Hélène Brion

Les partis d’avant-garde et le féminisme

La voie féministe1
01/11/1918

date de publication : 01/11/1918
mise en ligne : 03/09/2006
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« Femme, Ose être ! »
Félix Pécault2

Préface de la seconde édition

Je suis heureuse de constater que la première édition de cette brochure s’est enlevée en quinze mois. Comme sur ces quinze mois, j’en ai passé cinq en prison, cela fait en réalité moins d’un an pour l’écoulement de l’édition. Etant donné qu’aucune réclame n’a été faite autour de cette plaquette, le résultat est bon. Car la réclame a manqué dans nos grands organes quotidiens. Je ne fais pas du syndicalisme, même uni au socialisme, une panacée universelle pour guérir tous les maux ; cela est déjà une faute aux yeux de beaucoup de soi-disant émancipés et dispose mal en faveur de mon papier. Puis, nous autres femmes sommes mal représentées, si tant est que nous le soyons, à la rédaction de nos grands quotidiens de gauche. Quant une œuvre de femme arrive aux bureaux des journaux, ce sont des hommes qui la lisent et l’analysent, heureux quand ils ne la mettent pas d’abord au panier ! Ils lisent et comprennent avec leur mentalité et leur phraséologie d’où le mot féminisme est absent et c’est ainsi que j’ai été appelée « l’antisyndicaliste Hélène Brion » par des camarades qui évidemment ne connaissent pas grand’chose même au syndicalisme.

Je n’ai donc pas eu la réclame de notre presse quotidienne de gauche, dans laquelle il n’y a pas de place pour les femmes, encore moins pour les féministes. Et je n’ai pas eu davantage la réclame de la presse féministe hebdomadaire ou mensuelle, parce que je suis trop de gauche pour les dames qui la dirigent ; parce que mon féminisme, notre féminisme à nous qui, à la fois travaillons pour vivre et pensons par vocation, notre féminisme n’a pas d’organe à lui. Repoussé à gauche, repoussé à droite, il se débat, impuissant et se cherche encore. Mais j’ai confiance en lui, car je l’ai vu à l’œuvre ! C’est lui qui a fait vendre la première édition de ceci ; c’est surtout, lui le premier, que j’ai vu à l’œuvre pour me défendre ouvertement et franchement contre les calomnies qui essayaient de me salir et contre les mensonges qui essayaient de déformer notre  idéal.

Il est donc composé des meilleurs parmi les hommes, des plus conscientes parmi les femmes. Son aube se lève par ce que la force brutale vient de prouver d’éclatante manière son impuissance à rien fonder et parce que c’est au nom de la faiblesse que nous avons toujours et partout été constituées en caste à part, caste qui n’a que des devoirs sans compensation de droits.

L’aube des peuples opprimés vient, dit-on et je veux le croire. Mais qui est plus opprimées que nous, les femmes, maintenues esclaves au sein même des peuples libres ? Sachons le crier une fois de plus. Demandons de faire partie, nous aussi, de ces peuples que l’on prétend vouloir libérer et dans la masse desquels nous n’avons même pas d’existence reconnue. Sachons exiger notre place au soleil nouveau qui se lève sur le monde. Et n’ayons pas d’illusion pour notre libération, comptons surtout sur nous-mêmes !
De même que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, de même, l’émancipation des femmes ne doit et en peut être que l’oeuvre des féministes eux-mêmes.
3
Qu’ils se mettent tous au travail, les bons ouvriers
4, sans retard ; l’heure est propice.

Hélène Brion 

Un merci bien cordial à la Paix organisée (mensuel), à l’Action féministe (mensuel) ; à La Mère éducatrice (mensuel) qui ont bien voulu annoncer la Voix féministe. Merci également au Journal du peuple (quotidien), qui la tient en ses locaux et la mentionne sur ses listes… de temps en temps.

La Voix féministe

« Femme, Ose être ! »
Félix Pécaut

Les partis avancés nous disent volontiers à nous, féministes, lorsque, menant le bon combat dans leurs rangs, nous sommes amenées par la force des choses, à corser leurs revendications de nos propres revendications, à nous femmes – les partis avancés, volontiers agaçés et ne comprenant pas, nous demandent souvent : « Mais enfin, qu’est ce que votre féminisme ? Qu’est-ce qu’il demande en plus de ce que nous vous offrons ? »

Et ici, ils se divisent en deux clans tout aussi convaincus, chantant la même antienne à un mot près : le socialisme suffit à tout ! Le vrai féminisme, c’est d’être socialiste ! Vous n’avez pas besoin d’être féministes, il doit vous suffire d’être socialistes, pleinement, intégralement – toute la question sociale est là !
Et l’autre clan : Le syndicalisme suffit à tout ! Le vrai féminisme, c’est d’être syndicaliste. Si vous êtes vraiment syndicaliste, cela doit vous suffire car le syndicalisme intégral, c’est la vraie solution de la question sociale et vous n’avez que faire des boniments de l’action parlementaire !

Elles commencent à être quelques-unes, les militantes féministes qui ont entendu ces refrains !

Au nom d’elles toutes, je voudrais essayer d’expliquer ici pourquoi c’est faux, pourquoi les militants hommes eux-mêmes n’y croient pas beaucoup et se sentent troublés et inquiets devant le féminisme qui s’affirme et qu’ils ne comprennent pas ; pourquoi les militantes femmes doivent continuer plus que jamais à arborer cette étiquette représentant une doctrine qui seule apporte solution à une foule de questions sociales dont le socialisme et le syndicalisme semblent ignorer même l’existence.

***

Socialisme et syndicalisme s’efforcent surtout d’améliorer les sort des travailleurs et des classes pauvres.
Or, les femmes sont plus exploitées encore par la collectivité masculine en tant que femmes qu’elles ne le sont par le capital en tant que productrices.
Et sans sortir du monde ouvrir, la preuve m’en est facile à faire, car la plus criante injustice qui frappe la travailleuse – ouvrière, employée ou fonctionnaire – est cette inégalité de salaire pour un même travail que chacun peut constater. Or, cette injustice vise non la productrice, mais la femme. C’est la femme qui est dépréciée comme travailleuse a priori par cette mesure odieuse et stupide qu’un usage séculaire a consacré.
Un exemple, entre mille, et d’ailleurs point n’en serait besoin :
Élisabeth Trundle, nous raconte Gustave Téry dans Le Journal, est arrêtée à Brooklyn pour port d’habits masculins. «  Que voulez-vous ? dit-elle aux juges, je suis relieuse de mon métier. Si je travaille dans un atelier vêtue en femme, on me donne 30 Frs par semaine ; habillée en homme, j’en gagne 75  ! »
Sans commentaires !

