Joséphine Butler

Compte-rendu d’une rencontre de Joséphine Butler
avec M. Lecour, Chef de la Police des mœurs  
à la Préfecture de Police de Paris 1874

Extrait des Souvenirs personnels d’une grande croisade1

date de rédaction : 01/12/1874
date de publication : 01/ 01 / 1900
mise en ligne : 03/09/2006
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Paris, Décembre 1874

J’ai passé une partie de ma journée d’hier à la Préfecture de police : cette visite m’a été extrêmement pénible.

L’aspect grandiose de l’édifice me frappa tout d’abord, et je songeais en moi-même à l’influence politique et sociale que doit exercer un homme comme Lecour, placé à la tête d’une telle administration.

La Préfecture est une de ces magnifiques constructions massives qui s’élèvent sur les quais de la Seine. Une grille monumentale donne accès dans la cour principale où des fonctionnaires montent la garde. Au-delà est un large escalier de pierre sur les marches duquel d’autres gardes sont échelonnés. Sous le péristyle, des gens à l’allure officielle circulent, affairés, des papiers à la main, tandis que les huissiers passent, conduisant les personnes qui ont sollicité une audience.

Je gravis l’escalier et me trouvais bientôt devant une porte au-dessus de laquelle je lus ces mots en lettres d’or : « Arrestations. Service des mœurs ». Je m’arrêtais un moment pour reprendre haleine, et, pendant qu’un vieil agent m’observait avec curiosité, je contemplais cette inscription mensongère : « Service des mœurs ». Je savais avant de venir ce que cela signifiait ; mais, ici, la vérité m’apparaissait sans doute dans sa poignante réalité : l’homme a fait de la femme une esclave, sa chose, en vertu d’une doctrine impie proclamée là en lettres d’or et en recourant à des mesures arbitraires qui, s’il elles étaient appliquées aux hommes, ne tarderait pas à mettre tout Paris en feu. Cette formule « Services des mœurs » est la plus audacieuse imposture qu’ai jamais inventé le Père du mensonge. C’est « Service de la débauche » qu’il eut fallu graver sur cette porte !
Toute la conversation que M. Lecour eut avec moi montre bien qu’il est le pourvoyeur de la débauche, et non le serviteur de la morale.

On me fit entrer dans une antichambre en attendant que le grand homme fût libre de me recevoir. Au bout d’une demi-heure, un vénérable huissier, tout chamarré d’or, vint me chercher et m’introduisit dans le bureau où le Chef de la police des mœurs donne ses audiences. C’est une pièce richement meublée, plus imposante d’aspect et plus somptueuse que le cabinet d’aucun homme d’Etat anglais que je connaisse.
Il y avait encore deux visiteurs dans le bureau lorsque j’entrai, et M. Lecour était encore en conversation avec l’un d’eux. Pourquoi me recevait-il avant d’avoir terminé ? Peut-être se sentait-il mal à l’aise à l’idée de se trouver seul avec moi. Il aurait bien pu se douter que je prenais note de tout ce qui frappait mes yeux et mes oreilles.

Il se tenait debout, derrière un superbe bureau, faisant face à ses visiteurs. D’un geste majestueux, il me fit signe de m’asseoir et dit au vénérable huissier de me passer un journal. Tout en prétendant lire, je prêtais l’oreille à ce qui se disait.

La scène qui suivit me fit une impression des plus tristes. Quelle sombre tragédie ne cachait-elle pas ! L’interlocuteur était un homme âgé, d’un extérieur distingué, la physionomie grave et triste. Il parlait bas, d’une voix sourde et contenue, mais malgré ses efforts évidents pour surmonter son émotion, la douleur et l’indignation perçaient à travers ses paroles. Il s’appuyait sur son parapluie dont il serrait la poignée de ses doigts crispés. Il y eut une longue altercation.

Du côté de Lecour, un flot de paroles, des propos légers, de la sentimentalité ; il était visible qu’il cherchait à se défaire de son interlocuteur par quelques belles promesses, tout en appuyant sur la gravité des charges relevées contre la femme que celui-ci défendait. De temps en temps, Lecour baissait la voix et ce qu’il disait m’échappait ; mais je voyais ses gestes et j’entendis le vieillard répéter par trois fois avec un accent que je n’oublierai jamais : « Mais, vous l’avez accusée ! vous l’avez accusée ! » .

Lecour entra alors, avec beaucoup de volubilité, dans toutes sortes de détails tendant à prouver que cette femme (c’était peut-être la fille du plaignant, en tout cas, quelqu’un qui lui était cher) avait une conduite légère. Il prit un air mystérieux pour donner à entendre que ses antécédents n’étaient pas irréprochables.

