte de la différence sexuelle, elles le font en construisant un objet "femmes" qui légitime la constitution d'une catégorie en soi, exception obligée du modèle et dès lors nécessairement différente, marginale ou déviante (quand bien même elle constituerait la moitié ou plus de la population étudiée !).

Les multiples travaux menés sur la base d'études comparatives prenant le sexe anatomique comme variable "naturellement" différente (alors que la catégorie de sexe ne peut être que conceptuellement construit) procèdent ainsi à la constitution "innocente" des groupes "présupposant qu'au dimorphisme sexuel est associé un dimorphisme social" (Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin).

Sur les fondements explicites ou non d'une pensée binaire opérant par distinction sujet/objet, public/privé, culture/nature, esprit/matière, production/reproduction, le féminin " s'est vu ainsi systématiquement placé en référence à une norme masculine d'autant plus prégnante qu'elle a longtemps été masquée par de pseudo-évidences naturalistes (Colette Guillaumin).

En 1985 encore, un journaliste du Monde des livres, consacrant une page entière à Luce Irigaray, "maître de recherche au C N R S, docteur d'État, psychanalyste", s'étonnait de l'importance de ses travaux au vu de "ce menu corps de femme". "C'est à n'y rien comprendre " avouait-il.

Le sexe des femmes devait être leur destinée.

C'est ainsi que sur une différence biologique furent assignés à chaque sexe des caractères spécifiques obligatoires et que - cette hiérarchie posée - fut justifiée et rationalisée l'exclusion des femmes du pouvoir, de la pensée, de l'action.

Sous l'impulsion des profonds bouleversements socio-politiques provoqués par les luttes de femmes dans les années soixante-dix, des chercheuses (syndicalistes pour beaucoup) ont interrogé les raisons profondes de leur marginalisation dans les institutions de recherche.

Grâce aux liens entretenus avec les multiples groupes de femmes (qui furent de véritables laboratoires d'idées), grâce aux quelques pionnières pouvant, de par leur statut, impulser une dynamique de recherche et grâce à la considérable avance théorique anglo-saxonne, les recherches sur les femmes sont devenues un des éléments d'une dynamique des luttes féministes.

Les sciences humaines ayant - à quelques exceptions près (parmi les hommes citons John Stuart Mill, Condorcet, Alexis de Tocqueville, Friedrich Engels) - justifié ou passé sous silence les différentes formes d'oppression des femmes, c'était par l'interrogation des fondements de leurs discours que passait aussi la libération des femmes (Michèle Le Doeuf).

Portées par la force de ce mouvement, les femmes dans la recherche, mais très fortement aussi en dehors de l'institution, ont dans un premier temps traqué toutes les manifestations du sexisme. Elles dénoncèrent le mandarinat, les modalités de la division sexuelle des tâches et des postes, mais aussi l'ignorance, la négation de leurs recherches ainsi que les déguisements et les mutilations auxquels elles étaient contraintes, faute d'un minimum de reconnaissance institutionnelle.

Elles rêvaient et revendiquaient reconnaissance du champ, recherche collective liée aux luttes, décloisonnement des disciplines, bouleversement des savoirs institués. Dans un article célèbre ("Postface à quelques préfaces", Cahiers d'études africaines, 1977), des femmes ethnologues dévoilent à travers la seule analyse des dédicaces des africanistes l'ampleur et l'occultation du travail de leurs femmes, muses parce que muselées.

Après le colloque d'Aix-en-Provence ("Les femmes et les sciences humaines", juin 1975) mais aussi de New York ("Le deuxième sexe: trente ans après", septembre 1979) et de Montréal ("Colloque international sur la recherche et l'enseignement relatif aux femmes", juillet 1982), plus de sept cents femmes découvraient à Toulouse en décembre 1982 au Colloque organisé par l'AFFER : "Femmes, féminisme et recherches", étonnées et ravies de leur force, le foisonnement et la richesse des recherches menées, ainsi que la multiplicité des remises en cause théoriques.
Le CNRS portait la recherche des femmes sur les fonts baptismaux de la recherche instituée.

Si ces travaux avaient déjà toute une histoire (cf. Michèle Perrot : "Histoire des femmes, histoire des sexes", p. 73), à Toulouse, cependant, les courants apparurent plus clairement dans leur diversité.

En psychanalyse, en linguistique et en littérature notamment, s'affirment des écoles dites "essentialistes" : la femme n'ayant pu accéder à son être du fait de l'oppression qu'elle a subie, la recherche doit interroger l'identité-femme, dans l'évidence de ses caractères : la parole, le corps des femmes. "Tant que son corps ne parlera pas sa spécificité, la femme n'existera pas... Mais la libération de la sexualité ne signifie pas simplement la revendication de l'égalité des sexes. Positive socialement, elle risque de produire des foules monosexuées, neutralisées qui sont un des périls de notre époque. Il s'agit plutôt de faire advenir une différence non hiérarchisée qui permette de créer librement des formes imaginaires, symboliques, artistiques différentes selon les sexes et fécondes dans leur différence." (Luce Irigaray)

Théorisation subversive du pouvoir patriarcal ou tentative impossible de la recherche d'un "ailleurs" artificiellement détaché des structures sociales (sans doute d'autant plus difficile, voire illusoire, que les femmes n'ont pas de passé hors de la relation de sexe), ces approches se sont vues reprocher d'entériner la notion de différence sexuelle qui a historiquement fondé l'infériorité et l'exclusion des femmes.