Ce premier point une fois acquis qui nous montre la femme plus victime encore par ce que femme que parce que travailleuse, comparons un peu le travail qui est imposé à l’individu féminin à l’atelier et dans la famille.

À l’atelier, la femme a un salaire fixe, si minime soit-il ; elle a des heures de travail réglées, si nombreuses soient-elles, et elle en a de libres. À l’atelier, elle se sent une dignité de productrice, de travailleuse, elle dit fièrement : « Mon argent » en parlant du salaire qu’elle touche, si infime soit-il. Si lamentable que soit sa position, elle ne sera pas frappée à l’atelier par l’entrepreneur ou le contremaître sans qu’une opinion publique ne l’aide à se faire rendre justice.
Dans la famille… ses heures de travail ne sont pas limitées. Elle se doit tout le temps, à toute heure du jour et de la nuit, elle se doit à tous : vieux parents, mari, enfants, malades ou bien portants et elle ne peut jamais avoir le sentiment que sa tâche est finie. Pour ce labeur écrasant, pour cet esclavage perpétuel, elle ne touche pas un centime et elle n’a pas droit au beau titre de travailleuse. Elle n’est pas une productrice. Vous entendrez couramment l’homme du peuple et même la petite-bourgeoise dire avec orgueil : « Oh ! moi, ma femme ne fait rien ! Je ne veux pas qu’elle travaille. Elle ne fait que ‘son’ ménage. »
Et l’homme qui parle ainsi a bien le sentiment qu’il nourrit sa femme à ne rien faire ; volontiers, il le lui dira et fera sentir qu’il est le maître.
Et la loi, expression de la volonté et de la pensée des hommes seuls, la loi en juge ainsi et consacre ce sentiment – la loi sur les retraites ouvrières notamment, qui ne compte le travail ménager comme métier que lorsqu’il est exercé par une mercenaire.

L’exposé des deux situations ne laisse pas de doute ; c’est dans la famille que la femme est la plus opprimée ; en venant à l’atelier et à l’usine, elle conquiert un semblant d’indépendance et l’attrait puissant qu’elle y trouve, ainsi qu’à cette vie plus variée d’ailleurs, entre pour un facteur non négligeable dans le mouvement social qui de plus en plus fait sortir les femmes du foyer.

Eh bien, c’est précisément là où elle est le plus opprimée, dans la famille, à ‘son’ foyer que le syndicalisme ne peut rien pour elle. À peu près impuissant déjà pour défendre la travailleuse exploitée par le travail à domicile, il est radicalement impuissant pour défendre la femme qui souffre de l’oppression, de l’exploitation familiale.

La géhenne du foyer, tel qu’il est constitué, pèse sur toute la vie de la femme et empêche toute manifestation d’indépendance et de pensée. Nous nous rappelons fort bien, nous féministes, d’un exemple typique de la grève Lebaudy5, quelque temps avant la guerre, exemple qui serait bien de nature à faire réfléchir nos camarades hommes, s’ils en avaient le temps.

C’est en pleine grève. Les femmes grévistes et quelques hommes sont à la porte, veillant au débauchage et empêchant l’entrée des ouvrières trop timides pour faire grève, si on ne semble les y forcer. Aussi, on les « force » ; au rares qui viennent pour reprendre le travail, les gardes de la porte disent quelques mots, font le geste de défendre l’entrée et ça suffit : elles s’en retournent ou restent là à regarder aussi. Et que voient-ils soudain, tous et toutes ? Une femme qui arrive, pleurant et morte de honte, suivie par un homme qui, à coups de trique et de pied, la force à avancer…C’est une gréviste de la veille et de l’avant-veille que son tsar ramène au travail, parce que ça lui déplaît que sa femme fasse grève.
Et les chevaliers de la grève restent là, impuissants devant cet homme qui, sous leurs yeux, passe la porte et, toujours cognant, pousse sa femme à l’intérieur du bagne…
S’il s’était agi d’un contremaître battant une ouvrière, tout le monde syndical aurait bondi ; mais c’était l’homme, affaire privée ! question de ménage ! Le syndicalisme s’occupe uniquement des questions de travail. Nous ne lui reprochons pas, mais alors qu’il ne nous reproche pas non plus de nous occuper de ces questions qui existent pour nous au moins autant que les conflits du travail !

Qu’ils comprennent bien, nos camarades, que pour la femme, le centre de la vie est ailleurs qu’à l’atelier, que l’ouvrière n’est qu’un moment dans la vie d’une femme. C’est la vie de famille qui l’absorbe le plus, même si cette famille n’est représentée que par de vieux parents à charge. Elle traîne les soucis à l’atelier plus fréquemment qu’elle ne traîne les soucis de l’atelier chez elle. Son travail d’atelier ou d’usine d’ailleurs n’est le plus souvent qu’un travail de manœuvre ne demandant aucun effort d’intelligence pour être accompli, laissant l’esprit et le cœur vides. La femme n’a pas à déployer d’esprit créateur ou inventif dans son travail ; son éducation professionnelle, les perspectives qui lui sont ouvertes dans un métier manuel, sauf la couture, sont de par les mœurs infiniment bornées.

L’homme peut se passionner pour son métier, chercher à se perfectionner, à améliorer les machines ou outils qui lui servent ; tout l’y convie, tout l’y invite, alors que tout repousse la femme vers ce qui est à l’heure actuelle à peu près le seul centre admis de son activité : la famille.

***

Et non seulement, le syndicalisme ne saurait suffire à l’émancipation de la femme, puisqu’il ne s’occupe que de l’ouvrière - et nous ne saurions, en conséquence, y borner nos efforts, nous féministes - mais nous avons encore, par moments, l’appréhension très nette d’avoir à le combattre un jour s’il n’arrive pas bientôt à préciser ses volontés à notre égard.

