Andrée Téry

La Guerre des Sexes

La Fronde
06/03/1902

date de publication : 06/03/1902
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un lieu commun de roman psychologique, de cette défiance inter sexuelle que tendent à développer tous les préjugés hoministes et nos déplorables méthodes d’éducation. Il ne s’agit plus des menus incidents ou accidents du flirt ou de l’adultère classique, des méprises ou des surprises sentimentales, des mille petits jeux de l’amour et du hasard qui, soit qu’elles les rêvent ou qu’elles les vivent, divertissent les loisirs des Dames romanesques.

Non, ce n’est plus l’amour, c’est la faim qui met les sexes aux prises.

S’il faut en croire l’auteur des Superstitions politiques, M. Henri Dagan, qui vient de publier dans la Revue Blanche, une étude très documentée sur le travail féminin, la situation serait particulièrement critique. Non seulement l’ouvrière enlève le pain de la bouche à l’ouvrier, mais encore plus l’on voit augmenter le nombre des femmes employées dans les ateliers et manufactures, plus la situation générale des « classes laborieuses » devient difficile et précaire.

Sans doute, si l’on s’en tient aux apparences, on peut, au contraire, se figurer de très bonne foi qu’elle s’est très sensiblement améliorée. Le salaire moyen des ouvriers, nous dit une enquête ministérielle, aurait presque doublé de 1840 à 1899 ; celui des ouvrières aurait plus que doublé.

Mais comme le démontre fort bien, M. Dagan, le salaire moyen n’est qu’une fiction de statisticiens. En réalité, l’on doit reconnaître que, d’une part, « l’utilisation croissante de la main d’œuvre féminine et sa substitution progressive à la main d’œuvre masculine est un fait caractéristique de l’évolution du travail » et, d’autre part, « comme le salaire de la femme est toujours inférieur au salaire de l’homme, il s’en suit que la substitution progressive de la main d’œuvre féminine à la main d’œuvre masculine est une cause d’appauvrissement » pour les familles ouvrières.

C’est-à-dire que les salaires se trouvent insensiblement abaissés par la concurrence féminine jusqu’au minimum indispensable à la vie. Et si, dans quelques cas isolés, le travail de la femme accroît le bien être du couple, l’ensemble des travailleurs des deux sexes subit, sous une forme nouvelle, les rigueurs de la loi d’airain. Car, c’est bien la loi d’airain qui reparaît. M. Dagan cite de nombreux exemples prouvant que dans de nombreuses industries, la proportion de femmes égale ou dépasse celle des hommes. Et comme elle augmente, le taux général ou plus précisément, le total général des salaires diminue.

Que faut-il en conclure ? Que le travail féminin est un malheur public et qu’il convient de l’interdire ? M. Dagan ne nous dit pas encore ce qu’il en pense. Mais si j’en juge par le caractère général de son étude et de quelques brèves indications, je crains fort que sa conclusion ne nous soit pas très favorable.

L’article est précédé de deux épigraphes, entre lesquelles on semble nous offrir le choix. L’une est de Michelet : « L’ouvrière, mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès ! ». L’autre épigraphe de Paul Leroy-Beaulieu, dit exactement le contraire : « L’ouvrière, mot glorieux que tous les peuples connurent, dès lors qu’ils eurent supprimé l’esclavage et la servitude ». Je vois bien dans ce rapprochement une intention maligne. Pourtant, je n’hésite pas à confesser que dans l’espèce, ce n’est pas M. Leroy-Beaulieu, mais bien Michelet qui est réactionnaire. Et les lectrices de La Fronde n’ont pas besoin que je leur explique pour quelles raisons…

Assurément, je ne veux pas dire que la condition de l’ouvrière contemporaine soit très digne d’envie. Non, je sais très bien qu’elle est lamentable, et que les femmes qui travaillent de leurs mains sont les victimes les plus à plaindre de notre système économique. Mais ce qu’il faut incriminer, à mon sens, ce n’est pas le travail féminin, c’est l’exploitation de la femme. Il importe essentiellement de ne pas confondre.

Il y a dans les affligeantes constatations de M. Dagan, une très large part de vérité et, bien souvent - naguère à propos d’une étude analogue de Melle Schirmacher - nous avons fait les mêmes réflexions. Et je sais gré au jeune économiste de nous apporter des précisions nouvelles. Les chiffres et les documents qu’il invoque disent éloquemment la détresse de l’ouvrière.