Ce débat, important mais souvent formel sinon piégé (par les multiples acceptions du mot 'différence' comme par l'utilisation politique des enjeux conceptuels) a eu cependant le mérite de poser le problème des effets théoriques de la structure psychique, corporelle, culturelle des femmes par un système qu'elles dénoncent.

Pour les féministes matérialistes, en revanche, l'identité-femmes n'existe pas : "Les femmes n'existent que pour autant qu'un rapport de force inégalitaire fait de l'oppression et de l'exploitation d'un groupe social les conditions d'un pouvoir de l'autre." (Nouvelles Questions féministes.)

En histoire, en sociologie, en ethnologie, ces écoles s'assignent comme tâche de démasquer toutes les oppressions que les sciences sociales ont jusqu'alors occultées : enfermement des jeunes femmes dans les couvents industriels, puissance maritale et violence conjugale, sexisme patronal, ouvrier et syndical, viols et violences sur les lieux du travail, production d'enfants et travail domestique.

Au sein de ces recherches qui saisissent les femmes quasi exclusivement sous l'angle de la relation d'appropriation et d'exploitation, plusieurs tentatives de théorisations ont été proposées : patriarcat, mode de production domestique, classe de femmes, sexage.

Quelles que soient les nuances entre elles, ces théorisations partent du principe que l'oppression spécifique des femmes, commune à elles toutes, réside dans la famille, et particulièrement dans l'obligation et la gratuité du travail domestique.

Cependant, très marquées par le marxisme, ces tentatives, en reconstruisant une relative homogénéité conceptuelle fondée sur l'oppression des femmes, "ne déplacent pas l'alternative ancienne qui tiraille les femmes entre l'assimilation à l'autre sexe et la surdétermination de la différence" (Geneviève Fraisse à propos de la notion de "classe de femmes"). Quant au concept de "genre", c'est-à-dire l'ensemble des règles selon lesquelles les sociétés transforment les conditions biologiques de la différence en normes sociales, très prégnant aux Etats-Unis, il commence à pénétrer en France. 1

Mais toutes ces tentatives, si elles ne sont pas posées comme exclusives, se sont avérées fructueuses : elles ont contribué à fissurer les discours dominants et ont révélé de nouveaux champs de recherches : le patriarcat comme système social, la violence contre les femmes comme fondement de la régulation sociale, la division sexuelle du travail comme constitutive de la division sociale du travail, l'articulation production / reproduction, la production sexuée des connaissances comme base d'une critique épistémologique nouvelle de l'histoire des sciences...

Ce regard des - jusqu'alors – exclues ne se résignant plus à être définies par l'éternel mythe féminin ( victimes ou héroïnes ) a eu en outre le mérite de sortir les femmes de leur invisibilité et de les réhabiliter collectivement (Saint-simoniennes, pacifistes, syndicalistes, pétroleuses, suffragettes...), individuellement (Hubertine Auclert, Maria Deraismes, Marguerite Durand, Emma Goldman, Madeleine Pelletier, Nelly Roussel, Susanne Voilquin...), sans oublier l'histoire des luttes des femmes, ou celle des femmes dépourvues jusque-là d'histoire ( demoiselles de magasin, nourrices, bonnes à tout faire, paysannes, ouvrières, religieuses, mais aussi lesbiennes...).

Aussi, compte tenu de ces avancées comme de ces limites (mais quelle production n'en a pas ?), ces recherches n'ont pas à se culpabiliser de ne pas en avoir terminé avec l'archéologie du domaine.

Comme le dit avec force Marcelle Marini, "l'inachèvement n'est pas condamnation, davantage le lieu vivant de nos inventions. Peut-être vaut-il mieux maintenir ce que nous ressentons comme un vide théorique angoissant sans nous hâter de le combler d'un (contre) modèle, d'une (contre) théorie, dont le caractère unique et définitif rassure superficiellement mais plus sûrement aliène".

Passé le temps d'un féminisme naïf où la subjectivité en révolte faisait fonction de théorie, passé le temps d'un féminisme politique où la recherche s'appréciait moins par la rigueur de sa méthode que par les finalités qu'elle s'assignait, passé le temps d'une prétention à l'élaboration d'une "science féministe", passé le temps de l'illusion de la nouveauté absolue du féminisme, les voies ouvertes sont encore plus larges.