Beaucoup de syndicalistes, en effet, ont encore, en ce qui concerne la femme, la vieille conception chère à Proudhon : ménagère ou courtisane. – Courtisane, elle a un usage bien défini. – Ménagère, elle sert au même – et à plusieurs autres. Elle est cuisinière, plongeuse, blanchisseuse, repasseuse, ravaudeuse, lingère, mère, nourrice, bonne d’enfants, garde-malade, etc.
Cette vie si remplie ne lui suffit pas plus que l’autre. Elle veut le droit de s’en faire un troisième genre, une vie libre dont elle veut choisir elle-même les éléments.
Le droit au travail et à la vie libre, ce droit que les féministes ont revendiqué pour les femmes depuis toujours, beaucoup de syndicalistes nous le refusent.
Et la retentissante affaire Couriau qui n’est point tant vieille est là pour nous prouver ce que j’avance.6

Je rappelle brièvement les faits : Une femme typographe, Mme Couriau, syndiquée depuis des années ainsi que son mari et travaillant au tarif syndical, arrive à Lyon et s’y embauche avec son mari. Mais les camarades syndiqués de Lyon n’admettent pas que les femmes travaillent autrement qu’autour de leur personne. Ils somment Couriau de défendre à sa femme de travailler. Couriau ne veut rien entendre, il ose soutenir que sa femme est libre, lui aussi, et qu’ils ne font de mal à personne puisqu’ils travaillent au tarif syndical.7
Nos bons camarades syndiqués, alors, vont trouver le patron et menacent de déclancher une grève générale si Mme Couriau continue de travailler. Le patron est obligé de céder : Mme Couriau est renvoyée, chassée du syndicat, son mari aussi.
Le monde féministe se leva tout entier pour protester contre cet odieux acte d’arbitraire et pas une seule voix du monde officiel syndicaliste ne s’éleva pour la flétrir. 

Ce fait n’est malheureusement pas isolé. À commencer par la fameuse grève de Nancy, chez ces mêmes typos si intransigeants, grève où l’on reprocha tant aux femmes d’avoir joué le rôle de ‘jaunes’, bien des mouvements ouvriers ont eu pour but l’exclusion des femmes de certains métiers où la dure nécessité de la vie, jointe à leur goût personnel les pressaient de gagner leur pain.

J’ai ouï dire à Elisabeth Renaud qu’elle avait assisté un jour à une courte grève chez un menuisier, marchand de meubles du faubourg, qui avait eu l’idée d’embaucher chez lui une femme mourant de faim. La malheureuse n’y resta pas un jour...

Et sans remonter si loin, n’avons-nous pas toutes lu, en début de la guerre, la fulgurante protestation du Syndicat des transports qui s’élève contre l’emploi des femmes comme wattmen et invite, en termes à peine déguisés, le public à culbuter les voitures qui ne seront pas conduites par des « hommes ».
Tout récemment encore, à Londres, une grève monstre de wattmen avait le même but : empêcher les femmes de gagner leur vie comme conductrices d’autobus.
Et ne me dites pas que nos bons camarades syndiqués agissent ainsi en vue de la santé de la femme et de l’intérêt public !

Pour ce qui est de l’intérêt public, l’expérience nous prouve en ce moment qu’il n’est pas en péril : les femmes wattmen florissent un peu partout ; elles sillonnent non seulement Paris et sa banlieue, mais Bordeaux, Le Mans, etc. Et l’autorité militaire elle-même, suivant avec deux ans de retard l’exemple anglais, confie ses convalescents, ses blessés et même ses lourds fourgons de ravitaillement aux faibles et maladroites femmes sans aucun danger pour personne. Bien mieux, il y a déjà à Fécamp deux femmes mécaniciennes de locomotives…mais, n’anticipons pas.

Quant à la santé de femmes !…Laissons cela, voulez-vous ! Ne nous faites pas ressouvenir de cette fameuse loi sur le travail de nuit, par exemple, voulue par des hommes et votée par des hommes, soi-disant dans l’intérêt de la santé des femmes et aboutissant simplement à faire perdre leur gagne pain à des typotes qui gagnaient  dans les six francs par nuit, sans « protéger » pour cela les plieuses de journaux qui ne gagnaient, il est vrai, que 2 ou 3 francs.

La faiblesse de la femme, la santé de la femme ! Ne l’invoquez pas, alors que la femme est depuis toujours dans les travaux les plus pénibles et les plus répugnants, à la mine et dans la culture, à la filature et au dévidage des cocons, à la boyauderie, dans les porcelaines et terres cuites, dans le travail des colles, des cirages, des graisses, dans les tanneries aussi bien qu’à l’hôpital et à l’hospice où elle soigne les plaies hideuses et fétides.

Non ! ne venez pas me parler de santé à ménager pour la femme en tant que travailleuse, alors qu’elle reste soumise en tant que femme à votre absolu caprice d’hommes ! Alors que vous lui imposez à votre gré ou les maternités multiples et épuisantes, ou les avortements (que vos lois condamnent !) ou la stérilité qui, pour elle, réduit l’univers à une seule personne !

Ne parlez pas de votre souci de la santé ni pour la femme, ni pour la jeunesse tant que vous accepterez l’existence des maisons closes et de l’infâme régime de la police des mœurs !

***

Non !
Ce qui les pousse à agir ainsi, nos camarades syndicalistes, c’est simplement l’instinct masculin habitué depuis des siècles à domestiquer la femme et qui s’affole à l’idée de son affranchissement possible ; c’est l’instinct brutal de domination du César romain ou du maître d’esclaves qui s’exaspère à l’idée que son bétail commence à lui échapper.
Vous qui le voyez s’épanouir en plein dans le fait-divers suivant que je copie dans une vieille Lanterne, un journal de mars 1907.
«  Deux cochers ont manifesté d’une façon peu galante le dépit qu’ils éprouvent de la concurrence peu ruineuse, cependant, que leur font les cochères.8
C’est d’abord à l’angle de la rue de Sèvres et Vanneau qu’un cocher a fait tous ses efforts pour accrocher la voiture conduite par une femme. Il a réussi à détériorer l’arrière du fiacre, après quoi, satisfait, il a pris la fuite.
Un autre a été moins heureux ; vers cinq heures du soir, Mme Decourcelles, femme cochère au service du loueur Valentin, conduisait deux dames, lorsque, devant le numéro 114 de la rue de Rivoli, elle fut brusquement coupée par une voiture de la Cie l’Urbaine, que conduisait le cocher D…
Pour éviter le choc, la femme cochère fait faire très adroitement un écart à son cheval, mais malheureusement sa voiture heurta une automobile qui passait à cet instant. Les deux ressort du fiacre furent cassés, les glaces volèrent en éclats et le strapontin fut brisé.
Mme Decourcelles, qui n’est pas seulement une habile cochère mais une femme à poigne, sauta de son siège et se mit à la poursuite de D.. qui, fouettant son cheval, détalait à toute vitesse. Le prenant courageusement au collet, elle le ramena et appela des agents qui interrogèrent les témoins.
Procès-verbal a été dressé contre D. ..pour entraves à la liberté du travail et violences volontaires par M. Bureau, commissaire de police du quartier des Halles. »