Je brûlais d’envie de retourner l’accusation et de demander à M. le Chef du Service des mœurs, si ses antécédents à lui étaient irréprochables et quel était le genre de vie des hommes pour lesquels il avait, de par ses fonctions, de si honteuses complaisances ! …

Il parla ensuite d’une entrevue qu’il avait eue lui-même avec cette femme, de ses larmes, de ses signes de profond désespoir. Ce récit sembla jeter le vieillard dans une violente agitation. « Je lui ai dit, ajouta Lecour, que si elle persévérait dans son repentir, je lui ferais grâce ». Il prononça ces derniers mots du ton de protection d’un homme qui sait qu’il dispose d’un pouvoir discrétionnaire.  

Ce Lecour m’a fait l’effet, à la juger sans parti pris, d’un personnage vaniteux et superficiel ; c’est un habile metteur en scène et il y a du comédien dans toute sa personne. Ses arguments sont des plus faibles, mais à force de les répéter aux autres, il finit probablement par y croire lui-même. Placé à la tête d’une administration aussi puissante que celle des préfets de Rome, au temps de sa corruption, il se grise de son propre pouvoir. Et penser que c’est un tel homme qui tient entre ses mains, les clés du paradis et de l’enfer, le droit de vie et de mort sur les femmes de Paris !

Le malheureux solliciteur ne parut nullement consolé par cette promesse : « Je lui ferais grâce » ; il répétait obstinément : « Vous l’avez accusée, vous l’avez accusée ».
Il est probable que cette requête avait pour but de faire rayer le nom de cette femme du registre d’infamie. Comprenant qu’il n’avait rien à espérer, l’infortuné vieillard se dirigea vers la porte et sortit sans saluer.

L’histoire de cet homme et de l’insuccès de sa démarche sont un exemple de ce que peut devenir pour les citoyens de mon pays, hommes et pères de famille, la tyrannie de cet horrible système. M. Jules Favre2 m’assure que dans les sphères gouvernementales en France, rien ne se décide sans l’approbation de la Préfecture de Police, institution permanente fonctionnant en dehors et au-dessus du gouvernement. C’est ainsi que le Préfet de police est la première personne, avec le Chef du Service des mœurs que reçoit Mac Mahon 3chaque matin et avec qui il tient conseil. Cela ne rappelle-t-il pas l’époque néfaste de Rome, où la garde prétorienne nommait et déposait les empereurs, leur dictant des ordres et devenant ainsi le pouvoir le plus despotique qui fut jamais ?

Le premier visiteur parti, M. Lecour se tourna vers celui qui attendait son tour d’audience. C’était un jeune homme gros et gras, assez vulgaire d’apparence. Le Chef de la Police des mœurs le fit venir près de lui, derrière son bureau, et la conversation s’engagea sur un ton amical, en partie à voix basse. Il était question du règlement intérieur des maisons officielles de débauche. Le jeune homme s’informait des lectures qui pouvaient être mises dans ces maisons. Lecour, qui règle cela comme le reste, condamnait certains journaux trop républicains selon lui pour des femmes ; en même temps, il montrait une collection de ceux qu’il autorisait. Il témoignait à son interlocuteur une affectueuse estime et la cordialité de ses manières contrastait singulièrement avec son attitude dans l’entretien précédent.

Ayant congédié son jeune protégé, le grand homme se tourna vers moi.
Dans l’intervalle, la colère m’avait rendue brave. Je me levais et me tins debout devant lui, refusant le siège qu’il m’offrait. Je lui dis qui j’étais et dans quel but je me trouvais à Paris.
Il me répondit qu’il savait parfaitement à qui il avait l’honneur de parler.
Ses manières trahissaient un certain embarras ; il paraissait nerveux.
Pendant qu’il parlait, je le regardais bien en face, mais sans aucune intention blessante. J’apportais dans ce tête-à-tête une sincérité absolue, et dans le secret de mon âme, j’invoquais Celui qui sonde les cœurs, afin qu’il fut présent et juge entre nous. C’est pourquoi, instinctivement, je tenais mes yeux fixés sur les siens, pour m’assurer de sa sincérité à lui.
Il s’animait à mesure qu’il parlait et semblait vouloir me noyer sous un flux de paroles ; c’est à peine si je pouvais placer un mot.
Dès qu’il s’interrompait un moment, j’en profitais pour poser une ou deux questions précises, comme si j’avais besoin de renseignements, et il repartait avec plus de volubilité que jamais. Je tirai avantage de cette prolixité, car il se laissa entraîner à en dire plus long que la prudence ne l’eût conseillé.

Je le questionnais d’abord sur les résultats de la dernière statistique. Il hésita un instant, mais sur mon insistance, il ouvrait un tiroir et me remit un petit volume, son dernier écrit, qui contient de curieuses révélations.

