Dr Madeleine Pelletier

Pour les institutrices

La Suffragiste
Novembre 1911

date de rédaction : 01/11/1911
date de publication : Novembre 1911
mise en ligne : 03/09/2006
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Lentement, trop lentement, hélas ! mais quand même, le féminisme avance. Pied à pied, les femmes conquièrent leur droit à la vie honorable par l’emploi rémunérateur de leurs facultés, des carrières qui autrefois n’étaient accessibles qu’au seul sexe masculin, s’ouvrent une à une devant elles.

L’administration de l’enseignement primaire a compris qu’il fallait aller dans le sens de cette évolution, elle a confié depuis des années déjà à des femmes quelques inspections d’écoles.

Mais la ploutocratie qui nous régit corrompt les plus belles choses. Ces places d’inspectrices, au lieu de les donner à des institutrices, d’en faire le grade supérieur venant couronner une intelligence remarquable, de longues années de zèle données à l’enseignement, on préfère en doter soit des femmes hautement apparentées, soit celles qui, joignant à un joli visage des scrupules peu encombrants, ont su se créer des amitiés utiles. Vaille que vaille, avec un peu de travail et beaucoup de piston, ces dames passent l’examen requis et les voilà bombardées inspectrices.

Dans la classe de l’institutrice, l’inspecteur arrivait « à la papa » ; il interrogeait deux ou trois élèves, assistait dix minutes à la classe, puis, après avoir échangé avec la maîtresse quelques phrases sur la pluie et le beau temps, il s’en allait. Son rapport, le plus souvent, il le faisait quelconque, comme un bon fonctionnaire qui s’intéresse avant tout aux émargements et a la sainte horreur des « histoires », toujours ennuyeuses, même pour leur auteur.

Toute autre est, paraît-il, l’attitude de l’inspectrice. Richement chapeautée, habillée par un bon faiseur, elle toise de très haut la pauvre maîtresse d’école, presque toujours sortie du peuple. Forte de la hiérarchie, elle se montre tatillonne, cassante, blessante même. Elle voudrait en deux phrases bouleverser l’expérience de celle qui a fait la classe pendant de longues années et, pour s’assurer l’obéissance, elle a des : « Je le veux ! », des : « Je vous forcerai bien à m’obéir » que l’institutrice dévore la rage au cœur.

Depuis quelques années, l’enseignement primaire a beaucoup changé et, parmi les innovations, il y en a de détestables. On les a, on peut dire, ourdies perfidement en haut lieu pour rogner au peuple son pauvre bagage d’instruction. Sous le prétexte d’un surmenage fallacieux, on a fortement baissé lé niveau des études.
Par contre, il est des mesures excellentes, telle que celle qui consiste à laver à l’école1 les enfants que leurs parents ne lavent pas. On habitue l’enfant à la propreté ; par ricochet, peut-être, les parents en contracteront le besoin. Si l’école peut, à travers l’enfant, apporter un peu de lumière dans les taudis des classes pauvres, il n’y a qu’à l’en féliciter.
Seulement, il ne faut pas que l’inspectrice ravale cette réforme salutaire au niveau d’un instrument de majoration mesquine, et sans autre but que le plaisir d’humilier, obliger une femme qui a des diplômes égaux aux siens à vaquer en sa présence à des soins de bonne d’enfant. Il doit y avoir des femmes de service pour ce travail qui, si honorable soit-il, ne nécessite pas un brevet supérieur. 

Mécontentes, les institutrices ont donc murmuré, elles ont déclaré qu’elles préféraient aux inspectrices, les inspecteurs et, l’administration qui, naturellement, n’est féministe qu’à son corps défendant et préfère toujours pourvoir l’électeur, forte du désir des institutrices elles-mêmes, a cessé de féminiser l’inspection. Il n’y a, paraît-il, outre les inspectrices d’école maternelle, que trois inspectrices primaires.

Mesdames les institutrices, permettez-moi de vous le dire, dans l’intérêt d’une cause qui devrait être la vôtre, comme elle est la mienne, vous avez très mal agi.

Comment ? Vous, des femmes, vous vous opposez à l’avènement d’autres femmes à des fonctions de l’Etat : il n’y a pas de griefs qui puissent justifier d’une telle attitude !

Vos plaintes sont fondées, je n’en disconviens pas, mais ce n’est pas parce qu’une inspectrice mal élevée vous aura dit d’un ton cassant : « Faites ce que je vous ordonne », qu’il faut paralyser l’émancipation économique de votre sexe. Le monde entier ne tourne pas autour de vos petits froissements personnels.

Certes, ce n’est pas moi qui vous conseillerais, même dans l’intérêt du féminisme, de courber la tête devant l’arrogance bourgeoise ; mais vous avez des moyens beaucoup plus dignes pour protester.

Entrez dans les groupements qui existent ; si ces groupements ne vous conviennent pas, faites en d’autres ; adressez des plaintes collectives contre telle ou telle. Le mécontentement des employés des postes a suffi pour renverser Symian2. Le vôtre, les fondements en étant judicieusement établis, aurait bien raison d’une inspectrice d’école. Tout au moins, tancées comme il convient par leurs chefs, ces dames adopteraient un ton mieux supportable.

Mais que voulez-vous que l’on pense de vous si, femmes, vous demandez à ne pas avoir pour chef d’autres femmes ? Les directeurs de l’enseignement auront pour leur personnel féminin un mépris mérité et lorsque vous formulerez des revendications, on négligera d’y faire droit.

Songez-y, Mesdames les institutrices, les individus sont souvent méconnus ; malgré de brillantes qualités, on les écrase ; mais une collectivité nombreuse n’a jamais que le sort qu’elle mérite.

Si vous voulez qu’on vous respecte, ayez de la dignité, sachez sacrifier le ressentiment d’un instant, si légitime soit-il, à l’intérêt supérieur de toute corporation, de tout un sexe.

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Notes de bas de page
1 L’Ecole maternelle.
2 Note de l’Editrice : Symian était ministre des postes lors de la grève de 1909. Cf.,  M-V Louis, Le droit de cuissage. p. 129- 130.

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