Alexandra David-Néel

Les femmes et la question sociale

Alexandra Myrial

La Fronde.
28 mai 1902

date de rédaction : 28/05/1902
date de publication : 28 mai 1902
mise en ligne : 03/06/2011
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A cette époque où tant de problèmes se posent, où les principes jadis considérés comme immuables sont discutés et passés au crible d’un examen qui ébranle, avec ses antiques soutiens de nos institutions, l’édifice tout entier des sociétés conçues par nos pères [manque un mot ?], il est à souhaiter que beaucoup de femmes s’occupent des questions sociales. Non pas qu’elles s’astreignent à lire les gros bouquins de nos économistes professionnels, mais qu’étudiant l’être humain en sa constitution, en son organisme, en son histoire à travers les âges, elles pensent ensuite par elles-mêmes sur les données ainsi recueillies.

Pourquoi les femmes, me dira t-on ? Avez vous la vanité de croire votre sexe supérieur et plus apte à trouver des solutions, là où les hommes pataugent parmi la multitude des systèmes touffus et des théories contradictoires ?

Non, je n’estime pas nos cerveaux plus lucides que ceux de nos compagnons en la vie sociale. Je crois tout simplement qu’ils sont plus neufs et c’est ce qui me fait espérer d’eux des conceptions plus neuves, une plus grande hardiesse dans les réalisations pratiques.

Qu’on me pardonne ici une comparaison peut être un peu bizarre me venant à l’esprit.

Maintes fois dans mes voyages, en revenant en Europe après des séjours prolongés en des pays neufs – neufs par rapport à nous, bien entendu – il me semble retourner en arrière, vers la barbarie. Après avoir vécu en des villes à peine ébauchées où l’électricité éclairant les avenues tracées en pleine jungle, les maisons confortables élevées sur d’ancien sentiers de fauves ou des rizières asséchées, la bougie vacillante et terne que ma présentait, aux soirs de débarquement, un hôtelier de province me donnait toujours l’impression d’être subitement transportée en ces temps reculés dont parlaient nos grands-mères.

Il ne saurait en être autrement. Là où des gens intelligents ont à créer une ville, s’ils trouvent devant eux l’espace libre, ils apporteront à l’édification de la cité les derniers perfectionnements obtenus dans tous les genres et s’inspireront des plus récentes découvertes.

Autre est la besogne lorsque le terrain est déjà occupé. Là, ce sont des emplacements qu’il faut respecter parce qu’il rattache tel souvenir ou telle superstition. Ailleurs, ce sont des installations faites avec grande peine et grande dépense ; elles ne sont plus à la hauteur des progrès réalisés, mais tant bien que mal, elles servent encore et la population y est habituée.

Le passé se dresse partout. On hésite à porter la pioche dans tel mur parce qu’il est celui de l’école où l’on a bégayé ses premières leçons ; sur cet autre qui est celui d’un temple où l’on a adoré un Dieu fait homme ou des hommes faits Dieux par l’enthousiasme juvénile, des idées, des théories pompeuses auxquelles on ne croit plus mais dont le souvenir laisse en l’âme un regret attendri de ce temps de jeunesse.

Là, c’est la maison d’un maître, d’un ami, plus loin, les tombeaux où dorment les vieux aimés et écoutés jadis…les respect et le doute surgissent. On-ils eu tort les anciens en bâtissant leur ville, n’y ont-ils pas vécu leurs heures de souffrance, mais aussi leurs heures de joie ?

On hésite, la pioche retombe, l’on passe, l’on épargne toujours et la vieille ville subissant à peine quelques transformations détonnant dans l’ensemble, augmentée de quelques bâtisses nouvelles trop lourdes à supporter pour les vieilles masures sur lesquelles on tente de les élever. C’est le chaos.

Qu’on excuse la parabole.

Le cerveau des hommes occupés depuis longtemps des affaires publiques est la vieille ville. Il est plein - d’expériences, diront-ils. Je ne le nie pas. Il est plein d’expériences, mais aussi de préjugés, de routine, d’habitudes acquises, de principes, de préceptes appris, d’instinctif respect pour ce qui a nourri leurs maîtres, l’école dont ils sortent, le parti dans lequel ils se sont enrôlés.