Vous le retrouverez, ce même instinct, à l’autre degré de l’échelle sociale chez les fils de famille qui envahissaient, à la fin du XX ème siècle, le Congrès féministe en chantant des chansons obscènes et en lançant des ordures dans la salle des délibérations. Vous le retrouverez chez les étudiants qui, une certaine année, poursuivirent de leurs injures, dans les rues de Paris, deux des premières femmes docteurs. 9
C’est le même qui précipitait, il y a quelques années à peine, les petits jeunes gens chics du boulevard sur les mannequins de la rue de la Paix essayant de lancer la mode de la jupe-culotte. Le même qui, vers 1851, ameutait les Yankees de la libre Amérique contre les Blooméristes 10qui avaient eu l’audace de revêtir un costume de bipède.
De la doctoresse à la femme cochère, de Miss Garret à Blackwell à Mmes Dufaut et Decourcelles, toutes celles qui nous ont arraché ou tenté d’arracher quelques bribes de liberté ont eu à lutter contre. Et ce, non seulement en France et en Europe, mais en Turquie, en Perse, en Chine, aux Indes, partout où le sexe esclave, enfin touché par le Saint Esprit de la révolte, a tenté de réagir contre son misérable sort.

***

Syndicalisme et Socialisme s’intéressent surtout aux pauvres, à la condition matérielle.
Mais les êtres en général, les femmes en particulier et mêmes les femmes riches, peuvent souffrir de mille misères morales aussi torturantes que la pauvreté, plus peut être.
Je ne ferais pas à l’immensité de nos camarades l’injure de croire qu’elles doutent de ce que j’avance.
S’il y a un petit nombre de brutes qui paraissent croire et affectent de dire que l’argent est le remède à tous les maux, qu’on ne saurait être à plaindre quand on a matériellement « tout ce qu’il faut », je sais qu’ils sont l’exception et que, je le répète, l’immense majorité a une plus juste idée de la complexité de la vie et de l’âme humaine.
Ceux-là nous comprendrons - et toutes les femmes nous comprendrons de même - si nous affirmons qu’il y a des femmes riches, voire de très grandes dames, qui ont souffert et qui souffrent de l’organisation sociale autant et peut être plus que les ouvrières d’usine. Car la faculté de souffrir dépend du développement et du degré de culture de l’individu.
Et telle « grande dame », dont la vie se passe dans les œuvres de bienfaisance et de solidarité à lutter contre la misère et le vice, a peut-être plus souffert moralement de l’injustice sociale que telle pauvresse secourue par elle et trop abrutie par sa propre misère pour la réfléchir.

Oui, elles ont souffert de l’organisation sociale, les Joséphine Butler, les Pauline de Grand’pré s’épuisant toute leur vie dans la lutte contre la prostitution. Elles ont souffert de l’injustice masculine, Miss Garett et les deux Miss Blackwell usant leur fortune et leur énergie, des années durant, à plaider contre les Universités de Londres, d’Edimbourg, contre quatorze Facultés américaines qui leur refusaient, parce que femmes, le droit de suivre les cours de médecine ! Elle a souffert, Elisabeth Cady Stanton l’ardente anti-esclavagiste et féministe, faisant un voyage de 5.000 Kilomètres pour venir assister à un congrès anti-esclavagiste en Angleterre vers 1840 et mise à la porte du congrès, quoi que déléguée, parce qu’elle était femme.

Et, dans le domaine sentimental, les innombrables souffrances de la femme, de la mère quel que soit son rang social, quelle que soit sa nationalité ou sa race, ne les énumérons pas ! Evoquons-les seulement ! Chacun et chacune verra se presser en foule les martyres de l’organisation masculiniste du monde, depuis les veuves brûlées vives sur les tombeaux du Maître, à la Chinoise aux pieds brisés, jusqu’à Mme Lafargue et Mme Poeckes, en passant par la pharmacienne au petit cadenas !

Non, camarades syndicalistes, votre idéal ne saurait nous suffire !
Si, vous retournant la phrase dont vous aimez à nous embarrasser : « Mais enfin, qu’est ce que c’est votre féminisme ? » , si nous demandons à brûle-pourpoint : « Mais enfin, qu’est ce que c’est que votre syndicalisme ? », peut être n’y en aurait-il pas beaucoup d’entre vous qui pourraient immédiatement répondre par une phrase claire ou deux. Et, si à la première question, j’en ajoutais une autre : «  Quelle place votre syndicalisme, me fait-il à moi, femme ? » Alors, là, je suis bien sûre qu’il n’y aurait pas de réponse du tout  ! Un profond étonnement, un embarras d’une seconde, l’ennui et la vague inquiétude de sentir soudain dans l’ombre mille problèmes insoupçonnés qui se dressent.
Puis, l’habituelle suffisance reprenant le dessus, nous aurons ou le haussement d’épaule méprisant ou la série de lieux communs sur le rôle de la femme et sa « place naturelle » au foyer, dans l’ombre et le sillage de l’homme. Phrases banales et creuses, écoeurantes à entendre pour qui pense fortement, qui vous choqueront d’autant plus sur les lèvres de ces farouches révolutionnaires que vous les avez déjà entendues et lues, identiques en leur platitude et leur convention, chez les «  bourgeois » d’en face et les gens « comme il faut » de tout poil et de tous partis.