En refusant dorénavant que l'on rapporte à leur seul sexe l'histoire des femmes et que le sexe des femmes se substitue à leur être, les chercheuses féministes ont transformé l'étude des femmes et des études des rapports sociaux entre les sexes. Et cela n'est pas un simple jeu de mots. Car, si ce qui était considéré comme différent de la norme est appréhendé dorénavant "comme constitutif de l'ensemble et donc du modèle masculin dominant" (Christine Delphy et Danièle Kergoat), c'est tout le modèle qui est ébranlé.

Si rupture épistémologique il y a, c'est sans doute là qu'elle se situe.

À cet égard, les luttes de femmes, non pas du fait de leur sexe mais parce que les femmes sont au coeur des relations et des contradictions entre les rapports d'exploitation et d'appropriation (schématiquement capitalisme / socialisme et patriarcat), ont une valeur heuristique incomparable parce qu'elles révèlent et mettent à nu le fonctionnement réel des systèmes sociaux.

Il est possible dès lors de ne plus rester prisonnier-es d'un découpage des phénomènes sociaux et des disciplines dans des termes institués par des siècles de patriarcat, mais d'œuvrer au déplacement théorique et politique du champ des disciplines, de faire vaciller les lignes de partage partout où elles existent (Séminaire Limites – Frontières).

Car l'enjeu est bien de briser les partages de la pensée dualiste et non pas de la reproduire en en inversant les termes.

Nous éviterions ainsi de reconstruire par un renfermement de la catégorie sur elle-même une unité artificielle, un concept par trop globalisant, un sujet collectif fantasmé : "les femmes opprimées" qui nous normaliserait à nouveau et dangereusement à coup sûr.

Les liens entre la recherche sur les femmes et les mouvements féministes comme mouvements politiques gagneraient à cet égard d'être clarifiés.

Et l'enjeu n'est pas moins, outre la crédibilité intellectuelle de ces recherches, que l'appropriation possible de "la parole des femmes" par des intellectuelles féministes situées d'emblée (faute de réelle médiation, c'est-à-dire de médiation politique) dans un rapport de pouvoir face à l'Etat.

Car, si assurément les femmes sont un groupe social dominé, notre oppression, pas plus que notre différence, ne saurait résumer notre être, d'autant plus (et pourquoi l'"oublie"-t-on donc si souvent ?) que nous avons été un des sujets collectifs majeurs des transformations sociales récentes.

Nous devons continuer à analyser les formes multiples de l'oppression, mais aussi les mécanismes par lesquels nous participons à la reproduction des rôles sociaux sans jamais oublier que les femmes elles-mêmes sont situées dans des rapports socio-politiques différents, contradictoires, voire opposés, et que les relations amoureuses et/ou de couple, comme celles de la parentalité ne peuvent se réduire au schématisme du seul rapport de domination.

Enfin, ces recherches ont, au même titre que l'ensemble des sciences sociales, à poser encore et toujours le problème du statut théorique de la liberté individuelle par rapport à l'analyse des déterminismes sociaux.
Intégrer la différence sexuelle dans les sciences humaines sans oublier qu'elle n'est pas exclusive dans le champ des oppressions, c'est participer à l'élaboration non pas d'une science féministe qui ne peut être que totalitaire ("le mouvement des femmes" s'érigerait alors en censeur dans une analogie paradoxale avec le rôle joué par "la classe ouvrière" pendant longtemps dans les sciences humaines), mais à l'élaboration d'une pensée non sexiste, c'est-à-dire. "non pas seulement faire l'histoire des femmes (ce qui à la réflexion n'a pas de sens), mais concevant celle-ci comme une relation qu'elle est nécessairement, faire en femmes l'histoire de tout" (Michèle Perrot).

En femmes seulement et uniquement ?

Car, en effet, comment est-il possible de prétendre penser le social sans s'interroger sur une des différences sociales les plus fondamentales de toutes les sociétés ?
Pour ce faire, il est hors de question de "sortir de la clandestinité pour entrer dans un ghetto des études sur les femmes ".
Nous revendiquons, nous aussi, l'accès à l'universel.

Retour en haut de page
Nota bene

Avril 2003. Je voudrais ici effacer une injustice. Dans ce texte, le nom de Françoise Collin et la revue Les Cahiers du Grif – dont l'apport a été fondamental – n'a pas été cité. Pourquoi ? Je ne sais pas et ce d'autant moins que je faisais partie du comité de rédaction de cette revue et que j'ai toujours affirmé l'importance de la pensée de Françoise Collin. Je comprends d’autant moins cette occultation de ma part que j’ai toujours affirmé l’apport qu’a représenté pour moi l’expérience de ma participation au Comité de rédaction des Cahiers du Grif, l’excellence de cette revue et la grande richesse de la pensée de Françoise Collin.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Ajout. Juin 2006. Cf. le texte, sur ce site : « Dis-moi, ça veut dire quoi le genre ? », 23 mai 2005.  

Retour en haut de page