Pourtant, je me demande si les commentaires dont M. Dagan accompagne ses citations ne sont pas d’un pessimisme exagéré. J’ai peine à croire qu’il se propose d’en tirer argument contre nous ; mais des esprits moins capables de discerner la cause profonde, la cause unique du mal, pourraient le faire en son lieu. À cet égard, les propos que tiennent certains ouvriers - et ce ne sont pas toujours les moins intelligents, ni les moins cultivés - doivent nous inspirer de sérieuses inquiétudes. Nombre de syndicats se plaignent de la concurrence féminine ; et je ne serais pas autrement étonnée si quelque jour, on s’avisait de dénoncer le « péril féminin » !

C’est pour prendre les devants que je tiens à relever dans la très intéressante étude de M. Dagan une interprétation qui me paraît erronée ; n’est-il pas nécessaire de distinguer entre « l’utilisation croissante de la main d’œuvre féminine » et « sa substitution progressive à la main d’œuvre masculine » ? Le premier fait est indéniable ; le second n’est pas absolument démontré, si le mot substitution veut dire que la femme enlève à l’homme son gagne pain.

Je vois bien des industries où la femme a remplacé l’homme ; mais si l’on dit qu’elle l’a « supplanté », faut-il entendre qu’elle l’a réduit à l’inaction ? Et ne trouve-t-il pas ailleurs un travail équivalent qui convient mieux à ses aptitudes ? Il se produit ainsi une sorte de sélection, de division du travail : telle tâche, dont l’homme s’acquittait précédemment, se trouve réservée à la femme ; mais inversement, il y a des professions que l’homme est plus capable ou seul capable de remplir. La femme ne saurait l’en déloger. D’une façon générale, cette adaptation qui ménage aux deux sexes des moyens égaux mais différents d’employer leur intelligence et leur activité ne peut être considérée comme fâcheuse.

Objectera-t-on que la somme de travail disponible n’est pas indéfinie et que, si la femme en prend une trop large part, celle de l’homme est d’autant diminuée ? Que la concurrence féminine devient ainsi pour l’homme une cause nouvelle de chômage ? Il est vrai, mais encore une fois, ce n’est pas le travail féminin qui est responsable du mal, mais les conditions dans lesquelles il s’exerce.

Ce qu’il faut critiquer, c’est le régime économique, c’est le système de production, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est l’iniquité sociale dont les travailleurs des deux sexes sont également victimes, les progrès du machinisme n’étant qu’une source de bénéfices que pour la classe possédante et n’ayant pour l’ouvrier d’autre résultat que d’augmenter sa misère…mais la femme n’y est pour rien. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’ouvrière en souffre plus que l’ouvrier.

« La statistique, dit M. Dagan, annonce que la proportion des femmes et des enfants (employés dans les raffineries) qui était de 3 % en 1845 s’élève à 25 % en 1893. Donc, dans chaque famille où la substitution s’est opérée, les moyens d’existence ont diminué ». Y a-t-il vraiment eu substitution ? Et dans un ménage où l’homme travaille de son côté, le salaire d’appoint qu’apporte la femme ne vient-il pas augmenter les ressources communes ?

D’autre part, M. Dagan raisonne comme si, depuis un demi-siècle, le nombre des ouvriers dans chaque industrie était demeuré constant. Mais ne convient-il pas de faire entrer en ligne de compte le développement de la production ? S’il s’agit de raffineries, par exemple, la France ne fabrique t-elle pas aujourd’hui beaucoup plus de sucre qu’il y a cinquante ans ? Dans quelle mesure, les perfectionnements de l’outillage ont-ils réduits la main-d’œuvre ? Il serait indispensable de le savoir pour se prononcer. Mais il ne semble pas évident a priori que, s’il y a vingt-cinq femmes de plus dans une usine, vingt -cinq hommes ont été privés de leurs moyens d’existence.

Il y a d’ailleurs un moyen bien simple pour l’homme de prévenir le danger de la concurrence féminine : c’est d’admettre et de proclamer le principe de justice élémentaire : « A travail égal, salaire égal ». Le jour où l’industriel n’aura plus d’intérêt à préférer la main d’œuvre féminine, le « péril féminin » sera conjuré.

Et c’est le livre de M. Dagan (Superstitions économiques et phénomènes sociaux) qui nous indique la conclusion nécessaire de toutes les monographies de ce genre. Le chômage n’est plus un accident, c’est une fonction de la machine sociale. Il est inévitable, irrémédiable, tant que l’on n’aura pas transformé le régime. La France, comme le déclarait M. Limousin à la Société d’économie politique, a en trop cinq ou six millions de travailleurs. Traduisez : il y a des gens qui travaillent trop, et d’autres qui les regardent faire.

Attribuez à chacun sa juste part de travail et de loisirs, et la collaboration de la femme à l’œuvre commune ne sera plus une calamité, mais une nouvelle source de bien être.

De la concurrence, faites un concours harmonieux et le problème sera résolu.


Retour en haut de page