***

Je ne puis, moi, les entendre sans qu’elles n’évoquent le discours grotesque et boursouflé de Chaumette11 chassant de la Convention, le 29 Brumaire, les républicaines révolutionnaires qui venaient une fois de plus y demander leurs droits.
« L’enceinte où délibèrent les magistrats du peuple, s’écria ce farouche ami de la Liberté pour lui-même, doit être interdit à tout être qui outrage la nature ! Depuis quand est-il permis d’abjurer son sexe ? depuis quand est-il décent de voir les femmes abandonner les soins pieux de leur ménage pour venir sur la place publique, dans les tribunes aux harangues, à la barre de l’Assemblée ? « Femmes impudentes, qui voulez devenir des hommes » etc12

Ce souvenir nous mène à la question des droits politiques et à l’examen de ce qui a été, pour nous autres femmes, l’action du parti qui représente dans la vie politique ; l’action du parti qui représente dans la vie politique les intérêts des opprimés.

Sans remonter au déluge, ni à la Première République, sans interroger Saint Simon, Fourrier, ni même le Proudhon de tout à l’heure sur leur conception de notre rôle social et la place qu’ils nous réservent dans la société future, tenons-nous en à la 3ème République. Et voyons un peu qu’elle a été l’activité déployée pour nous par ce parti qui voudrait sans vergogne, nous interdire toute action sociale en dehors de ses cadres.

Voici, dans l’ordre chronologique, quelques-unes des réformes qui nous intéressent :
* 1884-86. Rétablissement du divorce. Artisan Naquet
* 1904. M. Vallé, constitution de la Commission de réforme du code civile, révision pro feminae.
* 1905. Projet de Charles Beauquier contre l’incapacité légale de la femme mariée.
* 1906. M. Chéron, formation du groupe parlementaire des Droits de la femme. Henri Coulon, Commission extra-parlementaire de réforme du mariage.
* 1907. Loi Goiran sur le salaire de la femme mariée.
* 1907-1908. Les femmes éligibles aux Conseils de prud’hommes.
* 1913. Paul Strauss, allocation aux femmes en couches, 0fr. 50 par jour.
Le projet de loi accordant aux femmes le droit de tutelle, projet qui, naturellement, traîna [dans ] les cartons de la Chambre de nombreuses années avant d’aboutir il y a quelques mois, nous évoque les noms de Castelnau, Marc Réville, Maurice Violette.

Quant aux projets, ils sont légion : projet Dusaussoy-Buisson pour le vote municipal ; projet du président Magnaud, « le bon juge »13, demandant que la séparation de biens devienne régime légal pour les mariages sans contrat ; projet Martin et Maurice Violette demandant le divorce pour consentement mutuel ; projet E. Giraud donnant tutelle légale à la femme sur le mari interné ; projet Chautemps-Borel demandant que les adultères et les divorces soient examinés en audiences privées ; projet Beauquier demandant la suppression de l’incapacité légale de la femme mariée et proposant de faire de l’aliénation mentale un cas de divorce… , etc….

Parmi tous ces noms, camarades socialistes, pas un seul des vôtres !

Parmi toutes ces réformes ou bribes de réformes arrachées par le constant travail et l’effort acharné du féminisme, pas une seule dont l’initiative vous revienne !

Et cette fameuse loi sur la recherche de paternité restée en chantier trente ans durant, elle ne doit rien non plus à l’activité socialiste !

Ils n’ont abouti à rien de bien d’ailleurs, les braves messieurs qui l’ont faite. Et c’était fatal. Sur une matière aussi délicate et qui les touche de si près, seules les femmes pouvaient trouver une solution satisfaisante.
La recherche de paternité est un principe faux et que nous combattons, nous féministes d’avant-garde, parce qu’elle tend à perpétuer la vieille erreur millénaire de la famille basée sur l’homme, alors que sa base naturelle et logique est la femme et la femme seule. Partant d’un principe faux, nos bons législateurs, malgré tout leur zèle et leur science juridique, ne pouvaient arriver qu’à faire une loi boiteuse. Et c’est à quoi, ils ont abouti. Mais nous ne pouvons nous empêcher, nous féministes, de leur être tout de même reconnaissantes de s’être donné tant de peine pour essayer de remédier à un mal flagrant dont la cause profonde leur échappe.

Et nous sommes bien obligées, une fois de plus, de constater qu’il n’y avait pas de socialistes dans leurs rangs.

Le temps n’est pas d’ailleurs n’est pas encore bien loin dans le passé où nos délégations féministes devaient s’adresser, pour être sûres d’être reçues, à des radicaux ou des radicaux socialistes, encore que souvent la délégation presque entière fut composée de membres du parti [socialiste]. 

Nous savons, il est vrai, que vous avez inscrit le vote des femmes au programme politique du parti. Nous savons même que, juste à la veille de la guerre, aux dernières élections municipales et dernières élections législatives, le parti avait fait l’effort de soutenir (?)  des candidatures féminines et féministes. Elisabeth Renaud, dans l’Isère, Madeleine Pelletier et Caroline Kauffmann, à Paris, avaient couru – si je puis dire – la course électorale sous les couleurs du P.S.U., en mauvais terrain d’ailleurs et sans aucune chance, faisant simplement ce qu’on appelle en termes de courses «  le jeu de l’écurie ».

Et il nous souvient même fort bien des sentiments complexes qui nous agitaient en prenant part avec passion à la campagne électorale : lueur d’espoir et de bonheur de combattre son propre combat, de servir la justice dans une cause à la fois la plus haute et la plus proche. Et, avec cela, honte, profonde honte et douloureuse, amertume, humiliation.
Car voir une intelligence comme Madeleine Pelletier  14 par exemple, aux prises avec le crétinisme populaire des quartiers les plus réacs de Paris, sentir que toute cette force intellectuelle et cette compétence qui aurait pu être utile à notre parti au Parlement étaient condamnées à ne se déployer que là, dans ce vulgaire préau d’école, et devant un auditoire aussi peu préparé ; voir cela, alors que nous savions, dans des circonscriptions plus favorisées, des candidats de valeur à peine égales et de savoir moindre qui allaient passer haut la main !…

Je veux bien que c’était un grand honneur que le P.S faisait au féminisme en couvrant des candidatures féminines de son étiquette. Mais il se serait fait un honneur à lui-même, un honneur beaucoup plus grand encore et aurait conquis sans conteste des droits imprescriptibles à notre reconnaissance s’il avait faite ne sorte qu’une candidate, une femme, fût élue.

