Jane Maury

La grande pitié des petites mauresques

Le Libertaire
13/02/1925

date de publication : 13/02/1925
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Une camarade de Marseille nous écrit ces lignes effrayantes sur le sort des pauvres petites indigènes d’Algérie. On pourrait les intituler le Bagne d’Enfants de la Casbah.

De retour d’Alger, outrée de ce que j’ai vu, je tiens à vous le faire connaître.
Je ne vous parlerai pas de la misère des travailleurs qui peinent sous les yeux d’un chef de chantier qui les mènent bâtons en main – tels que les dockers- pour des salaires de famine. Non !, car cela vient d’être mieux raconté dans Le Libertaire par des indigènes mieux placés que moi pour le faire, mais je veux vous dire la vie des malheureuses mauresques qui font le commerce de leur corps. Elles sont, hélas, en très grand nombre.

Que sont-elles ? Des filles perdues par le vice et la débauche ? Non ! Perdues par la misère et la souffrance. La plupart orphelines, les autres abandonnées par leurs parents qui ne peuvent les nourrir. L’Assistance publique qui fonctionne très mal pour les Européens, ne fonctionne pas du tout pour les indigènes. Un père, une mère meurt, ils laissent des enfants qui sont abandonnés. Pour les garçons, passe encore, ils cirent les chaussures, ouvrent les portières, souvent ont des coups en guise de paiement, mais arrivent tant bien que mal à payer leur croûte et, le soir venu, pour vingt sous, vont coucher au bain maure ;

Mais les filles, que devienne-elles sur le pavé ? À six ans, elles mendient à la porte des restaurants, elles attendent que tout le monde soit parti pour ramasser des croûtes et les restants des assiettes.  Certains individus leur jettent des croûtes à terre, dans la poussière ou dans la boue, comme à un chien, et s’amusent de les leur voir ramasser pour les dévorer.

À dix ans, pas encore formées, elles deviennent des « frotteuses », c’est-à-dire que, trop jeunes pour accomplir l’acte sexuel, elles servent tout de même de chair à plaisir pour quelques vieux dépravés qui abusent de leur misère et leur donnent quelques sous en échange. À treize ans, elles sont en « magasin », dans un quartier nommé la Casbah, dans ces locaux infects où l’air et la lumière ne pénètrent jamais. Elles se livrent au premier venu pour la somme de un franc. Oui, vingt sous ! Certaines de ces femmes m’ont avoué avoir reçu jusqu’à trente clients dans la même journée.
Dans ce milieu vivent également des familles d’ouvriers indigènes et leurs enfants grandissent sous cet exemple.

Les dirigeants l’ignorent, direz-vous. Non ! Et comme remède, on les brime, on les maltraite.

Dans ces rues, les agents se promènent, nerfs de bœuf aux poings, et frappent pour la moindre chose. Si ces filles sont vues en dehors des casbahs, les « mœurs » les ramassent sans motif car ils touchent trois francs par arrestation et c’est la femme elle-même qui est obligée de payer.

Au dispensaire où on les détient, elles vivent dans la saleté, sans hygiène, rouées de coups par les infirmières et le directeur, et mises au cachot et au pains sec pour un motif inutile. Il n’est pas rare de voir des femmes arrêtées trois fois dans la même semaine. Dame ! cela fait neuf francs pour les mœurs, qui, pour gagner ces primes, raccrochent des jeunesses innocentes, les conduisent à l’hôtel, et là, les arrêtent en flagrant délit de racolage. Tout cela au nom de la morale et pour la gloire du pays.

Saluez, c’est la civilisation française qui passe !  



Retour en haut de page