Je lui demandais ensuite si la prostitution et les maladies avaient augmenté ou diminué à Paris durant ces cinq dernières années. Il me répondit vivement : « Oh ! augmenté, cela va toujours en augmentant, continuellement en augmentant ». Ce sont ses propres expressions ; la conversation avait lieu en français, M. Lecour ne sachant pas un mot d’anglais. Je m’efforçais alors de le retenir sur ce point et de lui faire dire les raisons de cette augmentation. Il l’attribuait uniquement à deux causes qui ne manqueront pas de vous surprendre, à savoir : l’influence de la Commune et la coquetterie toujours plus grande des femmes ! Je ne pus réprimer un sourire de pitié en entendant cette dernière remarque qu’il croyait un argument sans réplique.

Ici, je pris l’offensive, et, le regard fixé sur un coin du ciel bleu qui me souriait à travers la fenêtre, je lui déclarais que, nous, Abolitionnistes, considérions le système dont il était le représentant comme une absurdité, à cause de son application à un seul sexe ; car les hommes sont aussi immoraux et aussi sujets que les femmes aux maladies qui sont le châtiment du vice, et cependant, la Police des mœurs ne s’attaque qu’aux femmes.
Je lui dis qu’une théorie hygiénique qui repose sur une injustice et une prétendue nécessité du vice, n’aboutit pas seulement à un échec complet et ridicule, mais accroît encore le désordre et la corruption.

Il m’écoutait avec impatience, tout en conservant son expression souriante. J’évitais à dessein de parler morale ou religion, essayant de le tenir pas la logique de ce raisonnement ; que l’injustice et l’inégalité dans l’application conduisent à un avortement certain. Là-dessus, il recommença de plus belle à accuser les femmes et leurs manœuvres séductrices.

Je l’interrompis brusquement pour lui rappeler que, dans le mal qu’il dénonçait, c’est-à-dire la prostitution, il y avait deux parties en cause. Je lui demandais si vraiment il étai resté tant d’années à la tête du Service des mœurs, sans qu’il lui fût jamais venu à l’esprit que les hommes dont il voulait protéger la santé, étaient coupables au même degré que les femmes qu’il réduisait en servage en vue de ces mêmes hommes.

Ce défi porté à la théorie des deux morales, et peut-être aussi une certaine ironie dans mon accent, la firent sortir de son calme.

Il quitte sa position retranchée derrière son grand bureau et se mit à arpenter la chambre en proie à une vive agitation. Puis, joignant le geste à la parole, il me présenta une scène de séduction imaginaire que je trouvai de fort mauvais goût. Il me prenait sans doute pour une pauvre ignorante et pensait me convertir par cette comédie. Usant de ce langage banal et sentimental que nous avons entendu tant de fois, il dépeignit « un honnête jeune homme » rentrant chez lui après un « bon dîner où le vin avait coulé un peu généreusement ». Sa démarche mal assurée attire l’attention d’une fille qui l’accoste, lui passe la main sous le bras et l’entraîne par des propos tentateurs. Tout en parlant, Lecour mimait la scène. « Il n’y a pas de comparaison entre les deux », conclut-il. « Le jeune homme est tout simplement un imprudent, mais la femme, elle, agit de propos délibéré, avec l’intention de corrompre ».
« Et pour quels motifs ? » demandai-je. « N’est-ce pas souvent parce qu’elle est sans ressource ? car je sais combien l’ouvrière de Paris a de la peine à gagner honnêtement sa vie ; où bien, cette femme n’est-elle pas une de ces esclaves que vous tenez enfermées dans vos maisons et que son exploiteur fait descendre dans la rue pour faire ses affaires à lui, bien plus que les siennes à elles ? »
Il secoua la tête en souriant : « Non, non », dit-il « ce n’est pas cela, c’est simplement la coquetterie ». Puis il ajouta d’un ton emphatique qu’il voulait rendre impressif : « Retenez bien ceci, Madame : les femmes insultent constamment les hommes honnêtes, mais jamais un homme n’insulte une honnête femme ». Ayant prononcé ces paroles, il se redressa fièrement, comme s’il avait jeté un défi impossible à relever.