Oui, j’entends bien les cris : il aurait fallu sacrifier une bonne circonscription, déranger de petites combines, bousculer certaines médiocrités… Quel effarement dans la République des camarades !…
Mais quelle victoire morale pour le parti et quel enthousiasme pour lui dans le monde féministe ! Victoire morale de portée incalculable en cette veille et avant-veille du conflit tragique où le monde se débat en ce moment ! Geste d’une portée formidable qui aurait précipité dans le monde politique une force nouvelle qu’une puissance inconnue, d’un enthousiasme et d’une foi illimités, peut être capable à elle seule de changer, d’assainir, de purifier et de renouveler le vieux monde, en lui épargnant les horreurs et les crimes de l’heure actuelle !

***

Donc, ni le syndicalisme, ni le socialisme ne sauraient nous suffire. Et, il nous faut, dans l’intérêt supérieur de la justice et dans le nôtre, continuer le combat féministe à côté et en marge de tous les partis.
Nous n’y faillirons pas. Et nous avons pris position nettement vis-à-vis de nos camarades d’extrême avant-garde, par la note suivante à eux adressée depuis tantôt un an :

Adresse féministe
Au Comité pour la reprise des relations internationales

Nous qui n’avons rien pu pour empêcher la guerre, puisque nous ne possédons aucun droit civil ni politique, nous sommes de cœur avec vous pour en vouloir la fin.
Nous sommes de cœur avec vous pour vouloir, après cette fin où à l’occasion de cette fin, essayer d’instaurer en Europe un système social plus juste et plus équitable qui, d’une part, rende les guerres moins fréquentes, par uns sorte de fédération des nations, et assure, d’autre part, au sein de chaque fédération, une vie plus large et moins précaire à l’immense masse des travailleurs.

Nous sommes, nous femmes, avec la masse des travailleurs, parce que partout où elle est opprimée, et que nous sommes, nous femmes, également, partout opprimées, beaucoup plus même que n’importe quelle classe de travailleurs.

Comme vous, travailleurs, et plus que vous, nous souffrons des guerres et c’est pourquoi nous voudrions essayer d’en prévenir le retour.

Mais avant d’entrer à vos côtés dans une phase plus décisive d’action, nous tenons à bien mettre en lumière les motifs qui nous font agir et à faire sur votre attitude les réflexions que les faits nous commandent.

Vous n’avez jamais été justes, travailleurs, vis-à-vis des femmes qui vous ont aidé dans vos luttes.

À l’aube de 89, au moment où une ère nouvelle semblait commencer pour le monde, elles vinrent à vous, confiantes, parce que vous parliez de liberté et qu’elles pensaient obtenir la leur. Vous les avez repoussées.

Fiers de vos droits fraîchement acquis de « citoyens », au lieu de leur tendre une main fraternelle, à elles, qui depuis des siècles tiraient la charrue à vos côtés et mangeaient, comme vous, l’herbe des champs dans les années de grande famine, vous avez raillé, vous avez méprisé. Vous qui ne vouliez plus de despotes, vous vous êtes effrayées à l’aide de l’émancipation possible de vos esclaves éternelles. Vous avez dispersé les clubs de femmes, confisqué les journaux de femmes, retiré aux femmes le droit de pétition, défendu aux femmes toute pensée, toute action. Vous avez rejeté brutalement les femmes dans l’ignorance d’où elles voulaient sortir, dans les bras de l’Eglise à qui elles voulaient échapper.Plus de la moitié de celles qui furent, à quatorze ans, l’âme de la révolte vendéenne, étaient venues confiantes à la Révolution en 89 : mais, repoussées, comme le furent d’abord les noirs des colonies, elles firent comme eux et se révoltèrent. Et Legouvé15 a pu écrire plus tard que la Révolution échoua parce qu’elle ne sut pas s’attacher les femmes.

Remarquez cependant que, malgré cette dureté de vous à notre égard, beaucoup espérant toujours, restèrent sur la brèche à vos côtés. Vous connaissez tous Mme Roland, Charlotte Corday, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, Olympes de Gouges, Sophie Lapierre et les femmes babouvistes, tant d’autres qui scellèrent de leur sang leur foi révolutionnaire.

Au cours de tout le XIX ème siècle, à toutes les époques de crise, les femmes vous accompagnent ou vous précèdent.  En 1830, en 1848, en 1851, en 1871, nous trouvons Flora Tristan, Jeanne Deroin, Pauline Roland, Eugénie Niboyet, Adèle Esquiros, Andrée Léo, Olympe Audouard, Louise Julien, Louise Michel, Hubertine Auclert, Eliska Vincent, Nathalie Le Mel, tant d’autres encore, dont les noms peu ou point connues de vous, nous sont chers à nous, féministes, comme le sont aux peuples opprimés les noms des héros nationaux.

À chacune de ces époques, les femmes sont venues à ceux qui luttaient pour plus de liberté et de bien-être, pour une vie plus intelligente et plus humaine. Les pionnières du féminisme se sont données sans compter à votre cause, essayant d’y adjoindre celle des femmes et de vous faire comprendre la connexion étroite des deux, non pas égoïsme et pour tirer un profit personnel, mais par amour de la justice, dans l’intérêt de toutes leurs sœurs qui souffrent, dans votre intérêt à vous aussi, travailleurs, qui ne le comprenez pas.

Vous avez toujours accepté leurs concours, parfois avec un peu de honte et rougissant de ce que vous leur deviez, ainsi qu’il advient lors du procès des 107 associations ouvrières de Jeanne Deroin.

Mais, tout en acceptant leurs efforts, vous n’avez jamais songé, le moment venu, à partager avec elles, les trop légers avantages qu’elles vous avaient aidés à arracher au pouvoir. Vous n’avez pas encore compris ou voulu comprendre que votre cause ne sera vraiment juste que le jour où vous ne souffrirez plus d’esclaves parmi vous. Tant qu’il vous paraîtra naturel de garder des privilèges vis-à-vis de plus de la moitié de la nation, vous serez mal fondés à réclamer contre les privilèges que d’autres ont par rapport à vous. Si vous voulez la justice à votre égard, tâchez de la pratiquer à l’égard de vos inférieures, les femmes.