Ils comprennent l’enseignement de la science, ils ne nient ni les erreurs du passé, ni la nécessité du progrès ; mais l’habitude a des racines profondes en eux, la vieille ville malgré tout leur tient au cœur, ils hésitent à la démolir. Certains se bouchent les yeux et les oreilles, ne voulant pas se rendre à l’évidence ; les autres confessent leur faiblesse en disant : attendons, prenons patience, la démolition s’impose, mais qu’on nous donne le temps.

Si nous manquons d’expérience et de dispositions héréditaires pour la pratique des affaires publiques, nous avons, à mon avis, l’immense avantage d’être exemptes de leurs habitudes et de leurs préjugés, d’apporter un sol vierge d’édifices sur lequel notre pensée s’alimentant exclusivement de nos connaissances modernes pourra plus aisément, plus hardiment tracer des plans mieux en harmonie avec les besoins actuels.

Nous aurions grand tort de plagier les hommes, de nous mettre à leur école et de marcher aveuglement dans la voie qu’ils suivent. Nous avons en nous un premier élément précieux : notre ignorance ; gardons nous d’en perdre le bénéfice en nous remplissant l’esprit de toute le vieux fatras que les hommes ont amassé dans le leur depuis des siècles.

Suivant l’idée de Descartes, efforçons-nous de chasser même le peu que nous pouvons avoir admis a priori de théories ou de principes sociaux et, l’esprit libre, abordons les grands problèmes de la vie humaine dans les groupements sociaux en nous basant sur les réels besoins de l’homme. L’étude des civilisations passées, des différentes phases de la vie de la société à laquelle nous appartenons nous mettra à même de ne pas nous lancer dans des théories spéculatives basées sur un homme idéal qui n’existe pas. Nous saurons la marche suivie par nos ancêtres, les tendances, la mentalité particulière, les besoins artificiels que l’atavisme et les influences ambiantes ont développé chez nos contemporains, nous connaîtrons les expériences faites par l’humanité, mais y étant en grande part étrangères, nous pourrons les considérer avec le calme qu’on apporte à une étude d’histoire, sans passion, sans attaches personnelles, et ce sera, je crois, une excellente garantie de la rectitude de nos conclusions.

Il serait indigne du mouvement féministe de n’aspirer qu’à suivre et à copier.

Elément nouveau dans la vie sociale, il faut que les femmes y apportent une orientation nouvelle, une activité et des conceptions nouvelles. Ne nous attardons donc pas en suppléantes devant les portes qu’on nous ferme. Haussons nous plus haut, sachons la puérilité des cénacles qui nous repoussent. Sans dédain inutile pour l’œuvre d’autrui, comprenons cependant que nous sommes autres, que nos conditions sont spéciales, et, loin de nous en attrister, profitons des avantages qu’elles nous procurent.

De nombreux sujets sollicitent plus particulièrement notre attention et notre étude : Ceux qui se rattachent à la Famille, à l’Education, à aux Enfants, à la Vie sociale et individuelle des femmes. Toutes ces questions et tant d’autres, nous intéressant directement ont été discutées et résolues sans nous, souvent même contre nous. Niera t-on qu’elles touchent aux bases mêmes des sociétés et que les femmes éclairées en y apportant les réformes que la science et la raison imposent contribueront ainsi à l’évolution de la vie sociale toute entière.

Ne limitons pas notre activité à de petites besognes. L’humilité résignée est bien loin de la prudente sagesse. Je pense, pour ma part, que les femmes devraient se donner pour but de réaliser pacifiquement les transformations qui, si souvent, ne s’opèrent que par la violence.

Leur oeuvre peut être une œuvre de justice : elles se doivent d’apporter avec elles, dans l’âpreté des relations sociales actuelles, la bonté, l’indulgence que donne le vrai savoir.

N’arguons pas pour nous soustraire à cette tâche glorieuse la situation infime où l’on cherche à nous maintenir et sachons que nous occuperons dans la société la place que nous saurons y prendre.


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