« Mais, pardon, fis-je, dans votre livre, vous vous exprimez vous-même autrement. Vous parlez d’épouses et d’honnêtes filles insultées par des hommes immoraux et dépravés ». «  Oh ! reprit-il d’un ton dégage, tout cela est du domaine du roman. Je parle uniquement de ce qui peut être reconnu et réprimé par la police ? la police, pas plus que l’Etat n’a rien à voir dans le domaine du roman. Vous ne voudriez pas qu’il en fut autrement, n’est-ce pas ? »

Je répondis que ce que je voulais, c’est la justice, mais que ce n’était pas de la police que j’attendais la justice en cette matière. Il prit subitement une expression grave et, changeant de terrain, il me dit : « Ecoutez, Madame, je suis un homme religieux, aussi religieux que vous pouvez l’être vous-même ; comme tel, je suis partisan du châtiment du vice (chez la femme seulement) et là où il est impossible de punir, il faut réglementer. Parmi tous les systèmes qui ont été essayés jusqu’ici, le seul qui se soit montré efficace, celui auquel vous vous rallieriez quand vous aurez acquis une plus grande expérience, c’est le système que j’applique : l’arrestation, l’arrestation méthodique des femmes ».

À plusieurs reprises, il répéta qu’il était aussi religieux que moi. À la fin, je répliquais avec quelque vivacité. « C’est très possible, Monsieur, mais je ne suis pas ici pour parler de religion, je suis venue ici pour vous parler de justice ». Pour moi, religion et justice ne font qu’un. La religion dont il faisait parade n’est qu’une sorte de sentimentalité indigne du nom de religion.
Je le ramenais encore une fois à la question hygiénique et à l’inefficacité démontrée du système, conséquence inévitable du principe injuste sur lequel il repose. Il haussa les épaules et s’écria : « Mais qui donc espère voir s’établir une justice parfaite ? Qui s’attend à de grands résultats hygiéniques ? ». « Cela, répondis-je, appartient sans doute au domaine du roman ».

Je remerciais M. Lecour de ses renseignements et je le priai de bien vouloir me remettre une lettre d’autorisation pour visiter la prison Saint-Lazare. Saint-Lazare est à la fois une prison, un hôpital et un dépôt où l’on reçoit les malheureuses qui se livrent à la prostitution, celles accusées de vagabondage et les pauvres filles qui ne trouvent pas de travail et sont seules au monde. Cet immense établissement dépend entièrement de la Préfecture de police.

M. Lecour appela un de ses secrétaires et, d’un ton de grande autorité, il lui ordonna de rédiger une lettre me donnant « carte blanche » pour tout visiter. Quand le secrétaire revint avec la lettre, M. Lecour s’assit à son bureau et écrivit de sa propre main un post-scriptum dans lequel il recommandait que « toute facilité soit donnée à la très honorée visiteuse d’Angleterre ». Puis il opposa sa signature, ornée d’un large paraphe au bas de la lettre et le timbre du sceau de la Préfecture.

Pendant qu’il écrivait, je songeais en souriant aux craintes chimériques manifestées par quelques-unes de mes amies, à mon départ d’Angleterre, au sujet de mes démêlés possibles avec la police de Paris. Comme la Providence renverse merveilleusement les choses ! J’avais là devant moi, le grand Chef de la Police des mœurs en personne, m’accordant, avec un empressement plein d’une chrétienne humilité, tout ce que je pouvais désirer.

Maintenant donc, il m’était permis de circuler partout, sous la bienveillante protection de la M. le Chef du Service des mœurs. Grâce à son laisser - passer tout puissant, je pouvais même pénétrer jusque dans les horribles maisons qui sont sous sa haute surveillance.

Au moment de quitter son cabinet, je me rappelai subitement le cas d’une pauvre jeune fille suisse, très honnête, que j’avais découverte et qui était poursuivie par les agents. Je lui racontais la chose, pensant bien qu’il donnerait immédiatement des ordres pour faire cesser cette persécution. Ma requête sembla produire un revirement dans ses dispositions et il s’écria avec une soudaine irritation : « Quelle bêtise vous a-t-elle raconté là ! » Mais il reprit promptement son empire sur lui-même et l’expression étrange qui venait de passer sur sa physionomie fit de nouveau place à son sourire habituel. Évidemment, il s’efforçait de me laisser sous une favorable impression et de prendre congé en ami.

Je m’éloignais de ces lieux, le cœur plein de tristesse.

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Notes de bas de page
1 Joséphine Butler, Souvenirs personnels d’une grande croisade. Libraire Fischbacher. Paris. 1900. Préface d’Yves Guyot. p. 115 à 124. Déjà reproduit dans « Cette violence dont nous ne voulons plus ». Édité par l’A.V.F.T. Numéro Spécial : Prostitution. Mars 1991. p. 66 à 70.
2 Note de l’Editrice : Jules Favre : avocat franc-maçon (1809-1880), secrétaire général du ministère de l'Intérieur en 1848, député à la Constituante en 1848, à la Législative en 1849, au Corps législatif de 1863 à 1870, membre et ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Défense nationale en 1870, député en 1871, sénateur en 1876. Membre de l'Académie française, en 1867.   
3 Ibid. Mac Mahon était alors président de la République, élu par l'Assemblée nationale, le 24 mai 1873.

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