Travailleurs, une crise sociale plus grave que toutes celles du XIX ème siècle se prépare en ce moment. Les femmes, comme toujours, viennent à vous d’instinct, prêtes à donner sans compter leur dévouement le jour où vous agirez.

Et les féministes viennent à vous aussi, avec le même dévouement et la même volonté. Mais elles tiennent à vous dire : « Si, cette fois encore, vous acceptez le concours des femmes  - et vous ne pouvez pas ne pas l’accepter ! – sans songer à leur faire place au jour des réparations sociales, si vous les conservez serves au lieu d’en faire vos égales d’un point de vue économique, civil et politique, votre œuvre sera entièrement manquée ! ».

Elles viennent à vous pour vous rappeler, ou pour vous apprendre que, dès 1843, une femme, Flora Tristan, avait eu la première idée de l’Association Internationale des Travailleurs, et elles vous citent ce passage trop oublié du manifeste qui précédait les statuts et en résume l’esprit.

« Nous, prolétaires, nous reconnaissons être dûment éclairés et convaincus que l’oubli et le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs du monde et nous avons résolu d’inscrire dans une déclaration solennelle ses droits sacrés et inaliénables….

Nous voulons que les femmes soient instruites de nos déclarations afin qu’elles ne se laissent plus opprimer et avilir par l’injustice et la tyrannie de l’homme et que tous les hommes respectent dans les femmes, leurs mères, la liberté et l’égalité dont ils jouissent ! »

Travailleurs qui lisez ceci, les féministes vous disent : Si vous vous étiez inspirés de statuts et de l’esprit de cette toute première Internationale, que vous ne comptez même pas dans votre histoire, la seconde n’aurait pas fait la lamentable faillite dont le monde souffre.

Travailleurs, les féministes d’avant-garde attendent votre réponse et vous laissent méditer ce mot de Considérant :

« Le jour où les femmes seront initiées aux questions sociales, les révolutions ne se feront plus à coups de fusils ! »

Transmis au Comité par Hélène Brion.
Remis à Merrheim 16le 23 octobre 1916.

***

Aucune réponse n’a été faite jusqu’à présent à notre communication ; et cette façon  de ne pas répondre commence à prendre l’allure d’une réponse, d’une réponse fort significative, même !
Je ne suis pas autorisée à en tirer, pour l’instance, de plus amples conclusions, mais une s’impose et la voici :

La voie féministe ne saurait se confondre avec la voie syndicale et socialiste – en admettant que ces deux mots veuillent rester accouplés – tout au moins dans son tracé actuel.
Mais, d’autre part, il est indéniable que le monde socialo-syndical subit en ce moment une crise de croissance.

À la lumière crue des faits, il découvre subitement ce que son organisation, en apparence si solide, avait de factice ; il se rend compte que dans le chiffre de ses cotisants, il y avait infiniment plus de zéros que d’unités de valeur et c’est pourquoi, il a suffi de la disparition d’un homme pour faire chanceler un moment toute la vie du parti. Il se rend compte qu’il s’est grisé lui-même longtemps de paroles creuses, alors qu’il croyait faire de l’éducation.
Puisse la leçon lui être profitable ! Puisse-t-il réfléchir sur les causes de cette faiblesse si réelle avec de telles apparences de force !

Pour moi, si j’osais avancer ici une opinion toute personnelle – peut être même encore plus une impression qu’une opinion –, j’émettrais celle-ci :

Dans le clan des femmes, c’est le contraire qui se produit. Nous avons une organisation en apparence beaucoup plus défectueuse, bien moins centralisée ; nos trente-six petits groupes semblent bien autant de forces éparses, presque opposées. Beaucoup même d’entre nous ne sont reliées à aucun groupe et mènent à leur guise, sans liens avec les autres, une œuvre éducatrice et propagandiste. Mais sous ce désordre apparent, il y a une profonde unité de pensée, née d’une communauté de souffrances. Il y a une vie intense, une foi profonde dans ces petits cercles. On y remue des idées au lieu d’y triturer des mots. On y a plus de fond, plus d’expérience vraie de la vie et à la fois plus de candeur et de naïveté. On sait plus, mais on ose moins le dire et s’imposer.

Et c’est pourquoi, je voudrais terminer ces pages par le mot qui y figure en exergue, appel profond et émouvant d’un grand cœur, appel angoissant encore à entendre à l’heure de démence que nous vivons :

« FEMME, OSE ETRE ! »

