Louise Debor

Ibsen et le féminisme

La Fronde
16/06/1898

date de publication : 16/06/1898
mise en ligne : 25/10/2006
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Lorsque Maison de Poupée  inspirait un intérêt si passionné et si absorbant que les maîtresses de maison, soucieuses du « ton » de leur salon inscrivaient en note de leurs invitations : « On est prié de ne point parler de Maison de Poupée », ce n'était pas uniquement la puissance du réalisme ou l'énergie de « l'écriture » qui exaltaient à ce point les esprits.

On discutait la thèse du drame. On s'efforçait de trouver les larges « accords parfaits » qui auraient pu couronner le crescendo chromatique de cette intense crise d'âme, si l'auteur y avait consenti. Les uns s'insurgeaient contre la fuite de Nora; les autres la glorifiaient. Ou Nora n'était qu'une petite-bourgeoise névrosée, une sotte aggravée de littérature romantique, une personnalité agaçante, bref une « épouse » insupportable et une mère dénaturée, ou c'était la femme forte, soeur ennemie de celle de l'Ecriture, qui s'affranchit des tyrannies de l'homme, résiste aux lois faites par lui, et s'isole afin de prendre conscience d'elle-même et de poursuivre librement ses propres fins. Maison de Poupée  n'était  plus un drame domestique, d'un admirable relief psychologique mais un épisode décisif de la lutte éternelle des sexes. Ibsen était sacré champion de l'émancipation féminine.

Il faut convenir que le « beau geste » final de Nora prêtait aux plus excessives déclamations. La frémissante poupée de chair se congelait d'elle-même en « symbole »…

Il faut aujourd'hui renoncer à compter Ibsen parmi les apôtres du féminisme. Le toast qu'il porta aux femmes norvégiennes, dans une fête récente donnée en son honneur, modifiera l'opinion qu'on s'était faite de son ardeur revendicatrice.

En substance, voici ce qu'il répondit à celles qui le félicitaient de son attitude : « Je ne fais partie d'aucun comité féministe. Mes oeuvres ne sont point « tendancieuses ». Je suis plus poète que philosophe et je décline l'honneur d'avoir lutté consciemment pour la cause féministe. Je ne vois même pas clairement ce que peut être la cause féministe. Pour moi, il n'y a qu'une cause, la cause de l'humanité. Je m'efforce de dépeindre la nature humaine. Si j'y réussis, le lecteur m'enrichit de ses propres états d'âme. Ceux qui lisent sont les collaborateurs du poète, et sont souvent plus poètes que lui. Je considère comme un devoir d'élever le peuple par la culture intellectuelle. Mais avant qu'on puisse former l'homme, il faut former l'enfant. Et c'est à la mère qu'incombe la tâche d'éveiller chez l'enfant le goût de la culture intellectuelle et le respect de la discipline morale. Les femmes, comme mères et seulement comme telles peuvent et doivent résoudre le problème humain. »

Voici des paroles qui ne sentent point la poudre : harangue de banquet où l'on consolide l'ordre social  au cliquetis des coupes pleines ! Ibsen ne réclame pour les femmes que le droit... de continuer, comme le nègre1. Il leur enjoint  de filer la laine, au rythme des berceaux, et il verrouille le gynécée.

On me dit que, souriant dans son collier de barbe neigeuse, le Maître pinça gentiment
l'oreille mutine de Nora et la reconduisit, dûment sermonnée, à la porte du logis conjugal : « Petite fille, lui dit-il, votre babil d'oiseau fut très amusant. Forval lui-même  s'en égaya discrètement. Que nos formules barbares : « affranchissement individuel », « iniquité des lois », étaient plaisantes dans votre bouche mignonne, faite pour croquer des pralines ! Vous dansez joliment la tarentelle des idées. Mais, trêve de plaisanterie, il est temps de  reprendre au foyer votre place de petite fille assagie. Forval n'est plus fâché et vous tend des sucreries. Vos poupées, Emmy, Bob et Yvar, attendent le baiser du soir. Entrez vite et fermez bien la porte. »
  
Petite Nora, tenez-vous le pour dit. Votre père se moque des « théories individualistes » et il ne veut plus qu'on délaisse les berceaux. À moins que le bon géant polaire, aussi ingénu que le bonhomme Noël, ne soit  encore le plus délié des ironistes, aussi rusé compère que l'abbé Jérôme Coignard ; et qu'il se plaise à se payer les têtes chevelues et rebelles qui, à Paris, Berlin ou Christiania, le compromettent singulièrement.

Ibsen confiait un jour à M. Hugues Le Roux, qu'il ignorait ce qu'on entend par symbole et que Solness le constructeur 2n’est qu'une simple histoire d'Epinal : (j'exagère un peu, pour mon plaisir). Maintenant, il se défend de connaître le féminisme, se refuse à aider ces dames à passer la symbolique culotte qu'il leur a taillée de ses puissantes mains. On le croirait plus disposé à leur tailler désormais... des croupières.
Décidément, c'est M. Sarcey qui a raison : Ibsen est un fumiste.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice  Allusion à une phrase prêtée à Mac Mahon, lequel aurait dit à un major de promotion de St Cyr : «  C’est vous le nègre. Eh bien, continuez ».  
2 Ibid. Il s’agit d’une autre Pièce d’Ibsen. Le thème lui a semble t-il été inspiré par une rencontre en 1892 avec une certaine Emilie Bardach, jeune fille viennoise de dix-huit ans. Dans une correspondance  publiée pas son ami Julius Elias, de son état expert en littérature, Ibsen écrivit :  Savez-vous que j'ai déjà en tête ma prochaine pièce [Solness le constructeur], dans ses grands traits, bien entendu. Mais j'y vois au moins clairement une chose - qui vient de ma propre expérience vécue - un personnage féminin. Extrêmement intéressant - extrêmement intéressant.” Et il me raconta qu'il avait rencontré au Tyrol une jeune personne originaire de Vienne, où elle vivait avec sa mère, une jeune fille au caractère très particulier. Elle avait immédiatement fait de lui son confident. Et l'objet principal de ces confidences consistait à affirmer que le mariage avec un beau jeune homme comme il faut ne l'intéressait pas, que probablement même, elle ne se marierait jamais. Ce qui la tentait, la fascinait et dont elle tirait son plaisir, c'était l'idée d'attirer à elle des hommes mariés à d'autres femmes. C'était un petit être diaboliquement destructeur, qui lui faisait souvent l'effet d'un jeune rapace prêt à fondre joyeusement sur lui, comme sur l'une de ses proies. Il avait étudié son personnage avec beaucoup, beaucoup d'attention. Mais avec lui, elle n'était parvenue à rien. “Elle ne m'a pas attrapé, c'est moi qui ai mis la main sur elle - pour un nouvel ouvrage. Et je suppose qu'elle se console avec quelqu'un d'autre.” In., Michael Meyer, Henrik Ibsen - Une biographie, Oslo 1971, pp. 632.

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