E. Culot Marfurt

Droit au travail

La Suffragiste
01/06/1910

date de publication : 01/06/1910
mise en ligne : 03/09/2006
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De même que les sociétés antiques ne pouvaient se concevoir sans l’esclavage, de même leurs sociétés modernes ne peuvent, disent-ils, subsister que par la déchéance de milliers et de milliers de filles du peuple.

Eh bien, il faut que cela finisse. Sous aucun prétexte, un être humain ne doit être sacrifié à un autre être humain.  Si ces messieurs ont des « besoins » (c’est leur expression), ils feront …comme à Cayenne, ils s’arrangeront entre eux.

Une de mes fillettes, âgée de onze ans, écrit dans une composition d’histoire : « Les Ilotes, esclaves des Spartiates, étaient considérés comme des animaux. Ils étaient employés aux plus durs travaux, et même, on les forçait à s’enivrer pour les donner ensuite en spectacle aux jeunes Spartiates, afin de les dégoûter de l’ivrognerie. Les Spartiates ne comprenaient pas que c’était un crime de dégrader ainsi des hommes pour parachever l’éducation d’autres hommes ».

La phrase écrite devant moi est bien de l’enfant. Elle traduit parfaitement ma pensée. À part les derniers mots, elle se peut appliquer au moderne esclavage de la femme. L’organisation officielle de la prostitution est le plus grand des crimes, car c’est un crime collectif, voulu, prémédité. C’est le crime qui, à lui seul, devrait suffire à faire crouler l’abominable édifice social.

Et il y a de grands chrétiens, de grands moralistes, des hommes de cœur, personnellement propres et honorables, et, en eux, tout ne se révolte pas à l’idée de pareilles iniquités !

Ils ont fondé des ligues de toutes sortes : pour le Bien, pour la Vertu, pur l’Action morale, pour la protection de l’enfance, pour l’Abolition de la réglementation. Cependant, le nombre de prostituées, officiellement constaté, passe à Paris de 60.000 à 88.000 et on en exporte comme du bétail, dans toutes les parties du monde, à tel point que M. le sénateur Bérenger en est tout ému et qu’on va nous fabriquer des lois de protection !

Eh bien ! de leur protection, nous n’en voulons pas. Nous ne demandons pas protection, nous demandons justice ! Nous demandons simplement que toute femme soit à même de gagner sa vie par son travail.

Leur fausse sollicitude, leur galanterie, leur philanthropie sont plus redoutables pour nous que leur hostilité avouée. Leur hypocrite pitié, s’appuyant sur un déterminisme mal compris, va jusqu’à nous dénier la responsabilité de nos actes…afin de se sauver eux-mêmes des conséquences des leurs.

La femme au foyer… et un petit travail d’appoint à domicile, n’est-ce pas ?

Les grands magasins, les exploiteurs, les entrepreneurs, les socialistes des « Cent mille Paletots » trouvent leur compte à ce petit travail d’appoint dont l’exposition organisée par le Sillon, l’année dernière, nous offrait quelques échantillons.

Eh bien, nous ne voulons pas de ce travail à domicile qui maintient l’ouvrière dans l’isolement et la livre, par suite, à la discrétion de l’exploiteur. Et nous rejetons cette idée de salaire d’appoint qui ôte à la femme mariée la notion vraie de la valeur de son effort, en même temps qu’elle sert de prétexte à un abaissement général dont sera victime l’ouvrière qui a la fierté de se suffire à elle-même.  

Droit au travail pour la femme ! Et cette honte qu’est la prostitution organisée disparaîtra et, avec elle, le souteneur et l’agent des mœurs. Mais ce « droit au travail » ne sera proclamé que le jour où les femmes auront le droit de vote. On dit avec raison : « Les lois sont faites par les législateurs au profit de ceux qui font les législateurs ».
Si donc nous voulons que des lois confèrent à toutes les femmes la dignité et l’indépendance, il ne faut pas laisser systématiquement les femmes en dehors de toutes les grandes questions qui préoccupent l’humanité.

Dans les conférences faites à la Bourse du travail par M. Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T sur La femme et le Syndicalisme, il est constaté que la faiblesse du mouvement syndical vient de ce que les femmes ne s’y intéressent pas. « Les camarades, dit M. Jouhaux, même ceux qui sont conscients, même les militants, ne voient pas dans leur femme une amie, une compagne s’intéressant aux mêmes choses qu’eux ; ils voient en elle un être inférieur dont la besogne consiste à faire bouillir la marmité, à raccommoder les chaussettes et à laver la vaisselle… Tant que les syndicalistes envisageront les choses de cette manière, ils en éprouveront les conséquences ». ( Conférence du 19 décembre 1909. )

L’avenir, à mon avis, appartient au syndicalisme, et c’est pourquoi j’attache quelque importance à ce qui se passe à la C.G.T.

L’antiféminisme du monde ouvrier est donc constaté, avec regret, par l’un des chefs du mouvement syndical. Cela n’empêche pas, du reste, les « citoyens » de trembler devant leur femme. Comme on le disait l’autre jour au meeting des Sociétés Savantes : « Plus un homme est dominé par sa femme, plus il affecte en public de la mettre dans un coin et de mépriser sa mentalité ». Pauvre homme ! c’est sa revanche. Il montre ainsi qu’il est le maître… et tout le monde le croira !

Dans un prochain article, je parlerai de la situation morale de la femme dans le monde bourgeois et plus particulièrement dans le monde universitaire, puis de sa situation dans le monde révolutionnaire et anarchiste. 

Les 17 décembre et 11 mars dernier eurent lieu de belles réunions féministes, la première sous la présidence de Flaissières, la deuxième sous la présidence de Marcel Sembat. De nombreux orateurs de tous les partis nous apportèrent l’appui de leur conviction et de leur éloquence. L’un d’eux, M. Louis Marin, s’écria : « C’est moi qui suis ici le plus modéré comme opinion politique et c’est moi qui donne aux femmes défendant leurs droits des conseils de violence ! » (ce n’est peut-être pas le mot à mot, mais c’est le sens de ses paroles.) M. Louis Marin est, en effet, parmi tous ceux que j’ai entendus, le plus ardent féministe.

Ce qu’il ignore peut-être lui-même, c’est que ses paroles résument parfaitement l’état actuel des esprits, et, sauf peut être quelques exceptions individuelles (et mettant aussi à part tout le clan réactionnaire et clérical), je dis dès à présent que la considération des hommes pour la femme est actuellement en raison directe de la culture intellectuelle du milieu où ils vivent, et en raison inverse de la hardiesse de leurs opinions politiques.

Étant moi-même ardemment révolutionnaire, j’ai constaté cela avec grande surprise et grand regret.

Quoi qu’il en soit, je souhaite qu’à la faveur de la présente campagne électorale, toutes les femmes à qui leur travail  assure l’indépendance, celles qui, comme nous, ne doivent rien à personne, celles que la dignité de leur vie met à l’abri de toute critique et sur lesquelles aucune autorité ne peut rien, s’associent pour combattre l’abominable fléau qui voue à la honte et à l’esclavage des milliers d’enfants du peuple.

Nous disons : Droit pour tous à l’instruction ! Droit au travail ! Et ensuite…la liberté.


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