Hélène Brion. 17

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Notes de bas de page
1 Édité par la Société de Librairie et d’édition de « l’Avenir social » à Epône (S.-et-O). Deuxième édition. Huitième mille. Prix. 0 fr.25. 24 p.
2 Note de l’éditrice : Félix Pécault (1828-1898), ancien pasteur, est considéré après Jules Ferry, comme l’un des trois fondateurs de l’école primaire républicaine avec Ferdinand Buisson et Jules Steeg, tous issus du protestantisme libéral, amis de longue date. Cette influence se traduit dans la pédagogie, laïque certes, mais non irréligieuse. Les devoirs envers Dieu sont incorporés dans l’Instruction morale et civique jusqu’en 1901. Et l’accent est mis sur la responsabilité individuelle. Cet appel à la vie personnelle est au cœur des conférences journalières que Félix Pécaut, « cet excitateur des consciences », fait à L’Ecole Normale de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses, dont il a marqué plusieurs générations.
3 Ibid. C’est bien le terme employé par H. Brion.
4 Ibid. Ibid.
5 Ibid. On pourra se référer à : Marie-Victoire Louis, Le droit de cuissage. Chapitre IX. Le silence déchiré. Les grèves de femmes pour la dignité. Les grèves des sucrières de la raffinerie Lebaudy. 1902-1903. p. 253 à 257.
6 Ibid: On pourra se référer à Marie-Victoire Louis, "L'affaire Couriau". 1913. In : " Cette violence dont nous ne voulons plus " N° 7. Mars 1988. Syndicalisme et sexisme. p. 33 à 37.
7 Ibid. On pourra se référer au texte de Louis Couriau, Mon opinion, paru dans La Voix du peuple. 5 au 12 avril 1914…
8 Ibid. : Les premières femmes cochères à Paris furent, en 1907, Mmes Dufaut et Charnier la première femme chauffeur de taxi fut, en 1908, Mme Decourcelle.  
9 Ibid. : J’ai souvenir que ma mère, née en 1906, m’avait raconté qu’à Nantes, on avait jeté une ? - des ?– pierre-s sur la ? - les ? – première-s femme-s bachelière-s.
10 Ibid. Femmes portant des bloomers, « pantalon bouffant pour les femmes ».  
11 Ibid. Le même Chaumette, alors Procureur de la Commune de Paris, dans Le Moniteur, déclara, le lendemain de son exécution: « Rappelez-vous l'impudente Olympe de Gouges qui la première institua des sociétés de femmes et abandonna les soins du ménage pour se mêler de la République et dont la tête est tombée sous le fer vengeur des lois... « .
12 Ibid. Suite : « Femmes impudentes qui voulez devenir hommes, n'êtes-vous pas assez bien partagées ? Que vous faut-il de plus ? Votre despotisme est le seul que nos forces ne peuvent abattre parce qu'il est celui de l'amour et par conséquent l'ouvrage de la nature, au nom de cette même nature, restez ce que vous êtes... Est-ce aux femmes de faire des motions ? Est-ce aux femmes à se mettre à la tête de nos armées ? S'il y eut une Jeanne d'Arc, c'est qu'il y eut un Charles VII ; si le sort de la France fut un jour entre les mains d'une femme, c'est qu'il y avait un roi qui n'avait pas la tête d'un homme, et ses sujets étaient au-dessous de rien. »
13 Ibid. Le juge Magnaud, « le bon juge » , nommé président du tribunal civil de Château-Thierry, dans l'Aisne, en 1887 est notamment connu par la nature de ses arrêts. En 1889, il a fait acquitter un dénommé Bardoux, vagabond, un voleur à la tire, pris pourtant en flagrant délit,.

En 1891, il est à l'origine de « l'affaire Louise Ménard ». Cette dernière, une fille-mère âgée de vingt-trois ans, avait, n’ayant pas mangé depuis deux jours, volé un pain chez un boulanger de sa localité, Charly-sur-Marne, ce pourquoi elle est convoquée au tribunal de Château-Thierry, le 4 mars 1898. La jeune femme doit alors répondre du délit de vol, après la plainte déposée par le boulanger, son cousin. Allant à l'encontre du réquisitoire prononcé par le procureur, le président Magnaud acquitte la prévenue, faisant valoir son état d'absolue nécessité, comme le lui permet l'article 64 du code pénal, interprété pour la circonstance. Ce dernier fait en effet référence à une éventuelle « force à laquelle on ne peut résister ». Après l’audience, le juge lui donne une pièce de cinq francs, de quoi notamment rembourser le larcin. L'affaire fait grand bruit. La presse parisienne se place du côté du magistrat axonais et Georges Clemenceau lui attribue le surnom de « bon juge » dans un article de son journal L'Aurore, qui paraît le 14 mars suivant. Le procès est jugé en appel à Amiens. Là, elle est défendue et définitivement acquittée par me sénateur-maire et ancien ministre René Goblet, le 22 avril 1898.

Dès lors la célébrité ne va plus quitter le « bon juge de Château-Thierry », d'autant plus que celui-ci continue à officier avec une clémence inusitée. Il acquitte ainsi un jeune mendiant, puis se fait de nouveau remarquer pour ses prises de position féministes. Eulalie Michaud, séduite par un fils de bonne famille, est condamnée à un Franc d'amende pour avoir jeté une pierre dans la rue sur celui qui l'avait abandonnée. Le 24 août 1900, une autre jeune fille est elle aussi mise à l'amende pour le décès de son enfant, à la suite d'un accouchement clandestin. C'est d'ailleurs à Château-Thierry et devant le président Magnaud que plaide pour la première fois Jeanne Chauvin, la première avocate de France.

Suivant les recommandations de Clemenceau, Paul Magnaud décide ensuite d'entrer en politique. Le 17 juillet 1906, il est élu député de l'Aisne sous l'étiquette radical-socialiste. Déçu par cette expérience, Magnaud ne se représente pas aux nouvelles élections législatives de 1910. Il choisit de revenir à la pratique du droit et est nommé en avril 1911 auprès du tribunal de la Seine. Il s'installe alors avec son épouse à Ablon-sur-Seine jusqu’à sa retraite et meurt en 1926.

Il reste dans la mémoire la figure du « bon juge », celui que louait Anatole France en novembre 1900 dans Le Figaro pour son humanité. Le président Magnaud en effet était un de ces magistrats qui admettait que la société avait une part de responsabilité dans les méfaits de certains individus. Comme il l'avait affirmé lui-même, le 4 mars 1898 en relaxant Louise Ménard « le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi . ».

14 Ibid. On pourra se référer aux deux articles de Madeleine Pelletier sur le sujet, le premier paru dans La Suffragiste de juin 1910 : Candidatures Féminines, le second, toujours dans La suffragiste, intitulé : Ma campagne électorale municipale.

15 Ibid. : D’Ernest Legouvé, on pourra notamment lire : La femme en France au XIX ème siècle, Edité par la librairie de la bibliothèque démocratique,1873, Histoire morale des femmes, Paris, G. Sandré, 1897.  
16 Ibid. Alphonse Merrheim. (1871-1923)Chaudronnier en cuivre né dans la banlieue lilloise, syndicaliste révolutionnaire, secrétaire de la Fédération des Métaux à partir de 1905, artisan de la Charte d'Amiens. En 1914, il est du noyau internationaliste de la Vie Ouvrière de Monatte et Rosmer et participe à la conférence de Zimmerwald. C’est autour de lui que la poignée de résistants à la guerre se rassembla, d’abord à la Vie Ouvrière, dans ce 96, quai Jemmapes, puis au Comité pour la reprise des relations internationales. Mais il se rallie à Jouhaux en 1918 et combat les révolutionnaires. Il finit à l'aile droite de la C.G.T.
17 Imprimerie L’Universelle. ( Association Ouvrière), Auxerre  

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