Dans la lande que le vent balaie, dominant seule les bruyères qui couvrent le pays de fleurs violettes, s’élève la fabrique de sardines à huile.
Les hommes sont à la mer. Ce sont eux qui rapportent les poissons à conserver. Toute la nuit, ils jettent le filet, le retirent plein ou vide, au hasard des lames qui passent. Toute la nuit, ils lutteront contre le vent, contre le cil douteux et la mer incertaine. Pour ce travail dangereux et rude, ils gagneront de 8 à 12 francs par semaine, si les sardines sont petites comme cette année.
Le patron, bien qu’il ait double part dans la pêche, n’est pas beaucoup plus fortuné. Avec sa vie, il risque les patientes économies que représente sa barque. Ses filets sont souvent rompus, et le filet de 44 mètres coûte 95 francs. Son baril d’appâts lui revient à 60 francs par semaine et l’entretien du bateau est à sa charge.
Pendant ce labeur sans relâche, les femmes travaillent aussi, plus encore. De 5 heures du matin à 2 heures presque du matin suivant, elles travaillent dans la fabrique. Elles reçoivent 1 Fr., 50 par 1.000 poissons préparés. Après 20 heures d’un travail opiniâtre, elles ont gagné 4 francs.
Ce travail consiste en plusieurs opérations, toutes extrêmement pénibles.
Il leur faut plonger les poissons dans la saumure, les tournant et les retournant, afin que le sel les imbibe. Elles les lavent ensuite dans l’eau froide et les rangent sur de vastes grils qui en contiennent à peu près deux cents. Elles rentrent, portant à deux sur des brancards, les grils où les sardines ont séché au soleil. Elles les plongent, les laissant rangs sur les grils, dans une cuve d’eau bouillante. Penchées sur la cuve, elles guettent le point de parfaite cuisson. Après quoi, reprenant leur charge, elles les portent sur un chemin de tôle où les sardines s’égouttent dans l’excès d’huile qu’elles ont absorbé.
On sèche à nouveau les poissons, puis, les sardines triées, les boîtes à demi remplies d’huile et d’aromates choisies, on procède à la mise en boîte.
Les femmes préposées à ce travail délicat sont les seules qui soient assises. Aussi, choisit-on pour la mise en boîte les femmes enceintes ou les malades. Elles se fatiguent moins et gagnent environ 2 francs de plus par semaine.
Ce travail formidable épouvante l’imagination. Il y a plus, et pis encore. L’action chaleur des cuves bouillantes s’aggrave de l’odeur effroyable, fade, écœurante, indélébile des têtes de sardines, entassées par monceaux, entraînées, écrasées par la marche, qui pourrissent sur place, empoisonnant l’air restreint et le sol glissant. Une station d’une heure dans cet enfer putride rends bon à jeter les vêtements de ceux qui n’aiment point transporter partout avec eux une atmosphère sui generis, intolérable aux narines qui n’y sont pas accoutumées.
C’est effroyable. Ce n’est rien. Ce travail de 20 heures quotidiennement renouvelé pour un salaire dérisoire, c’est « la bonne saison ». Il ne dure que quatre mois par an. Pendant le reste de l’année, elles s’en vont à marée basse, arracher le goémon dont elles vendent pour environ 100 francs par an.
Ce gain de « bonne saison » est depuis longtemps escompté par elles. Quand on le touche, il n’en entre guère à la maison. On le doit au boulanger, au marchand de sabots et d’étoffes. On doit des sommes bien minimes - pour elles, formidables. Les femmes qui usent leur vie, qui abêtissent leur esprit à ces besognes, n’ont même pas la sécurité du lendemain, pas même celle du présent. C’est la dette, encore la dette qu’il faut éteindre pour pouvoir recommencer demain à prendre du pain à crédit.
Le besoin est si pressant qu’il fait quitter toute chose - même les enfants en bas âge - à celles qui ont la charge de la maison. Une femme de Pont Sablé, qui doit à son propriétaire la somme énorme de 40 francs - son loyer de l’année - quitte pour venir travailler à l’usine de Saint-Guénolé, une fillette de 13 ans qu’elle ne voit que le dimanche. Que devient l’enfant, en semaine ? Dieu et les bons voisins y pourvoient.
Il en est de même partout.
Et cependant, ces femmes chantent. Les vieux airs bretons, si doux et si tristes, rythment leur marche quand, lourdement chargées, elles s’activent dans l’usine.
Même, elles s’attachent à leurs maîtres. Un matin, on les vit sortir, tout en larmes, d’un petit café. Elles venaient de rendre un hommage funèbre au gérant de l’usine, mort le matin même. C’était la première visite sans doute qu’elles lui rendaient, bien qu’il fût aussi bon pour elles que la volonté du patron le permettait.
Elles sentent donc la bonté. Le fait qu’un peu de justice a fait moins rudes leurs rapports avec le remplaçant les impressionne fortement.
Cependant, elles ne songent pas que l’usinier possède une immense fortune, que leurs privations entretiennent un luxe, qu’elles paient ses fleurs avec leur pain.
Mais, lui, qui vient parfois dans sa funèbre usine, qui respire, l’air dégoûté, la fétidité des déchets putrides, qui voit ses misères, qui les exploitent, comment ne voit-il pas la dégradation de ces êtres humains à son profit ? il le voit, mais il lui paraît que ces gens abrutis par une fatigue dont il s’enrichit sont d’une essence différente. Il est le maître : il a l’argent. Il les juge en bêtes de somme. L’alcool électoral n’est pas étranger à la justesse de cette impression.
Si la pitié et la justice ne viennent pas d’en haut, du maître qui, plus instruit, peut juger, comprendre et souffrir des souffrances qu’il a créées, ne craint-il par, ce richissime que la révolte jette à bas son usine pire qu’une forteresse ? Il s’endort aux plaintes des foules ainsi qu’au bercement des larmes.
Mais, comme la mer, le peuple a de terribles lendemains